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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE KEKİL DEMİREL c. TURQUIE
(Requête no 48581/99)
ARRÊT
STRASBOURG
11 avril 2006
DÉFINITIF
11/07/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kekil Demirel c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
R. Türmen,
M. Pellonpää,
R. Maruste,
Mme L. Mijović,
M. J. Šikuta, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 21 mars 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 48581/99) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Kekil Demirel (« le requérant »), a saisi la Cour le 14 mai 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, est représenté par Me N. Değirmenci, avocat à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par son agent.
3. Le 4 juillet 2000, la quatrième section a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le grief tiré de l’article 3 de la Convention au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l’article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l’affaire.
4. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Le requérant est né en 1956 et réside à Bergama.
A. L’arrestation et la garde à vue du requérant
6. Le 17 juillet 1998, dans le cadre des opérations menées par la police d’İzmir, le requérant fut arrêté et placé en garde à vue dans les locaux de la Direction de sûreté d’İzmir. Il était soupçonné d’appartenir à une organisation armée d’extrême gauche, nommée « organisation de la restructuration du parti communiste » (Komünist Parti İnşa Örgütü).
7. Le jour de son arrestation, le requérant fut d’abord examiné par un médecin légiste. Dans son rapport, le médecin constata la présence des traces suivantes sur le corps de l’intéressé : des traces de menottes sur les poignets, des égratignures sur la partie extérieure du genou droit et sur la partie intérieure de la cheville gauche. Le requérant fut ensuite amené à la section anti-terroriste de la Direction de sûreté de Bozkaya où il fut placé dans une cellule.
8. A la fin de sa garde à vue, le 23 juillet 1998, le requérant fut examiné par le médecin légiste du bureau médico-légal d’İzmir dont le rapport fait état d’égratignures sur les deux coudes, d’une zone d’ecchymose d’un cm de long et 0,3 cm de large sur la partie supérieure extérieure du bras droit, ainsi que d’une éraflure croûteuse d’un cm de long à l’arrière du pied droit. Le médecin légiste précisa que, malgré les déclarations de l’intéressé selon lesquelles il aurait subi des électrochocs sur ses organes génitaux et ses orteils lors de la garde à vue, aucune lésion justifiant cette affirmation ne fut décelée à l’hôpital d’İzmir où il fut transféré. Il ajouta dans son rapport qu’une biopsie était nécessaire afin de repérer de telles traces. Le médecin nota également que l’état du requérant ne nécessitait pas un arrêt de travail.
9. Le 23 juillet 1998, après l’avoir entendu, le juge assesseur de la cour de sûreté d’İzmir ordonna la mise en détention provisoire du requérant. Il fut placé à la maison d’arrêt de Bergama.
10. Le médecin de la maison d’arrêt qui examina le requérant le 25 juillet 1998 constata les traces suivantes sur son corps : une lésion croûteuse de 1 x 2 cm de large sur le talon du pied droit, deux érosions de 1 x 2 cm de large sur la partie supérieure du pied gauche, sensibilité dans la région droite des lombes.
B. Procédure pénale engagée contre le requérant
11. Par un acte d’accusation présenté le 17 août 1998, le procureur de la République près de la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir accusa le requérant d’être membre d’une organisation armée. Il requit sa condamnation en vertu de l’article 168 § 2 du code pénal, réprimant l’appartenance à une bande armée.
12. Par un arrêt du 14 décembre 2000, la cour de sûreté de l’Etat d’İzmir déclara le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à une peine d’emprisonnement de douze ans et 6 mois.
13. Suite à une grève de la faim, le requérant, atteint de la maladie de Wernicke Korsakoff, fut mis en liberté conditionnelle le 1er octobre 2002 pour des raisons de santé.
C. Procédure pénale engagée contre les membres des forces de sécurité
14. Sur dénonciation du rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme des Nations Unis quant aux mauvais traitements qu’auraient subis le requérant et ses co-détenus, le parquet d’İzmir rendit, le 11 septembre 1998, une ordonnance de non-lieu, statuant sur dossier et estimant qu’il n’existait aucun élément de preuve en l’absence d’une plainte de la part des éventuelles victimes. Cette ordonnance ne fut pas notifiée au requérant.
15. Le 22 septembre 1998, l’avocat du requérant porta plainte auprès du procureur de la République d’İzmir contre les agents de police responsables de l’interrogatoire de son client lors de sa garde à vue. Il leur reprocha d’avoir infligé de mauvais traitements à ce dernier afin de lui extorquer des aveux. Il soutint notamment que, lors de sa garde à vue, le requérant avait été battu, menacé, qu’il avait subi des électrochocs et des jets d’eau à haute pression.
16. Le 12 octobre 1998, le parquet d’İzmir rendit une ordonnance de non-lieu au motif qu’il n’y avait pas de preuves suffisantes à l’appui des allégations selon lesquelles les traces constatées sur le corps du requérant avaient été causées par lesdits policiers. Cette ordonnance fut notifiée au conseil du requérant le 16 novembre 1998.
17. L’avocat du requérant fit opposition devant le président de la cour d’assises de Karşıyaka contre l’ordonnance de non-lieu. Par une décision rendue le 11 décembre 1998 et notifiée au conseil du requérant le 25 décembre 1998, le président de la cour d’assises rejeta cette opposition.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS À L’ÉPOQUE DES FAITS
18. Le code pénal turc réprime les actes de torture (article 243) et les mauvais traitements (article 245) infligés par un agent public. Les procureurs ont le devoir d’examiner les allégations d’infractions graves qui parviennent à leur connaissance, même en l’absence de plainte.
