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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE PERK ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 50739/99)
ARRÊT
STRASBOURG
28 mars 2006
DÉFINITIF
28/06/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Perk et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
V. Butkevych,
M. Ugrekhelidze,
Mmes E. Fura-Sandström,
D. Jočienė, juges,
et de M. S. Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 8 mars 2005 et le 7 mars 2006,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 50739/99) dirigée contre la République de Turquie et dont trois ressortissants de cet Etat, Mme Gezer Perk, M. Celal Korkulu et M. Veysel Akpınar (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme le 18 août 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés par Me B. Aşçı, avocat à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.
3. Les requérants alléguaient en particulier que leurs proches avaient été tués lors d’une opération de police, à la suite d’un recours excessif à la force meurtrière.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date de l’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section remaniée en conséquence (article 52 § 1).
7. Par une décision du 8 mars 2005, la Cour a déclaré la requête recevable.
8. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. Les requérants, Mme Perk, M. Korkulu et M. Akpınar, sont nés respectivement en 1940, 1965 et 1966, et résident à Istanbul. La première requérante est la mère de Fuat Perk, le deuxième requérant le frère de Ayten Korkulu et le troisième requérant le frère de Meral Akpınar. Fuat Perk, Ayten Korkulu et Meral Akpınar sont décédés le 9 février 1996, lors d’une opération dirigée contre le DHKP-C (Parti / Front révolutionnaire de la libération du peuple), mouvement radical armé d’extrême gauche.
1. L’intervention armée de la police et l’instruction préliminaire
10. Le 9 février 1996, à 12 h 30, une équipe de quinze policiers rattachés à la section de lutte contre le terrorisme de la direction de la sûreté d’Istanbul, munis de casques et de gilets pare-balles, intervint aux abords d’un appartement situé au deuxième étage d’un immeuble sis à Bahçelievler (Istanbul). A l’issue d’un affrontement armé, Fuat Perk, Ayten Korkulu et Meral Akpınar décédèrent sur place.
11. Selon le Gouvernement, cette opération a été menée à la suite des dénonciations d’un membre de l’organisation incriminée, T.Ç., qui avait été arrêté le jour même. Celui-ci aurait indiqué l’adresse de l’appartement en question et déclaré que les trois personnes précitées allaient perpétrer une attaque armée le 9 février.
12. Le même jour, à 14 h 10, un procès-verbal d’état des lieux fut établi par M. Erdoğan, procureur de la République, M. Kaçaroğlu, chef de la direction de la sûreté de Bahçelievler, et Mme Ağca, secrétaire. Ce document indiquait :
« Le 9 février 1996, (...) compte tenu de l’information selon laquelle il y avait eu entre des terroristes et des policiers un affrontement armé à l’issue duquel trois terroristes, dont deux femmes et un homme, avaient été tués (...), le procureur de la République de garde (...), le médecin légiste, la secrétaire (...) [et] l’assistant du médecin légiste (...) se sont rendus sur place. Les faits se sont produits au deuxième étage de la résidence (...) Ont été découvertes : cinq traces [d’impact] de balles sur le mur de gauche, à l’entrée de l’appartement ; toujours à gauche, sur le mur séparant les toilettes et la cuisine, six traces de balles (...) ; sur le sol de l’entrée et du salon, plusieurs cartouches vides de 6 mm (...). (...) [I]l y avait une grande chambre à droite, mais les affaires s’y trouvant étaient en désordre ; à gauche, il y avait un coin servant de cuisine (...), un petit hall donnant sur la salle de bains, une chambre et, en face, une autre chambre. Sur le mur de ce hall, six impacts de balles (...) Les corps des défunts se trouvaient dans la chambre située à gauche ; seize traces de balles ont été découvertes sur la porte de la chambre (...) Juste sous la porte, il y avait de nombreuses cartouches de balles. Toujours dans la chambre, neuf traces de balles ont été relevées sur le mur de droite, douze sur le mur près de la fenêtre et vingt-cinq sur celui opposé à la porte ; les balles en question proviennent d’armes à canon long (...) Le corps de l’une des femmes a été retrouvé près de la chaîne hi-fi ; il y avait sous sa main un revolver. L’autre femme était sur le fauteuil, à plat ventre, et elle avait un revolver à la main. Le corps de l’homme se trouvait sur le divan situé en face de la porte (...), avec un revolver juste sous la main gauche, [et un autre] sous la main droite. Sur le mur, derrière la porte d’entrée, il y avait onze traces de balles. Il a été constaté que la terroriste, identifiée comme étant Meral Akpınar, et dont il a été remarqué (voir ci-dessus) qu’elle avait une arme près de la main droite, en avait également une à sa gauche. Toujours dans la chambre, une pièce de tissu portant le symbole de l’organisation DHKP-C a été découverte. Plusieurs cartouches vides ont aussi été retrouvées sur le sol (...) »
13. Le même jour, à 14 h 30, un rapport préliminaire d’autopsie fut établi sur les lieux par M. Erdoğan, le Dr Çin, médecin, M. Kasacı, son assistant, M. Kaçaroğlu ainsi que Mme Ağca. D’après ce procès-verbal, cinq revolvers de calibre 7,65 mm et 9 mm et dix cartouches vides avaient été retrouvés sur les lieux. Sept entrées et sorties de balles avaient été relevées sur le corps de Fuat Perk, vingt et une sur celui de Meral Akpınar, et cinq sur celui de la personne non identifiée (Ayten Korkulu). D’après le médecin, les décès étaient survenus trois ou quatre heures avant l’examen. Il fut décidé de procéder à une autopsie approfondie des trois corps.
