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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
4.4.2006
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE DEMIR c. FRANCE

(Requête no 3041/02)

ARRÊT

STRASBOURG

4 avril 2006

DÉFINITIF

04/07/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Demir c. France,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. I. Cabral Barreto, président,
J.-P. Costa,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mars 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 3041/02) dirigée contre la République française et dont Dominique Demir (de nationalité française), Aydin et Ismaïl Demir (de nationalité allemande), Adem, Nejla, Ayahn, Aysel, Gülfuz et Suna Demir (de nationalité turque) et Kémal Demir (de nationalité autrichienne) (« les requérants »), ont saisi la Cour le 4 janvier 2002 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Maître Véronique Gramond, avocate à Paris. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par Mme Edwige Belliard, directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.

3. Le 15 mars 2005, la Cour a décidé de communiquer la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé qu’elle se prononcerait en même temps sur la recevabilité et le fond.

EN FAIT

LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

4. Les requérants sont nés respectivement en 1956, 1968, 1960, 1961, 1953, 1971, 1966, 1931, 1950 et 1960 et résident en France, en Allemagne et en Turquie.

5. Leur requête concerne la situation de leur père et époux, Monsieur Ibrahim Demir, né en 1931 en Turquie et qui travailla en France de 1973 à 1980, date de la reconnaissance de son invalidité en raison de troubles cardiaques. Monsieur Demir est retourné vivre dès 1982 en Turquie mais a souhaité, à partir de 1987, revenir régulièrement en France pour se faire soigner. Il ressort du dossier que les autorités françaises ont refusé en octobre 1987 et juin 1988 de lui délivrer un visa d’entrée sur le territoire français. Monsieur Ibrahim Demir décéda en Turquie le 5 août 1988 d’un infarctus.

6. Le 26 octobre 1988, la veuve et les enfants de Monsieur Demir présentèrent un recours préalable en indemnisation au ministre des Affaires étrangères qui le rejeta par une décision du 23 mars 1989.

7. Par une requête du 13 mai 1989, les requérants saisirent le tribunal administratif de Paris en vue de voir déclarer l’Etat responsable du préjudice causé par le décès de Monsieur Demir et de se voir attribuer une somme de 140 000 francs. Par un jugement du 1er décembre 1994, notifié aux requérants le 12 mai 1995, le tribunal administratif de Paris rejeta leur requête considérant

« qu’il ne résulte pas de l’instruction que la circonstance, à la supposer établie, que les décisions de refus de visa opposées à Monsieur Demir aient été illégales, ne suffit pas, en l’espèce, à établir un lien direct de causalité entre ces décisions et le décès de Monsieur Demir ; que dès lors, Madame Demir n’est pas fondée à demander la condamnation de l’Etat ».

8. Par une requête du 29 juin 1995, les requérants saisirent la cour administrative d’appel de Paris. Par un arrêt du 5 mai 1998, la cour annula le jugement au motif qu’aucun texte n’attribuait compétence au tribunal administratif pour connaître d’un « litige relatif à la réparation des préjudices allégués, causés par les décisions des autorités consulaires françaises en Turquie refusant la délivrance d’un visa à Monsieur Demir ». Elle renvoya les requérants devant le Conseil d’Etat, directement compétent en vertu des dispositions du code des tribunaux administratifs et des cours administratives d’appel puisque le litige est né « hors de la juridiction des tribunaux administratifs ».

9. La requête fut enregistrée au Conseil d’Etat le 3 juin 1998. Par un arrêt du 28 juillet 2000, notifié aux requérants le 23 août 2000, le Conseil d’Etat annula l’arrêt de la cour administrative du 5 mai 1998 et renvoya les parties devant la cour administrative d’appel de Paris estimant que :

« un tel litige relève, par sa nature, de la compétence du juge de droit commun du contentieux administratif (...) que dès lors, la cour administrative de Paris était compétente pour connaître de l’appel formé contre le jugement entrepris ».

10. La requête fut à nouveau enregistrée à la cour administrative d’appel de Paris le 30 août 2000. Par un arrêt du 5 décembre 2000, la cour rejeta la requête des requérants considérant :

« qu’il résulte de l’instruction que compte tenu de l’imprécision des informations données à la cour sur la gravité de l’état de santé de Monsieur Demir, sur l’urgence et la nécessité pour lui d’un examen médical en France et enfin sur l’absence en Turquie de personnel médical et d’équipements de soins de nature à offrir à l’intéressé un traitement adapté à son état, les consorts Demir n’établissent pas que les autorités consulaires françaises, aient commis une faute en refusant à deux reprises à Monsieur Demir un visa d’entrée sur le territoire ».