19. L’article 135 alinéa a) du code de procédure pénale interdit également la pratique de la torture et de toute autre sorte de mauvais traitements aux fins de l’extorsion d’aveux.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION
20. Le requérant se plaint qu’il a été soumis à des mauvais traitements pendant sa garde à vue et allègue à cet égard la violation de l’article 3 de la Convention, qui est ainsi libellé :
« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants. »
A. Sur la recevabilité
21. Le Gouvernement soulève une exception d’irrecevabilité tirée du non respect du délai de six mois prévu par l’article 35 § 1 de la Convention. Il estime que ce délai a commencé à courir à partir de la date de la première ordonnance de non-lieu rendue par le parquet d’İzmir, à savoir le 11 septembre 1998.
22. Le requérant conteste cette exception.
23. La Cour ne saurait accueillir cette exception, puisque la première enquête du parquet invoquée par le Gouvernement ne constituait pas un recours susceptible de déclencher le délai de six mois, ce pour deux motifs : premièrement, cette enquête était dénuée de toute efficacité dans l’absence totale de contradictoire ; deuxièmement, l’issue de la même enquête n’a pas été notifiée au requérant (voir, mutatis mutandis, Baghli c. France, no 34374/97, § 31, CEDH 1999-VIII).
24. La Cour constate en outre que le grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. La Cour relève par ailleurs que celui-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité. Il convient donc de déclarer le restant de la requête recevable.
B. Sur le fond
25. Le Gouvernement soutient que les allégations de torture et de mauvais traitements formulées par le requérant sont dénuées de fondement. Il est d’avis que les rapports médicaux des 23 et 25 juillet 1998 ne faisaient que confirmer les petites lésions retrouvées sur le corps du requérant le 17 juillet 1998, juste au début de sa garde à vue.
26. Le requérant soutient que, lors de sa garde à vue, les policiers lui administrèrent des jets d’eau à haute pression, le battirent et le menacèrent. Ils lui auraient infligé des électrochocs sur les organes génitaux et les orteils.
27. La Cour rappelle que lorsqu’une personne est blessée au cours d’une garde à vue, alors qu’elle se trouve entièrement sous le contrôle de fonctionnaires de police, toute blessure survenue pendant cette période donne lieu à de fortes présomptions de fait (voir Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 100, CEDH 2000-VII). Il incombe donc au Gouvernement de fournir une explication plausible sur les origines des blessures en question et de produire des preuves établissant des faits qui font peser un doute sur les allégations de la victime, notamment si celles-ci sont étayées par des pièces médicales (voir, parmi d’autres, Selmouni c. France [GC], no 25803/94, § 87, CEDH 1999-V, Berktay c. Turquie, no 22493/93, § 167, 1er mars 2001, et Altay c. Turquie, no 22279/93, § 50, 22 mai 2001).
28. Dans la présente affaire, la Cour observe que les rapports médicaux des 23 et 25 juillet 1998, préparés suite aux examens du requérant après sa garde à vue, indiquent des traces bien différentes que celles mentionnées dans le rapport médical du 17 juillet 1998, issu de l’examen médical effectué au début de la garde à vue. Les traces constatées dans les rapports des 23 et 25 juillet 1998 correspondent en grande partie à celles qu’auraient laissé les traitements décrits par le requérant devant le parquet et la Cour. Il est vrai qu’aucune trace établissant les prétendus électrochocs n’a été décelée dans lesdits rapports médicaux. Cependant, il ne ressort pas du dossier non plus que la biopsie demandée le 23 juillet 1998 par le médecin légiste afin de déceler les éventuelles traces des électrochocs allégués ait été effectuée par la suite et/ou ses résultats aient été pris en considération par le parquet.
29. Au vu de l’ensemble de ces éléments soumis à son appréciation et du fait que le Gouvernement n’a fourni aucune explication plausible, la Cour juge établi en l’espèce que les séquelles relevées dans les rapports médicaux des 23 et 25 juillet 1998 ont pour origine un traitement inhumain dont le Gouvernement porte la responsabilité.
30. La Cour conclut donc qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
31. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
32. Le requérant réclame 50 000 euros (EUR) au titre du préjudice moral qu’il aurait subi, d’une part, pour les incidents faisant l’objet de cette requête, d’autre part, pour les conditions de son emprisonnement suite à sa condamnation. Il laisse à l’appréciation de la Cour le dédommagement de son préjudice matériel.
33. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
34. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour ne saurait déceler aucun lien de causalité direct entre la violation constatée de l’article 3 de la Convention et un préjudice matériel quelconque. Il n’y a donc pas lieu d’accorder une indemnité à ce titre.
35. Quant au dommage moral, la Cour estime que celui-ci ne peut se rapporter qu’à la violation constatée. Elle considère sur ce point que la victime a sans nul doute souffert des suites de cette violation de la Convention. La Cour évalue ce préjudice moral en équité à 12 000 EUR.
B. Frais et dépens
36. Le requérant demande également 3 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et la Cour.
37. Le Gouvernement, en l’absence de justificatifs, juge ces prétentions excessives.
38. Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux. En l’espèce et compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 1 500 EUR tous frais confondus et l’accorde au requérant, moins les 630 EUR versés par le Conseil de l’Europe au titre de l’assistance judiciaire.
C. Intérêts moratoires
39. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le restant de la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 3 de la Convention ;
3. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 12 000 EUR (douze mille euros) pour dommage moral ;
ii. 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, moins les 630 EUR (six cent trente euros) perçus au titre de l’assistance judicaire ;
iii. plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
4. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 11 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président