14. Vers 18 heures, deux policiers recueillirent les dépositions de deux résidentes de l’immeuble ainsi que du concierge. Le premier témoin, Mme M.E., une résidente, déclara avoir entendu « Rendez-vous ! Police ! ». Ensuite, l’avertissement avait été réitéré à trois reprises. Quelques minutes plus tard, elle avait entendu des coups de feu et des bruits. Le deuxième témoin, Mme F.Y., affirma que, le 9 février 1996, à midi, elle attendait l’arrivée de son enfant. Vers 12 h 30, des policiers en tenue civile avaient emmené son enfant et lui avaient dit de ne pas ouvrir la porte. Ensuite, elle avait entendu « Rendez-vous ! Police ! », puis, plus tard, « Vous êtes encerclés ! Sortez ! Police ! ». Quant au concierge, M. A.Y., il déclara avoir entendu les avertissements des policiers, auxquels il avait été répliqué « A bas le fascisme ! Vive la lutte révolutionnaire du peuple ! ». Les policiers avaient averti à nouveau en criant : « Police ! Sortez ! Jetez vos armes et livrez-vous ! ». Ensuite, A.Y. avait entendu les mots « Fascistes, allez-vous-en ! » provenant de l’intérieur, et, un peu plus tard, deux coups de feu, le bruit de la porte fracturée, puis plusieurs coups de feu.
15. Le 11 février 1996, trois médecins effectuèrent une autopsie classique sur les corps des défunts. D’après leurs conclusions, la mort de Fuat Perk était due à une hémorragie interne, celle de Meral Akpınar à une destruction des tissus cérébraux et à une hémorragie cérébrale et interne, et enfin celle d’Ayten Korkulu à une fracture des os crâniens, à une destruction des tissus cérébraux et à une hémorragie cérébrale, causées par des balles. Les médecins dénombrèrent sur le corps de Fuat Perk sept entrées et sorties de balles, sur celui de Meral Akpınar dix-neuf entrées et sorties de balles ainsi que trois égratignures de balles, et enfin sur celui d’Ayten Korkulu treize entrées et sorties de balles. Il s’avéra que ces balles avaient été tirées de loin, et il fut décidé de pratiquer un examen balistique sur les vêtements des défunts afin de déterminer la distance de tir. Trois rapports d’autopsie détaillés furent également versés au dossier.
16. Le 13 février 1996, le procureur de la République se rendit sur les lieux de l’incident, où des photographies furent prises.
17. Le même jour, le procureur de la République recueillit la déposition de Mmes M.E et F.Y., résidentes de l’immeuble, ainsi que de M. A.Y, le concierge. Tous trois déclarèrent avoir entendu les sommations des policiers. M. A.Y. précisa toutefois ne pas avoir entendu de bruit provenant de l’intérieur de l’appartement.
18. Le 16 février 1996, le laboratoire rattaché à la direction de la police criminelle d’Istanbul réalisa une expertise balistique des armes, douilles et balles retrouvées sur les lieux de la fusillade. Le rapport sur ces examens indiquait :
« (...) selon l’examen comparatif (...) des 117 douilles et 15 balles de calibre 9 mm et des 8 douilles de calibre 7,65 mm, découvertes sur les lieux de la fusillade (...) :
– 8 douilles de calibre 9 mm proviennent d’un revolver semi-automatique de marque Browning, de fabrication belge, tirant des balles de calibre 9 mm Parabellum (...)
– 5 douilles et une balle de calibre 9 mm proviennent d’un revolver semi‑automatique de marque Browning, de fabrication belge, tirant des balles de calibre type Browning long (...)
– 3 douilles de calibre 7, 65 mm proviennent d’un revolver semi-automatique de marque Beretta (...)
– 5 douilles de calibre 7, 65 mm proviennent d’un pistolet de marque Makarov (...)
– 104 douilles et 14 balles de calibre 9 mm proviennent des armes appartenant aux forces de sécurité (...) »
De même, il fut établi qu’un des revolvers retrouvés sur les lieux correspondait à l’arme ayant servi à tuer un fonctionnaire de police le 27 septembre 1995 et un civil le 3 décembre 1995.
19. Le 26 février 1996, l’avocat des requérants déposa au parquet de Bakırköy une demande d’examen balistique des vêtements des défunts, en vue de la détermination de la distance de tir.
20. Cet examen balistique, ordonné par le procureur de la République, fut effectué le 27 mars 1996. D’après le rapport daté du même jour, l’examen des orifices laissés par les balles montrait que celles-ci n’avaient pas été tirées à une distance de 35-40 cm, considérée comme une distance de tir proche pour les armes à canon court, ni d’une distance de 75-100 cm, considérée comme proche pour les armes à canon long. La distance ne pouvait pas être déterminée avec précision.
2. La procédure pénale diligentée à l’encontre des policiers
21. Dans le cadre de l’enquête pénale engagée d’office, les dépositions des policiers ayant participé à l’opération furent recueillies par le procureur de la République de Bakırköy.
22. Ş.K., le chef d’équipe de l’opération, déposa le 10 mai 1996. Il exposa comme suit les faits survenus après qu’il avait sécurisé l’immeuble :
« (...) j’ai moi-même frappé à la porte. J’ai signalé que nous étions de la police. Personne n’a ouvert la porte, mais il y a eu du vacarme et de la précipitation dans la pièce, et on a également entendu des slogans tels que « Vive DHKP ! Vive notre leader Dursun Karataş ! A bas les chiens fascistes ! Le DHKP ne peut pas se rendre ! ». Ils ont ouvert le feu. Sur ce, nous avons répété les sommations. Les mêmes slogans ont à nouveau été scandés. Nous avons fracturé la porte et avons pénétré dans l’appartement. Là, il y avait un couloir en « L » d’environ 30‑35 m de long. Nous avons réitéré nos sommations. Ils ont répliqué par des coups de feu. Nous étions munis de gilets pare-balles. Nous avons procédé à des tirs de sommation pour qu’ils arrêtent de faire feu sur nous. A l’issue de cet affrontement, qui a duré six-sept minutes, les personnes en question sont décédées (...) Moi, je n’ai pas tiré (...) Nous n’avons pas agi pour tuer ces individus, mais malgré nos sommations répétées ils répliquaient par des coups de feu (...) »
23. Les cinq autres policiers (S.B., A.Ö., H.D., E.T. et A.T.T.) ayant participé à l’affrontement armé confirmèrent la déposition de Ş.K. et déclarèrent que les coups de feu provenaient de la chambre où se trouvaient les personnes en question. Ils ne les voyaient pas directement et avaient ouvert le feu ensemble, dans la direction d’où partaient les tirs, sans viser de cible précise.