11. Par une requête du 5 février 2001, et considérant que la cour administrative d’appel avait fondée sa décision sur des faits matériellement inexacts et qu’elle avait commis une erreur manifeste d’appréciation, les requérants se pourvurent en cassation. Ils contestèrent également la durée de la procédure suivie jusqu’alors. Par un arrêt du 24 octobre 2001, notifié aux requérants le 16 novembre 2001, le Conseil d’Etat rejeta la requête des consorts Demir considérant « qu’aucun [des] moyens n’est de nature à permettre l’admission de la requête ».

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION

12. Les requérants allèguent que la durée de la procédure a méconnu le principe du « délai raisonnable » tel que prévu par l’article 6 § 1 de la Convention, ainsi libellé :

« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »

13. Le Gouvernement relève que l’instance engagée par les requérants présentait une question particulièrement complexe relative à la compétence au sein des juridictions administratives. Toutefois, il admet que la complexité de l’affaire n’explique pas complètement la durée de la procédure et s’en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier cette durée.

14. La période à considérer a débuté le 26 octobre 1988, date du recours préalable, et s’est terminée le 16 novembre 2001 par l’arrêt du Conseil d’Etat. Elle a donc duré plus de 13 années, pour une demande préalable et cinq instances.

A. Sur la recevabilité

15. Le gouvernement ne soulève aucune exception d’irrecevabilité.

16. La Cour constate que ce grief n’est pas manifestement mal fondé au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Elle relève en outre qu’il ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

17. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement des requérants et celui des autorités compétentes ainsi que l’enjeu du litige pour les intéressés (voir, parmi beaucoup d’autres, Frydlender c. France [GC], no 30979/96, § 43, CEDH 2000-VII).

18. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celle du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Frydlender précité).

19. La Cour constate que des retards ne sont pas imputables au requérant, notamment s’agissant du délai de six ans entre la saisine du tribunal administratif, le 13 mai 1989, et la notification du jugement aux requérants le 12 mai 1995, ainsi que du délai de presque trois ans entre la saisine de la cour administrative d’appel le 29 juin 1995 et l’arrêt du 5 mai 1998. Elle précise que l’instance devant le tribunal administratif ne traitait pas de la question particulièrement complexe, au sens du Gouvernement, de la compétence au sein des juridictions administratives. Cet argument ne permet donc d’expliquer une telle durée. Par ailleurs, la Cour note que le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour quant à l’appréciation de la durée globale. Compte tenu de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime qu’en l’espèce la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à l’exigence du « délai raisonnable ».

Partant, il y a eu violation de l’article 6 § 1.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 2 ET 14 DE LA CONVENTION ET DE L’ARTICLE 2 DU PROTOCOLE No 4

20. Les requérants allèguent que le refus opposé par les autorités françaises à la venue de Monsieur Ibrahim Demir pour se faire soigner en France a porté atteinte à son droit de recevoir des soins appropriés, de choisir son médecin traitant et a aggravé sa pathologie. Ils considèrent que le seul critère d’extranéité ne peut suffire à justifier l’entrave au droit de recevoir des soins et constitue par conséquent une discrimination. Ils invoquent à cet effet les articles 2 et 14 de la Convention et l’article 2 du protocole No 4 à la Convention, la partie pertinente desquels est ainsi respectivement libellée :

« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi. (...) »

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

« 1. Quiconque se trouve régulièrement sur le territoire d’un Etat a le droit d’y circuler librement et d’y choisir librement sa résidence.

2. Toute personne est libre de quitter n’importe quel pays, y compris le sien.

3. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au maintien de l’ordre public, à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui.

