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QUATRIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 76978/01
présentée par Mehmet İhsan ÇEVİK et Abdurrahman ÇEVİK
contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant le 21 mars 2006 en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. G. Bonello,
R. Türmen,
M. Pellonpää,
K. Traja,
L. Garlicki,
J. Borrego Borrego, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 9 mars 2001,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants, MM. Mehmet İhsan Çevik et Abdurrahman Çevik, sont des ressortissants turcs, nés respectivement en 1955 et 1974 et résidant à Istanbul. Ils sont représentés devant la Cour par Me Ö. Kılıç, avocat à Istanbul.
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les requérants, peuvent se résumer comme suit.
Le 3 janvier 1995, les requérants furent arrêtés selon les indications données par un membre présumé du PKK. Ils étaient soupçonnés d’avoir porté aide et assistance à cette organisation. Dans le cadre de l’opération menée par les forces de l’ordre, L.Ç., fille et sœur des requérants, fut également arrêtée puis libérée le 4 janvier 1995.
Le 11 janvier 1995, ils furent entendus par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul (« la cour de sûreté de l’Etat ») avant d’être traduit devant le juge assesseur de cette même juridiction qui ordonna la mise en détention provisoire du deuxième requérant et la libération du premier.
Le 24 mars 1995, le procureur de la République inculpa six personnes, dont les requérants, des chefs d’atteinte à l’intégralité du territoire et d’aide et assistance à une organisation illégale, infractions visées par les articles 125 et 169 du code pénal.
Le 22 mai 1995, la cour de sûreté de l’Etat entendit les accusés en leur défense.
Lors des dix-sept audiences qui eurent lieu entre les 13 juillet 1995 et 13 février 1998, la cour de sûreté de l’Etat entendit treize témoins et versa au dossier les dépositions de sept plaignants et de trente-trois témoins, obtenues par commission rogatoire. Pour ce faire, elle adressa des commissions rogatoires aux autorités judiciaires de différentes juridictions, dont certaines furent réitérées, ordonna des recherches d’adresses et renonça à l’audition des témoins dont l’adresse n’avait pas été établie. Au terme de l’audience du 20 juin 1996, elle ordonna la mise en liberté provisoire du deuxième requérant. A l’audience du 26 juin 1997, elle joignit à la présente procédure celle pendante devant la 3e cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul, dans sa partie concernant un coaccusé.
Le 28 avril 1998, le procureur de la République présenta ses réquisitions sur le fond.
Le 23 juin 1998, la cour de sûreté de l’Etat entendit le deuxième requérant en ses déclarations sur le fond et accorda un délai aux prévenus détenus.
Quatre audiences eurent lieu entre les 21 août 1998 et 6 avril 1999, en l’absence d’un ou de tous les prévenus détenus. A deux reprises, des coaccusés refusèrent de comparaître. Au terme des ses audiences, la cour de sûreté de l’Etat accorda un délai supplémentaire aux coaccusés pour la préparation de leur défense et attira l’attention des coaccusés contestataires sur les conséquences de leur refus de comparaître sur leurs droits de défense.
Le 8 juin 1999, un des coaccusés donna lecture du mémoire en défense commune à trois coaccusés, lesquels bénéficièrent d’un dernier délai pour la préparation de leur défense détaillée.
Lors des sept audiences qui eurent lieu entre les 2 juillet 1999 et 13 juillet 2000, la cour de sûreté de l’Etat entendit les coaccusés en leur défense et notifia aux coaccusés absents un avertissement sur les conséquences de leur absence aux audiences. A quatre reprises, un ou plusieurs coaccusés refusèrent de comparaître. Au terme de deux audiences, elle accorda un délai supplémentaire aux coaccusés ou à leurs représentants.
Le 21 septembre 2000, la cour de sûreté de l’Etat estima que les faits reprochés aux requérants n’étaient pas suffisamment établis et prononça leur acquittement. Les requérants ne s’étant pas pourvus en cassation, cet arrêt devint définitif.
GRIEFS
Les requérants soutiennent que leur arrestation et placement en garde à vue et celui de L.Ç., ainsi que le fait d’avoir été poursuivis d’une infraction à la législation sur le terrorisme, ont porté atteinte à leur réputation et dignité et constituent un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
Invoquant l’article 5 de la Convention, les requérants se plaignent de l’illégalité de leur arrestation, de la durée de leur garde à vue et de l’absence de recours pour les contester.
Le requérant Abdurrahman Çevik se plaint de la durée de sa détention provisoire et de l’absence de recours à cet égard.
Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants soutiennent que leur cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial dans la mesure où, d’une part, un juge militaire siégeait à la cour de sûreté de l’Etat et, d’autre part, ils n’ont pas bénéficié de l’assistance d’un avocat. Ils soutiennent que, lors de la procédure devant elle, la cour de sûreté de l’Etat s’est fondée essentiellement sur les documents de la police et l’acte d’accusation. Selon eux, ce fait emporte violation de leur droit à la présomption d’innocence et du principe de l’égalité des armes.
Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants se plaignent de la durée de la procédure pénale.
Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent de ne pas disposer de recours interne efficace pour faire constater les violations qu’ils allèguent devant la Cour.
Invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec son article 6, les requérants se plaignent d’une discrimination dans la mesure où les personnes jugées devant les cours de sûreté de l’Etat sont soumises à un traitement particulier, notamment concernant l’exécution des peines et les moyens de droit offerts pour combattre les mesures privatives de liberté.
Les requérants invoquent enfin les articles 17 et 18 de la Convention.
EN DROIT
1. Les requérants soutiennent avoir été soumis à un traitement dégradant au sens de l’article 3 de la Convention.
La Cour réitère que, pour tomber sous le coup de l’article 3, un traitement doit atteindre un minimum de gravité. L’appréciation de ce minimum est relative par essence ; elle dépend de l’ensemble des données de la cause, et notamment de la nature et du contexte du traitement, de ses modalités d’exécution, de sa durée, de ses effets physiques ou mentaux, ainsi que, parfois, du sexe, de l’âge et de l’état de santé de la victime.
Dans les circonstances particulières de la cause, eu égard aux éléments du dossier, elle estime que les traitements dénoncés par les requérants n’atteignent pas le seuil de gravité requis par cette disposition.
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2. Invoquant l’article 5 de la Convention, les requérants se plaignent du défaut de légalité de leur arrestation, de la durée de leur garde à vue et de l’absence de recours pour les contester. Ils se plaignent de n’avoir pas bénéficié de l’assistance d’un avocat lors de leur garde à vue.
Le requérant Abdurrahman Çevik se plaint de la durée de sa détention provisoire et de l’absence de recours à cet égard.
La Cour relève que les requérants ne disposaient en droit turc d’aucune voie de recours pour contester la garde à vue litigieuse, celle-ci étant conforme à la législation interne en vigueur à l’époque des faits (voir Sakık et autres c. Turquie, arrêt du 26 novembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VII, § 53). En l’absence de voie de recours interne, le délai de six mois court à partir de l’acte incriminé dans la requête.
Elle observe, dans le cas d’espèce, que la garde à vue des requérants a pris fin le 11 janvier 1995 avec la libération du premier et la mise en détention provisoire du deuxième alors que la requête a été introduite le 9 mars 2001.
S’agissant de la durée de détention provisoire du deuxième requérant, la Cour note que cette mesure à pris fin le 20 juin 1996 avec sa libération, soit plus de six mois avant l’introduction de la présente requête.
L’examen de l’affaire ne permet de discerner aucune circonstance particulière qui ait pu interrompre ou suspendre le cours des délais ci-dessus.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est donc tardive et doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
3. Invoquant l’article 6 de la Convention, les requérants soutiennent que leur cause n’a pas été entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial. Ils soutiennent, en outre, que lors de la procédure devant elle, la cour de sûreté de l’Etat s’est fondée essentiellement sur les documents de la police et l’acte d’accusation, fait constitutif d’une violation de leur droit à la présomption d’innocence et du principe de l’égalité des armes.
La Cour rappelle que la présomption d’innocence que consacre le paragraphe 2 et les divers droits que le paragraphe 3 de l’article 6 énumère en des termes non exhaustifs constituent des éléments, parmi d’autres, de la notion de procès équitable en matière pénale (voir, entre autres, Deweer c. Belgique, arrêt du 27 février 1980, série A no 35, p. 30, § 56).
En l’espèce, dès lors que la procédure pénale diligentée à l’encontre des requérants s’est terminée par leur acquittement, ils ne sauraient se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, quant à leurs griefs tirés du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat ainsi que de l’iniquité de la procédure devant celle-ci (voir Serraino c. Italie (déc.), no 47570/99, 10 janvier 2002, et Pütün c. Turquie (déc.), no 31734/96, CEDH 2004‑... (extraits)).
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
4. Les requérants soutiennent que leur cause n’a pas été entendue dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 de la Convention.
La Cour note que la période à considérer a débuté le 3 janvier 1995, avec l’arrestation des requérants, et a pris fin le 21 septembre 2000, date à laquelle la cour de sûreté de l’Etat prononça leur acquittement. Elle a donc duré plus de cinq ans et huit mois, pour une instance.
Le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie suivant les circonstances de la cause et eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes.
La présente affaire était sans nul doute complexe, dans la mesure où la cour de sûreté de l’Etat a dû gérer un procès impliquant six puis sept prévenus, dont les requérants, poursuivis pour plusieurs infractions, ce qui a nécessité un long travail de reconstitution des faits, de rassemblement des preuves et de détermination des faits mis à la charge de chacun des prévenus.
Aucun retard dans la procédure n’est imputable au comportement des requérants.
S’agissant du comportement des autorités judiciaires, la Cour rappelle que seules les lenteurs imputables à l’Etat peuvent amener à constater un dépassement du « délai raisonnable » (voir notamment les arrêts Gergouil c. France, no 40111/98, § 19, 21 mars 2000, et Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 40, CEDH 1999‑II).