24. Les passages pertinents de la déposition d’E.T., l’un des policiers impliqués, sont les suivantes :
« (...) le couloir était en « L ». Nous nous sommes placés dans le coin du L. Les individus ont ouvert un feu croisé depuis la chambre située à gauche, au bout du couloir. Nous avons tiré sans viser de cible précise. Nous nous sommes approchés de la chambre en continuant à tirer. Ensuite, les coups de feu ont cessé (...) »
25. Dans leurs dépositions livrées le 21 mai 1996, les policiers A.E., Ş.Y. et N.Ç. déclarèrent avoir participé à l’opération. Une équipe était arrivée sur les lieux et avait sonné à la porte. Une voix féminine avait répondu. Le chef d’équipe avait averti : « Police ! Nous venons perquisitionner ! ». Ils avaient entendu le bruit du mécanisme des armes, puis un coup de feu. Ensuite, leurs collègues avaient lancé des sommations, en vain. Ils avaient entendu d’autres coups de feu. Sur ce, l’équipe avait fracturé la porte et avait pénétré dans l’appartement. Les policiers qui étaient entrés étaient S.B., E.T., A.Ö., A.T.T., H.D., ainsi que leur chef, Ş.K. Eux-mêmes étaient restés dans le couloir et n’avaient pas été témoins de l’incident. Ils avaient entendu des coups de feu et des slogans.
26. Le même jour, les policiers A.D., T.K., S.A., Ç.Y. et Y.P. indiquèrent dans leurs dépositions qu’ils avaient attendu à la porte d’entrée de l’immeuble.
27. Le 30 mai 1996, le procureur de la République engagea devant la cour d’assises de Bakırköy une action pénale à l’encontre des quinze policiers ayant participé à l’opération, notamment pour homicide volontaire, en vertu de l’article 450 § 5 du code pénal.
28. Durant l’audience du 11 octobre 1996, la cour d’assises de Bakırköy accueillit la demande de constitution de partie intervenante formée par les requérants. Elle entendit en outre tous les accusés dans leur défense. A cette occasion, Ş.K., directeur adjoint au sein de la direction de la sûreté, déclara :
« (...) Lors de l’opération, nous avons arrêté T.Ç., lequel a déclaré qu’il y avait à Bahçelievler un appartement qui appartenait à l’organisation incriminée et abritait des militants armés. T.Ç. a précisé que trois militants étaient présents dans l’appartement et que d’autres personnes pouvaient également s’y trouver. Il a affirmé que ce jour-là, à 13 heures, ils allaient procéder à une attaque armée. Nous nous sommes rendus sur place avec T.Ç. et avons découvert l’adresse indiquée. Puis, nous avons déposé T.Ç. au poste de police. Nous avons encerclé l’immeuble. Nous avons mis les gilets pare-balles. Devant la porte de l’appartement, nous avons signalé que nous étions de la police et que nous allions procéder à un contrôle d’identité et à une perquisition. Nous n’avons pas obtenu de réponse. Il y avait du vacarme et de la précipitation dans la pièce. Un bruit provenant du mécanisme d’un revolver a également été entendu. Nous avons à nouveau averti qu’ils étaient encerclés et qu’ils étaient obligés d’ouvrir la porte. Cette fois, ils nous ont répondu qu’ils n’avaient pas à ouvrir la porte et se sont mis à scander des slogans ; puis nous avons entendu des coups de feu. Nous avons dû fracturer la porte, avec mes collègues, et nous sommes entrés dans l’appartement. Là, il y avait un long couloir. Au bout du couloir, ils ont ouvert le feu sur nous (...) Nous avons procédé à des tirs de sommation. Ensuite, les tirs se sont arrêtés. Les personnes étaient décédées (...) »
29. Les autres policiers réitérèrent les dépositions qu’ils avaient faites devant le procureur (paragraphe 23 ci-dessus).
30. Les requérants contestèrent les dépositions des policiers et soutinrent que la police n’avait jamais lancé de sommations aux défunts. M. Korkulu déclara avoir examiné les murs de l’appartement et être convaincu que le feu avait été ouvert à faible distance, quelques balles ayant selon lui traversé les murs.
31. Le conseil de la partie intervenante demanda que le concierge fût entendu. Il interrogea les accusés et leur demanda notamment s’il y avait eu des blessés parmi les policiers et pour quels motifs la police n’avait pas employé de projectiles à gaz lacrymogène ou de balles plastiques pour arrêter les suspects vivants. L’accusé Ş.K. précisa n’avoir pas agi en vue de tuer les individus en question mais de les appréhender. Il ajouta qu’il n’y avait pas de blessés parmi les policiers et que ceux-ci n’avaient pas pu employer de projectiles à gaz lacrymogène parce que les tirs étaient ininterrompus. D’ailleurs, il n’était pas possible techniquement d’employer sur les lieux de l’incident de tels projectiles, qui servaient lors de manifestations publiques et en plein air. De plus, l’emploi de ces projectiles était inutile lorsque des personnes répondaient à des sommations par des tirs. En outre, la direction de la sûreté ne disposait pas de balles plastiques.
32. Le témoin F.Y. fut également entendu. Elle déclara avoir entendu les sommations des policiers, mais pas de coups de feu avant la fracture de la porte.
33. Le témoin M.E. réitéra la déposition qu’elle avait faite devant le procureur. Elle affirma avoir entendu les policiers lancer des sommations. Ensuite, elle avait entendu plusieurs tirs qui, soudain, avaient cessé.
34. La cour d’assises décida d’entendre le concierge et rejeta la demande d’expertise présentée par les plaignants sur l’opportunité de l’emploi de projectiles à gaz lacrymogène sur les lieux de l’incident. Quant à la demande de reconstitution des faits déposée par la partie intervenante, la cour décida de la reconsidérer à un stade ultérieur.
