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DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE BODUR ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 42911/98)

ARRÊT

STRASBOURG

4 avril 2006

DÉFINITIF

04/07/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Bodur et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
R. Türmen,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
Mme D. Jočienė,
M. D. Popović, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 14 mars 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 42911/98) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet Etat, Mmes Zeynure Çağlayan, Ayla Üge et M. Özdemir Bodur (« les requérants »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 21 juillet 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me Suat Sert, avocat à Izmir. Dans la présente affaire, le Gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Invoquant l’article 1 du Protocole no 1 de la Convention, les requérants se plaignaient notamment du retard pris par l’Etat dans le paiement d’une indemnité complémentaire d’expropriation, assortie d’intérêts moratoires insuffisants par rapport au taux d’inflation très élevé en Turquie.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5. La requête a été attribuée à la première puis à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 17 janvier 2002, celle-ci a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement.

6. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

7. Par une lettre du 17 mars 2005, la Cour (deuxième section) a informé les parties qu’elle se prononcerait, en application de l’article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. En 1991, la Direction générale des routes nationales (« la direction ») procéda à l’expropriation d’un terrain appartenant aux requérants et sis à Izmir, pour la construction d’une voie périphérique.

9. Les requérants, en désaccord avec le montant payé par la direction, introduisirent un recours en augmentation de l’indemnité d’expropriation auprès du tribunal de grande instance d’Izmir (« le tribunal »).

10. Le jugement rendu par le tribunal le 29 novembre 1993 fut infirmé par la Cour de cassation et le dossier, renvoyé devant la première instance.

11. Le 30 octobre 1995, après s’être corrigé, le tribunal donna gain de cause aux requérants et leur accorda une indemnité complémentaire de 6 705 000 000 anciennes livres turques (TRL) au total. Cette somme était assortie d’intérêts moratoires simples, à calculer à partir de la date de cession du terrain à la direction, à savoir le 4 décembre 1992.

12. La Cour de cassation confirma ce jugement le 5 mars 1996.

13. L’indemnité complémentaire, majorée des intérêts moratoires, fut versée aux requérants le 26 janvier 1998, date à laquelle le montant s’élevait à 17 370 029 000 TRL.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

14. Pour le droit et la pratique internes pertinents en matière d’expropriation, voir Akkuş c. Turquie (arrêt du 9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, pp. 1305-1306, §§ 13-16) et Aka c. Turquie (arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998VI, pp. 26742676, §§ 17-25).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1

15. Dénonçant l’insuffisance du taux des intérêts moratoires appliqué à l’indemnité complémentaire d’expropriation jugée en l’espèce ainsi que le retard mis par l’administration expropriante à s’acquitter de cette somme, les requérants se disent victime d’une violation de l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

A. Sur la recevabilité

16. Selon le Gouvernement, les requérants n’ont pas épuisé, comme l’exige l’article 35 § 1 de la Convention, les voies de recours internes, faute d’avoir correctement exercé le recours prévu par l’article 105 du code des obligations. La réparation des prétendues pertes à raison du paiement tardif aurait été possible si les intéressés avaient exercé ce recours et établi l’existence d’un dommage allant au-delà de celui compensé par les intérêts moratoires.

17. La Cour rappelle qu’elle a rejeté une exception semblable dans l’affaire Aka (précité, pp. 26782679, §§ 34-37). Elle n’aperçoit aucun motif de déroger à sa précédente conclusion et rejette donc l’exception du Gouvernement.

18. La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Akkuş, précité) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que la requête doit faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en effet que celle-ci ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

19. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Akkuş, précité, p. 1317, § 31, et Aka, précité, p. 2682, §§ 50-51).

20. La Cour a examiné les circonstances de l’espèce et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate que le retard pris dans le paiement de l’indemnité complémentaire accordée par les juridictions internes est imputable à l’administration expropriante, qui a fait subir aux propriétaires un préjudice distinct s’ajoutant à l’expropriation de leur bien. C’est ce retard, doublé de la durée effective totale de la procédure en question, qui amène la Cour à considérer que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde du droit au respect des biens.

21. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

22. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommages et frais et dépens

23. Dans leurs observations écrites du 10 avril 2002, les requérants déclarent maintenir leurs prétentions au titre du dommage matériel telles que formulées dans leur requête initiale. Ainsi, ils réaffirment devoir être dédommagé pour un préjudice matériel qu’ils évaluent à 698 074 dollars américains (USD), somme équivalente à environ 570 471 euros (EUR).

Dans leur formulaire de requête, ils réclamaient en outre la réparation de leur dommage moral, sans pour autant le chiffrer.

24. Le Gouvernement estime ces demandes non justifiées et prie la Cour de considérer que, si elle estimait devoir allouer une satisfaction, celle-ci devrait être équitable et ne devrait, en aucun cas, constituer une source d’enrichissement sans cause.

25. Considérant le mode de calcul adopté dans l’arrêt Akkuş (précité, p. 1311, §§ 35-36 et 39) et à la lumière des données économiques pertinentes, la Cour accorde aux requérants, au titre du dommage matériel, 127 342 EUR.

26. Quant au préjudice moral, elle estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.

27. En l’absence d’une demande de satisfaction équitable à titre de frais et dépens, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’octroyer une somme à ce titre.

B. Intérêts moratoires

28. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral ;

4. Dit

a) que lEtat défendeur doit verser aux requérants conjointement, pour dommage matériel, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 127 342 EUR (cent vingt-sept mille trois cent quarante-deux euros), plus tout montant pouvant être dû au titre de taxes exigibles au moment du versement, cette somme étant à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 4 avril 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président