En l’espèce, les requérants ont été arrêtés le 3 janvier 1995 et inculpés le 24 mars 1995, soit moins de trois mois après leur arrestation. Ils ont comparu devant la cour de sûreté de l’Etat à partir du 22 mai 1995 et celle-ci a rendu son verdict le 21 septembre 2000.
Entre le 22 mai 1995 et 13 février 1998, la cour de sûreté de l’Etat a tenu dix-huit audiences au cours desquelles elle a entendu les accusés, dont les requérants, en leur défense ainsi que sept plaignants et près d’une cinquantaine de témoins. A cet égard, les déclarations des plaignants et de trente-trois témoins ont été recueillies sur commission rogatoire, circonstance qui a nécessité l’établissement de leur adresse et l’envoi de commission rogatoire aux autorités judiciaires situées dans différentes régions du pays.
Quant à la deuxième partie de la procédure, à savoir celle comprise entre le 28 avril 1998, date à laquelle le procureur de la République a présenté ses réquisitions sur le fond, et le 21 septembre 2000, date de l’arrêt de la cour de sûreté de l’Etat, elle a duré environ deux ans et demi. Il s’agit là, assurément, d’une période longue, laquelle s’explique par le comportement des coaccusés. En effet, la procédure s’est trouvée prolongée principalement en raison des refus réitérés des prévenus détenus de comparaître aux audiences et des demandes de délais supplémentaires formulées par ceux-ci et leurs avocats pour la préparation de leur défense. A cet égard, il convient de noter que la cour de sûreté de l’Etat a pris des mesures afin d’accélérer la procédure, en adressant à maintes reprises aux prévenus contestataires des avertissements quant à la conséquence de leur refus de comparaître. La Cour réitère ici l’importance capitale que revêt la comparution d’un prévenu, en raison tant du droit de celui-ci à être entendu que de la nécessité de contrôler l’exactitude de ses affirmations et de les confronter avec les dires de la victime, dont il y a lieu de protéger les intérêts, ainsi que des témoins (arrêts Poitrimol c. France, arrêt du 23 novembre 1993, série A no 277‑A, p. 15, § 35, et Sari c. Turquie et Danemark, no 21889/93, § 86, 8 novembre 2001). L’article 6 de la Convention prescrit la célérité des procédures judiciaires, mais il consacre aussi le principe, plus général, d’une bonne administration de la justice (voir les arrêts Boddaert c. Belgique du 12 octobre 1992, série A, no 235-D, p. 82, § 39, et İntiba c. Turquie, no 42585/98, § 54, 24 mai 2005).
La procédure aurait probablement été accélérée si la cause des requérants avait été disjointe de celles des coaccusés, mais rien n’indique qu’une telle disjonction eût été compatible en l’espèce avec une bonne administration de la justice.
Par conséquent, les autorités turques ne sauraient être tenues pour responsables du retard qu’a connu la deuxième partie de la procédure. Eu égard à la durée globale de la procédure, la Cour estime qu’il n’y a pas eu dépassement du « délai raisonnable » au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
5. Invoquant l’article 13 de la Convention, les requérants se plaignent de ne pas disposer de recours interne efficace pour faire constater les violations qu’ils allèguent devant la Cour.
Eu égard aux conclusions ci-dessus sur les griefs tirés des articles 3, 5 et 6 de la Convention, les allégations des requérants sur ces points ne sauraient être considérées comme des griefs défendables au regard de la Convention.
Il s’ensuit que cette partie de la requête est manifestement mal fondée au sens de l’article 35 § 3 de la Convention et doit être rejetée conformément à l’article 35 § 4.
6. Invoquant l’article 14 de la Convention combiné avec son article 6, les requérants se plaignent d’une discrimination, dans la mesure où les personnes jugées devant les cours de sûreté de l’Etat sont soumises à un traitement particulier.
La Cour constate que le fait d’appartenir à une organisation illégale a été considéré par le législateur turc comme une infraction particulièrement grave, qualifiée d’acte de « terrorisme ». Elle relève que la loi no 2845, relative à la structure et à la procédure des cours de sûreté de l’Etat, prévoyait que toute personne accusée d’une infraction « terroriste » était soumise à un traitement moins favorable que celui du droit commun, notamment pour ce qui est du régime de l’exécution des peines, de la garde à vue, ainsi que des limitations qui en découlent. La distinction litigieuse n’était pas faite entre différents groupes de personnes mais entre différents types d’infractions, selon la gravité que leur reconnaissait le législateur. Il n’existe dès lors aucun élément de nature à conclure qu’il y ait eu, en l’espèce, une « discrimination » contraire à la Convention (voir Gerger c. Turquie [GC], no 24919/94, § 69, 8 juillet 1999).
Il s’ensuit que ce grief est manifestement mal fondé et doit être rejeté en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
7. Les requérants dénoncent la violation des articles 17 et 18 de la Convention.
L’examen de ces griefs ne révèle l’apparence d’aucune violation et ils doivent être rejetés comme étant manifestement mal fondés en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête irrecevable.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président