35. Lors de l’audience du 23 décembre 1996, à la suite de la demande de la partie intervenante, il fut demandé aux accusés s’ils avaient fait tout ce qui était en leur pouvoir pour épargner la vie des individus en question. Les accusés répondirent qu’il avait été impossible d’arrêter ces personnes vivantes parce qu’elles étaient armées et tiraient sur eux. L’un des représentants de la partie intervenante contesta les déclarations des accusés et prétendit n’avoir jamais entendu que les policiers arrêtaient les suspects vivants lors de telles opérations. Le représentant des accusés répondit qu’il n’était pas possible d’arrêter les suspects vivants parce que l’organisation terroriste avait déclaré toute la police ennemie et avait ordonné à tous ses membres la résistance armée lors des opérations policières.
36. A l’audience du 16 juin 1997, se basant sur les éléments du dossier, la cour d’assises estima qu’il n’y avait pas lieu de procéder à une reconstitution des faits et rejeta la demande renouvelée par la partie intervenante.
37. Le 29 décembre 1997, le conseil de la partie intervenante soumit un mémoire à la cour d’assises. Il contesta la version des faits présentée par les accusés. Il soutint que ces derniers, munis de M5, armes lourdes, avaient agi dans le but de tuer les intéressés. A aucun moment de l’opération, ils n’avaient envisagé de capturer vivantes les trois personnes, réfugiées dans une petite pièce. En outre, il affirma que le croquis sommaire établi par la police était mensonger. Le couloir était en « L ». Toutefois, sur le croquis en question, le plan de l’appartement était tel que les intéressés auraient pu tirer vers les policiers. Or les trois individus s’étaient réfugiés dans la petite pièce au bout du couloir, et il ne leur était pas possible de tirer sur des personnes ayant pénétré dans l’appartement par la porte. A l’appui de sa thèse, il produisit un croquis sommaire de l’appartement, qui fut versé au dossier.
38. A l’audience du 29 décembre 1997, le procureur présenta son réquisitoire et sollicita l’acquittement des accusés. La cour d’assises rejeta à nouveau la demande de reconstitution des faits déposée par la partie intervenante et rendit un verdict d’acquittement.
39. Dans ses attendus, elle indiquait notamment :
« (...) Une enquête préliminaire a été menée. Lors de l’investigation, des procès‑verbaux sur l’état et la fermeture des lieux, un croquis sommaire, des procès-verbaux de dépositions et d’autopsies, ainsi qu’un rapport d’expertise établi par le bureau d’examen balistique de l’institut médicolégal, ont été dressés. Durant la procédure, la partie intervenante, les accusés et les témoins M.E. et F.Y. ont été entendus. Les documents concernant les défunts ont été versés au dossier.
Il en ressort qu’à l’issue de l’interrogatoire de T.Ç., membre du DHKP-C, placé en garde à vue auprès de la direction de la sûreté d’Istanbul, section antiterroriste, [la police] a été informée que les individus en cause préparaient une attaque armée contre l’équipe de police chargée d’assurer la sécurité de la banque Koçbank, à Bakırköy ; que les accusés, policiers rattachés à la section antiterroriste, se sont rendus sur les lieux en vue d’arrêter les intéressés, soupçonnés d’appartenance à l’organisation illégale en question. Ils ont adressé des sommations aux individus. Ces derniers n’ont pas ouvert la porte, ont scandé des slogans et ont ouvert le feu. Sur ce, après avoir fracturé la porte, les policiers ont pénétré dans l’appartement. Les individus sont décédés à l’issue d’un affrontement armé. Toutefois, il n’est pas possible d’établir quelles balles tirées par les policiers ont provoqué la mort. Des revolvers ayant appartenu aux défunts, des balles, des documents du DHKP-C, des publications, des revues et un symbole de cette organisation ont également été retrouvés (...) »
40. La cour d’assises conclut que l’usage de la force était prévu par l’article 16 de la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police, et qu’il y avait eu légitime défense, au sens de l’article 49 du code pénal.
41. Le 28 janvier 1998, les requérants se pourvurent en cassation. Dans leur mémoire, ils contestaient l’appréciation des preuves opérée par la cour d’assises et prétendaient que la force employée par la police n’avait été ni nécessaire ni proportionnée. En outre, faute de reconstitution des faits et d’un croquis fiable, ils dénonçaient l’absence d’une procédure approfondie.
42. Le 23 juin 1998, la Cour de cassation confirma l’arrêt du 29 décembre 1997.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNE PERTINENTS
43. Les passages pertinents de l’article 17 de la Constitution turque disposent :
« Chacun a droit à la vie (...)
La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de l’alinéa premier si elle résulte de l’usage de la force meurtrière dans les cas de nécessité absolue où la loi l’autorise (« kanunun cevaz verdiği zorunlu durumlarda ») [:] légitime défense, exécution d’une arrestation ou d’une décision de mise en détention, prévention de l’évasion d’un détenu ou d’un condamné, répression d’une émeute ou d’une insurrection (...) »
44. A l’époque des faits, les dispositions pertinentes du code pénal étaient les suivantes :
Article 49 §§ 2 et 3
« Echappe à toute sanction quiconque a agi : (...)
2. poussé par la nécessité de contrer immédiatement une attaque illégale dirigée contre sa vie ou contre son honneur, ou contre la vie ou l’honneur d’autrui ;
3. poussé par la nécessité de se sauver lui-même ou de sauver autrui d’un danger grave imminent et personnel, danger qui n’était pas la conséquence d’un acte volontaire de sa part et qui ne pouvait être évité. (...) »
Article 50
« Quiconque, en agissant dans les circonstances énoncées à l’article 49, a dépassé les limites fixées par la loi, l’autorité ou la nécessité, est puni de huit ans d’emprisonnement au moins si la peine prévue pour le délit commis est la peine de mort, et de six à quinze ans d’emprisonnement si la peine prévue pour le délit commis est la réclusion à perpétuité. (...) »
Article 456
« Quiconque, sans intention de tuer, provoque chez autrui une souffrance physique, une atteinte à la santé ou une perturbation des facultés mentales est puni de six mois à un an d’emprisonnement. (...) »
Article 463
« Si l’un des délits visés aux articles 448, 449, 450, 456, 457 a été commis par plus d’une personne et que l’on ne peut pas en identifier l’auteur, toutes les personnes impliquées se voient infliger la peine prévue, réduite dans une proportion allant d’un tiers à la moitié. (...) »
45. Le code de procédure pénale contient une disposition permettant à une personne de se constituer partie civile afin d’obtenir réparation du dommage matériel résultant d’une infraction. Selon l’article 365, toute personne victime d’une infraction grave peut à tout moment de l’enquête porter plainte, se constituer « partie intervenante » et demander à être indemnisée du dommage résultant directement de l’infraction commise par le prévenu. Ce recours n’est ouvert qu’aux victimes directes et ne peut être exercé au nom d’un défunt. Le recours ne peut être exercé si le prévenu est acquitté. Pour qu’une personne puisse se constituer partie civile, il ne faut pas qu’elle ait auparavant saisi les tribunaux civils d’une demande en indemnisation du dommage résultant de l’infraction.