4. Les droits reconnus au paragraphe 1 peuvent également, dans certaines zones déterminées, faire l’objet de restrictions qui, prévues par la loi, sont justifiées par l’intérêt public dans une société démocratique. »

21. Concernant la protection du droit à la vie, la Cour considère que les requérants ont soulevé ce grief en substance devant les juridictions nationales. En effet, les requérants ont engagé une action en responsabilité de l’Etat, en raison du refus des autorités françaises d’attribuer un visa à Monsieur Demir et de l’aggravation de sa santé puis de son décès qui en serait résulté. Or, il convient de constater que les juridictions saisies, tribunal administratif et cour administrative d’appel, ont considéré que les requérants n’apportaient aucun élément suffisant à établir un lien de causalité directe entre les décisions et le décès et que, par conséquent, aucune faute ne pouvait être reprochée aux autorités ayant refusé un visa d’entrée à Monsieur Demir sur le territoire français. La Cour ne voit dans ce constat d’absence d’un tel lien de causalité aucune apparence d’arbitraire et conclut donc que l’Etat n’a pas failli à son obligation positive de protéger le droit à la vie. Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

22. S’agissant du grief tiré de l’article 2 combiné avec l’article 14 de la Convention, les requérants ne l’ont pas soulevé devant les juridictions internes. Il s’ensuit que cette partie du grief doit être rejetée pour non-épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

23. Les requérants se plaignent également, sous l’angle de l’article 2 du protocole No 4, du refus de délivrance des visas et de l’entrave à la liberté de circulation qui en résulte. La Cour constate que cet article ne peut trouver à s’appliquer en l’espèce dans la mesure où s’il autorise effectivement une personne à circuler librement sur le territoire d’un Etat (alinéa 1) et à quitter n’importe quel pays (alinéa 2), il ne confère pas de droit pour les individus d’obtenir un visa permettant le séjour dans un Etat. Il ne saurait donc être reproché aucun manquement à une obligation issue de la Convention à l’Etat concerné. Il s’ensuit que cette partie du grief est incompatible ratione materiae avec les dispositions de la Convention et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 8 ET 14 DE LA CONVENTION

24. Les requérants se plaignent enfin du fait que le refus de visa opposé à Ibrahim Demir, qui devait lui permettre de venir se faire soigner en France et d’y séjourner chez son fils, Dominique Demir, a porté atteinte au développement des relations entre le père et son fils à un moment où ces relations s’avéraient essentielles. Ils invoquent à cet effet les articles 8 et 14 (précité) de la Convention. L’article 8 est ainsi libellé dans sa partie pertinente :

« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, (...).

2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, (...) au bienêtre économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

25. La Cour constate d’emblée que les requérants n’ont pas soulevé ce grief devant les juridictions internes. Il s’ensuit que ce grief doit être déclaré irrecevable pour non épuisement des voies de recours internes, en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.

IV. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

26. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

27. Les requérants réclament 7 000 euros (EUR) pour chacun d’eux au titre du préjudice moral qu’ils auraient subi.

28. Le Gouvernement conteste ces prétentions et propose la somme globale de 11 000 EUR au titre de la satisfaction équitable.

29. La Cour estime que le prolongement de la procédure litigieuse au-delà du « délai raisonnable » a causé aux requérants un tort moral certain justifiant l’octroi d’indemnité. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle alloue à chacun d’eux 3 000 EUR à ce titre.

B. Frais et dépens

30. Les requérants demandent également 5 150 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et 2 400 EUR pour ceux encourus devant la Cour.

31. Le Gouvernement conteste ces prétentions et propose, sous réserve de la production de justificatifs et du caractère raisonnable des honoraires, le versement de la somme de 2 000 EUR à chacun des requérants.

32. La Cour rappelle que, lorsqu’elle constate une violation de la Convention, elle peut accorder le paiement des frais et dépens exposés devant les juridictions internes, mais uniquement lorsqu’ils ont été engagés « pour prévenir ou faire corriger par celles-ci ladite violation » (voir, notamment, l’arrêt Zimmermann et Steiner c. Suisse du 13 juillet 1983, série A no 66, § 36). La Cour concluant exclusivement à une violation du droit des requérants à voir leurs causes entendues dans un « délai raisonnable », tel n’est à l’évidence pas le cas en l’espèce s’agissant des frais et dépens engagés devant les juridictions internes. Il y a donc lieu de rejeter cette partie des prétentions des requérants. S’agissant des frais encourus devant elle, la Cour estime la demande des requérants raisonnable. En conséquence, elle décide d’allouer la somme de 2 400 EUR conjointement à ce titre.

C. Intérêts moratoires

33. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare, la requête recevable quant au grief tiré de la durée excessive de la procédure et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit, qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;

3. Dit,

a) que lEtat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention,

(i) 3 000 EUR (trois mille euros) à chaque requérant pour dommage moral et

(ii) 2 400 EUR (deux mille quatre cents euros) conjointement aux requérants pour frais et dépens,

(iii) plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

4. Rejette, la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé I. Cabral Barreto
Greffière Président