46. L’article 16 de la loi no 2559 sur les attributions et obligations de la police, adoptée le 4 juillet 1934 et publiée au Journal officiel le 14 juillet 1934, énumère toute une série de situations dans lesquelles un policier peut faire usage d’une arme à feu, à savoir : a) la légitime défense ; b) la défense des tiers contre une agression dirigée contre la vie ou contre l’intégrité physique et morale (ırz), si un autre moyen de défense n’est pas envisageable ; c) la tentative d’évasion ou d’agression d’une personne détenue, si un autre moyen de l’arrêter n’est pas envisageable ; d) l’agression dirigée contre des lieux, des armes ou des personnes que les policiers sont chargés de surveiller ; e) la fuite d’un suspect lors d’une perquisition et le refus de l’intéressé d’obéir aux sommations, si un autre moyen de l’arrêter n’est pas envisageable ; f) la fuite d’une personne recherchée par la police, accusée d’une infraction lourde ou condamnée pour avoir commis une telle infraction, alors qu’elle est sur le point d’être arrêtée, et le refus de cette personne d’obéir aux sommations, sous réserve qu’il n’y ait pas d’autre moyen de l’arrêter ; g) le refus d’obéir à un ordre de remettre des armes ou du matériel aux policiers ou la tentative visant à reprendre par la force des armes ou du matériel rendus aux policiers ; h) les cas de résistance individuelle ou collective ou d’agression lors de l’accomplissement de leurs fonctions par les forces de l’ordre ; i) les cas de résistance armée contre la souveraineté et les activités de l’Etat.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
47. Les requérants allèguent que l’homicide de Fuat Perk, Ayten Korkulu et Meral Akpınar, perpétré par des policiers rattachés à la direction de la sûreté d’Istanbul, section de lutte contre le terrorisme, constitue une violation de l’article 2 de la Convention, ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
A. Arguments des parties
1. Les requérants
48. Les requérants soutiennent en premier lieu que leurs proches ont été exécutés sommairement. A titre subsidiaire, ils allèguent que ceux-ci ont été intentionnellement privés de leur droit à la vie par le recours à une force non nécessaire et illégale en vue de leur arrestation, et que les forces de l’ordre n’ont pas tenté de réduire au maximum le recours à la force meurtrière lors des phases de mise en œuvre de l’opération.
2. Le Gouvernement
49. Le Gouvernement affirme que la force dont les policiers ont fait usage était prévue par les dispositions légales et cadrait avec l’article 2 de la Convention. En effet, l’équipe de la section de lutte contre le terrorisme a mené une opération dans un immeuble sis à Bahçelievler, où trois membres de l’organisation illégale se trouvaient et projetaient une attaque armée. Ces policiers ont agi dans le cadre légal, à savoir l’article 16 de la loi no 2559 (paragraphe 46 ci-dessus) et l’article 49 § 2 du code pénal (paragraphe 44 ci-dessus).
50. Les faits non contestés démontrent également que les policiers ont à plusieurs reprises adressé des sommations aux membres de l’organisation illégale et n’ont ouvert le feu qu’à la suite des tirs effectués par ceux-ci. Les policiers ont donc été obligés de répondre en tirant pour se défendre, et là encore ils sont restés dans le cadre des dispositions légales. De même, vu les circonstances, les forces de l’ordre n’avaient pas la possibilité d’utiliser d’autres moyens – tels que des gaz lacrymogènes – pour appréhender les membres de l’organisation en question, car les coups de feu provenant de la pièce étaient ininterrompus.
51. Le Gouvernement soutient que les policiers n’ont eu recours à la force qu’en dernier ressort. En effet, s’ils n’avaient pas utilisé la force meurtrière, ils auraient été eux-mêmes exposés aux tirs permanents des membres de l’organisation illégale. De plus, le voisinage était également en danger.
52. Le Gouvernement souligne en outre que l’examen balistique a révélé que les balles n’avaient pas été tirées à faible distance.
B. Appréciation de la Cour
1. Quant au décès de Fuat Perk, Ayten Korkulu et Meral Akpınar
a) Principes généraux
53. L’article 2, qui garantit le droit à la vie et définit les circonstances dans lesquelles il peut être justifié d’infliger la mort, se place parmi les articles primordiaux de la Convention et ne souffre aucune dérogation (Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 68, CEDH 2000-VI). Avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe. Les circonstances dans lesquelles il peut être légitime d’infliger la mort doivent dès lors s’interpréter strictement (Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, § 97, CEDH 2000-VII). L’objet et le but de la Convention, instrument de protection des êtres humains, requièrent également que l’article 2 soit interprété et appliqué d’une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives (McCann et autres c. Royaume‑Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, pp. 45-46, §§ 146-147).
54. La première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de provoquer la mort de manière volontaire et illégale, mais aussi à prendre, dans le cadre de son ordre juridique interne, les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Kiliç c. Turquie, no 22492/93, § 62, CEDH 2000‑III). L’obligation de l’Etat à cet égard implique le devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place un cadre juridique et administratif propre à dissuader de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur un mécanisme d’application conçu pour en prévenir, réprimer et sanctionner les violations.
55. Comme le montre le texte de l’article 2 lui-même, le recours des policiers à la force meurtrière peut être justifié dans certaines circonstances. Toutefois, l’article 2 ne donne pas carte blanche. Le non-encadrement par des règles et l’abandon à l’arbitraire de l’action des agents de l’Etat sont incompatibles avec un respect effectif des droits de l’homme. Cela signifie que les opérations de police, en plus d’être autorisées par le droit national, doivent être suffisamment délimitées par ce droit, dans le cadre d’un système de garanties adéquates et effectives contre l’arbitraire et l’abus de la force (Makaratzis c. Grèce [GC], no 50385/99, § 58, CEDH 2004‑XI).
A cet égard, il convient de rappeler que, pris dans son ensemble, le texte de cette disposition montre que le paragraphe 2 ne définit pas avant tout les situations dans lesquelles il est permis d’infliger la mort intentionnellement, mais décrit celles où l’on peut avoir « recours à la force », ce qui peut conduire à donner la mort de façon involontaire. L’emploi des termes « absolument nécessaire » donne à entendre qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement utilisé pour déterminer si l’intervention de l’Etat est « nécessaire dans une société démocratique » en vertu du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. En particulier, le recours à la force doit être strictement proportionné à la réalisation des buts énumérés aux alinéas 2 a), b) et c) de l’article 2. Reconnaissant l’importance de cette disposition dans une société démocratique, la Cour doit, pour se former une opinion, examiner de façon extrêmement attentive les cas où l’on inflige la mort, notamment lorsque l’on fait un usage délibéré de la force meurtrière, et prendre en considération non seulement les actes des agents de l’Etat ayant eu recours à la force mais également l’ensemble des circonstances de l’affaire, notamment la préparation et le contrôle des actes en question (McCann et autres, précité, p. 46, §§ 148-150).
b) Etablissement des faits
56. La Cour est invitée à dire si les faits de l’espèce révèlent un manquement des autorités de l’Etat défendeur à leur obligation de protéger le droit à la vie des proches des requérants et à celle, d’ordre procédural et également imposée par l’article 2 de la Convention, de mener une enquête adéquate et effective sur les faits.
57. Elle observe que les faits de l’espèce ont été établis judiciairement au niveau interne et que, durant la procédure qui s’est déroulée à Strasbourg, il n’a été soumis aucune pièce de nature à remettre en cause les constatations de la cour d’assises de Bakırköy et à conduire la Cour à s’en écarter (Makaratzis, précité, § 47). Par ailleurs, ni le Gouvernement ni les requérants n’ont tenté de contester devant elle ces constatations, bien que leurs points de vue diffèrent radicalement quant aux conclusions à en tirer sur le terrain de l’article 2 de la Convention. Ainsi, la Cour estime, à la lumière de l’ensemble des documents qui lui ont été présentés, qu’il existe suffisamment d’éléments factuels et de preuves lui permettant d’apprécier l’affaire, en prenant pour point de départ les constatations de la juridiction nationale évoquées ci-dessus (voir Andronicou et Constatinou c. Chypre, arrêt du 9 octobre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, p. 2099, § 174).
c) Application en l’espèce
58. La Cour relève qu’il ressort des éléments soumis à son appréciation que Fuat Perk, Ayten Korkulu et Meral Akpınar ont été tués lors d’une opération antiterroriste menée par une équipe de quinze policiers rattachés à la section de lutte contre le terrorisme de la direction de la sûreté d’Istanbul. Il n’y a, pour l’essentiel, pas de controverse quant aux circonstances ayant entouré les événements du 9 février 1996.
59. En ce qui concerne l’allégation des requérants selon laquelle les homicides en question étaient prémédités, la Cour observe que pour conclure à l’existence d’un projet en ce sens il lui faudrait des éléments convaincants, ce dont manifestement elle ne dispose pas. Cette allégation n’est fondée sur aucun début de preuve.
60. S’agissant du cadre juridique interne, la Cour note que les requérants ne prétendent pas qu’en raison d’un manque de formation, d’informations ou de consignes appropriées, les policiers auraient été dans le flou en exerçant leurs fonctions dans le contexte de l’opération antiterroriste en question.
A ce sujet, la Cour se doit de relever que le principal texte législatif régissant l’usage des armes à feu, à savoir l’article 16 de la loi no 2559 (paragraphe 46 ci-dessus) a été adopté en 1934 et nécessite certainement une actualisation tenant compte des normes internationales élaborées en la matière (voir, entre autres, Makaratzis, précité, § 59). Cependant, il faut noter qu’en vertu de l’article 17 de la Constitution (paragraphe 43 ci-dessus) le recours à la force meurtrière ne peut passer pour justifié que dans un « cas de nécessité absolue où la loi l’autorise ». En conséquence, la différence entre la norme énoncée et les termes « absolument nécessaire » de l’article 2 § 2 de la Convention n’est pas suffisamment importante pour amener à conclure de ce simple fait à une violation de l’article 2 § 1 (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, §§ 154-155 ; comparer avec Hamiyet Kaplan et autres c. Turquie, no 36749/97, § 54, 13 septembre 2005).
61. Pour ce qui est de la phase de préparation et de contrôle de l’opération, la Cour doit considérer tout particulièrement le contexte dans lequel les faits se sont produits ainsi que la manière dont la situation a évolué au fil de la journée (Andronicou et Constatinou, précité, § 182).
62. En ce qui concerne le contexte, il est indéniable que les autorités avaient affaire à des suspects dangereux appartenant à une organisation illégale armée. En outre, elles avaient été averties que, le jour de l’opération, ces derniers projetaient un attentat terroriste. La situation imposait l’urgence et les autorités devaient agir vite. En effet, comme l’a indiqué la cour d’assises, en menant une opération antiterroriste la police d’Istanbul poursuivait deux objectifs : prévenir une attaque armée planifiée par les trois suspects contre l’équipe de police chargée d’assurer la sécurité de la banque Koçbank, et effectuer une arrestation régulière (paragraphe 39 ci‑dessus), ce qui n’est pas contesté par les requérants.
63. A l’instar de la cour d’assises (paragraphe 39 ci-dessus), la Cour remarque que dans ces conditions l’usage de la force était le résultat direct de la réaction violente des suspects lorsque la porte de l’appartement où ils se trouvaient a été fracturée. En effet, les policiers ont pénétré dans cet appartement après avoir sommé verbalement les trois suspects, et nul ne conteste que ces derniers ont trouvé la mort à l’issue d’un affrontement ayant duré environ cinq à sept minutes. En conséquence, l’opération litigieuse peut être considérée comme ayant visé à « assurer la défense de toute personne contre la violence » et, notamment, à « effectuer une arrestation régulière », au sens de l’article 2 § 2 a) et b) de la Convention.
64. La Cour est appelée, dès lors, à examiner si la force employée pour atteindre les buts susmentionnés était absolument nécessaire, en particulier si elle avait un caractère strictement proportionné, vu la situation à laquelle étaient confrontés les policiers.
65. Les requérants soutiennent que leurs proches étaient encerclés dans un appartement situé au deuxième étage d’un immeuble et qu’avant de riposter par des coups de feu il était possible de les neutraliser en usant de moyens appropriés, par exemple des gaz lacrymogènes.
66. Pour la Cour, il est fondamental que la cour d’assises de Bakırköy, sur la base des éléments de preuve à sa disposition, ait tenu pour établi que le premier coup de feu était venu de l’intérieur et que les policiers avaient ainsi agi en état de légitime défense. De fait, il ressort notamment du témoignage du concierge, obtenu au stade de l’instruction, qu’après les slogans scandés par les suspects (paragraphe 14 ci-dessus) celui-ci avait tout d’abord entendu deux coups de feu avant que les policiers ne fracturent la porte. Les autres témoins ne se sont pas rappelés avoir entendu des coups de feu provenant de l’intérieur avant la fracture de la porte.
67. La Cour juge regrettable que le concierge n’ait pas été entendu par la cour d’assises elle-même. Toutefois, selon le dossier, les requérants n’ont jamais contesté que le premier coup de feu était venu de l’intérieur ; leur principal argument tendait à remettre en cause les circonstances dans lesquelles l’affrontement avait eu lieu.
68. Cela étant, la Cour admet que l’intransigeance des suspects, qui ont scandé des slogans et n’ont pas obtempéré à l’ordre d’ouvrir la porte, a persuadé les policiers que ceux-ci avaient l’intention d’ouvrir le feu de manière à mettre en danger la vie des tiers et leur propre vie. Dans ces conditions, sachant que les suspects étaient armés et croyant qu’ils projetaient un attentat terroriste, les policiers pouvaient raisonnablement estimer qu’il fallait tenter de pénétrer dans l’appartement, désarmer les intéressés et les arrêter. En outre, lorsque les policiers sont entrés dans l’appartement en question, il est raisonnable de penser qu’ils ont jugé nécessaire de tirer jusqu’à ce que les suspects armés ne soient plus physiquement en mesure de riposter par des coups de feu (voir McCann et autres, précité, pp. 58-59, § 200, Andronicou et Constantinou, précité, p. 2107, § 192, Brady c. Royaume-Uni (déc), no 55151/00, 3 avril 2001, et Bubbins c. Royaume‑Uni, no 50196/99, § 138, CEDH 2005-II).
69. Il importe à cet égard de noter que l’expertise avait relevé que 21 douilles parmi les 125 retrouvées sur les lieux de l’incident provenaient des armes ayant appartenu aux suspects (paragraphe 18 ci-dessus). L’examen balistique effectué le 27 mars 1996 sur les vêtements des défunts avait également révélé que les coups de feu n’avaient pas été tirés à faible distance (paragraphe 20 ci-dessus).
70. L’on peut se demander pour quelle raison les policiers, avant de se servir d’armes à feu, n’ont pas employé des moyens neutralisants tels que projectiles à gaz lacrymogène, balles plastiques ou grenades paralysantes, en vue de limiter le recours aux moyens susceptibles de causer la mort.
71. Le Gouvernement soutient que les forces de l’ordre n’ont pas eu la possibilité d’utiliser des moyens tels que les gaz lacrymogènes pour appréhender les membres de l’organisation illégale, parce que les coups de feu provenant de la pièce étaient ininterrompus.
72. A ce sujet, à la lumière des éléments en sa possession et vu les circonstances examinées ci-dessus, la Cour n’estime pas nécessaire de spéculer dans l’abstrait sur l’opportunité qu’il y avait en l’espèce d’employer des moyens neutralisants. Comme elle l’a déjà constaté dans l’affaire Andronicou et Constantinou (arrêt précité, § 192), les policiers étaient habilités à prendre toutes mesures que, de bonne foi, ils estimaient raisonnablement nécessaires pour éliminer tout risque pour leur propre vie et celles de tiers. A cet égard, la tâche de la Cour ne consiste pas à substituer sa propre appréciation de la situation à celle des policiers et à imposer ainsi que l’on use de moyens neutralisants, tels que projectiles à gaz lacrymogène, balles plastiques ou grenades paralysantes, avant de se servir d’armes à feu. Certes, il est souhaitable que de tels moyens soient répandus si l’on veut limiter progressivement le recours aux méthodes susceptibles d’entraîner la mort. Cependant, établir une telle obligation de principe sans tenir compte des circonstances d’une affaire donnée imposerait à l’Etat et à ses agents chargés de l’application des lois une charge irréaliste qui risquerait de s’exercer aux dépens de leur vie et de celle d’autrui, eu égard notamment au caractère imprévisible de la nature humaine.
73. La Cour estime dès lors que l’usage de la force meurtrière dans ces conditions, aussi regrettable qu’il soit, n’a pas dépassé ce qui était « absolument nécessaire » pour « assurer la défense de toute personne contre la violence » et, notamment, « effectuer une arrestation régulière ». De surcroît, il n’a pas été établi au-delà de tout doute raisonnable qu’une force inutilement excessive a été employée en l’espèce. Partant, il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention à cet égard.
2. Quant à l’insuffisance alléguée de l’enquête
74. La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de la Convention de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête officielle effective lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres, précité, p. 49, § 161, et Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 324, § 86). Pareille enquête doit avoir lieu dans chaque cas où il y a eu mort d’homme à la suite du recours à la force, que les auteurs allégués soient des agents de l’Etat ou des tiers (Tahsin Acar c. Turquie [GC], no 26307/95, § 220, CEDH 2004‑III). Les investigations doivent notamment être approfondies, impartiales et rigoureuses (McCann et autres, précité, p. 49, §§ 161-163, et Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999‑IV).
75. La Cour considère de surcroît que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Ils s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999‑IV, Kaya, précité, pp. 325‑326, §§ 89-91, Güleç c. Turquie, arrêt du 27 juillet 1998, Recueil 1998‑IV, pp. 1732-1733, §§ 79‑81, Velikova, précité, § 80, et Buldan c. Turquie, no 28298/95, § 83, 20 avril 2004).
76. L’enquête menée doit également être effective en ce sens qu’elle doit permettre de conduire à l’identification et au châtiment des responsables (Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 88, CEDH 1999‑III). Il s’agit là d’une obligation non de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures qui leur étaient raisonnablement accessibles pour que fussent recueillies les preuves concernant l’incident (Tanrıkulu, précité, § 109, et Salman, précité, § 106). Tout défaut de l’enquête propre à nuire à sa capacité de conduire à la découverte de la ou les personnes responsables peut faire conclure à son ineffectivité (Aktaş c. Turquie, no 24351/94, § 300, CEDH 2003-V).
77. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte. Force est d’admettre qu’il peut y avoir des obstacles ou des difficultés empêchant l’enquête de progresser dans une situation particulière. Toutefois, une réponse rapide des autorités lorsqu’il s’agit d’enquêter sur le recours à la force meurtrière peut généralement être considérée comme essentielle pour préserver la confiance du public dans le respect du principe de légalité et pour éviter toute apparence de complicité ou de tolérance relativement à des actes illégaux (McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, § 114, CEDH 2001-III, et Tahsin Acar, précité, §§ 223-224).
78. La Cour constate que de nombreux actes d’investigation ont été entrepris en l’espèce. L’enquête a commencé d’office et rapidement, et les autorités y ont travaillé activement. Des autopsies classiques et approfondies ont été effectuées par des experts en médecine légale. Deux expertises, l’une destinée à établir la distance de tir et l’autre portant sur l’examen balistique, ont été réalisées au cours de l’enquête. Six mois après les faits, le 30 mai 1996, le procureur a déposé un acte d’accusation à l’encontre des quinze policiers ayant participé à l’affrontement armé. Les requérants se sont constitués partie intervenante dans le cadre de cette procédure pénale et ont pu ainsi participer activement à l’action pénale. Ensuite, le 29 décembre 1997, la cour d’assises a acquitté les prévenus sur la base des éléments du dossier. Par ailleurs, les requérants ont formé un pourvoi contre la décision d’acquittement, pourvoi qui a été rejeté par la Cour de cassation le 23 juin 1998.
79. Cependant, les requérants reprochent aux autorités chargées de l’enquête de n’avoir pas accompli certaines démarches importantes. D’une part, aucun croquis détaillé de l’appartement théâtre de la fusillade n’a jamais été établi et aucune reconstitution des faits n’a eu lieu. D’autre part, il n’a été procédé à aucune expertise sur l’opportunité de l’emploi de projectiles à gaz lacrymogène sur les lieux en question.
80. Pour la Cour, compte tenu des circonstances de l’affaire, l’absence d’un croquis des lieux fiable et réalisé par des experts indépendants et/ou d’une reconstitution des faits effectuée sur place doit être considérée comme réduisant l’effectivité du mécanisme d’investigation. Il est indubitable que de tels éléments auraient pu permettre aux juges du fond de reconstituer les événements de manière plus sûre et d’évaluer les risques concrets ayant pesé sur les policiers.
81. En outre, la Cour attache une importance particulière au fait que la cour d’assises, après avoir établi que les suspects avaient ouvert le feu et avaient trouvé la mort à l’issue d’un affrontement armé, ne s’est pas suffisamment intéressée aux circonstances antérieures à l’assaut policier. De ce fait, cette juridiction n’a pas estimé nécessaire d’ordonner une expertise sur l’opportunité d’employer des moyens neutralisants, en particulier des projectiles à gaz lacrymogène, sur les lieux de la fusillade.
82. Ces deux manquements emportent méconnaissance des exigences de l’article 2 de la Convention, en vertu duquel une enquête effective devait être menée au sujet du décès des proches des requérants. Il y a donc eu sur ces points violation de l’obligation procédurale découlant de l’article 2 de la Convention.
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
83. Les requérants se plaignent de ne pas avoir bénéficié d’un procès équitable devant la cour d’assises de Bakırköy. A cet égard, ils invoquent l’article 6 § 1 de la Convention, dont le passage pertinent se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
84. Les requérants soutiennent que la cour d’assises a renoncé à sa fonction juridictionnelle en se contentant d’examiner les preuves produites par la direction de la sûreté pour résoudre le problème juridique qui lui était posé. Elle n’a ni procédé à une reconstitution des faits ni fait appel à des experts en vue de déterminer la nécessité de la force employée.
85. Le Gouvernement conteste cette thèse.
86. Eu égard aux circonstances particulières de la présente affaire et au raisonnement qui l’a conduite à constater une violation de l’article 2 de la Convention en son volet procédural (paragraphe 82 ci-dessus), la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner de surcroît l’affaire sous l’angle de l’article 6 § 1.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
87. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
88. Les requérants ne demandent aucune indemnité pour les dommages moral et matériel, ni le remboursement de frais et dépens.
Partant, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu de leur octroyer de somme à titre de satisfaction équitable.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 2 de la Convention quant au décès de Fuat Perk, Ayten Korkulu et Meral Akpınar ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention quant à l’obligation de l’Etat défendeur de mener une enquête effective ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 6 de la Convention.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 28 mars 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Naismith J.-P. Costa
Greffier adjoint Président