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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
2.3.2006
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE ADEM BULUT ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 50282/99)

ARRÊT

STRASBOURG

2 mars 2006

DÉFINITIF

02/06/2006

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Adem Bulut et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
R. Türmen,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
MM. V. Zagrebelsky,
E. Myjer,
David Thór Björgvinsson, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 février 2006,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 50282/99) dirigée contre la République de Turquie et dont soixante ressortissants de cet Etat, dont la liste figure en annexe (« les requérants »), ont saisi la Cour le 27 janvier 1999, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me Abdullah Çiftçi, avocat à Ankara. Dans la présente affaire, le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.

3. Dénonçant le manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara qui les a jugés et condamnés, ainsi que l’iniquité de la procédure devant cette juridiction, les requérants alléguaient la violation, à plusieurs égards, de l’article 6 de la Convention. Ils se plaignaient aussi d’une méconnaissance des articles 5 de la Convention et 2 du Protocole no 7.

4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour).

5. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

6. Le 23 janvier 2003, la Cour a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement quant aux griefs tirés de l’article 6 §§ 1 et 3. Elle a déclaré irrecevable le restant des doléances. Se prévalant de l’article 29 § 3, elle a aussi décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.

7. Le 1er novembre 2004, la Cour a de nouveau modifié la composition de ses sections. La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. A l’époque des faits, les requérants étaient jugés devant la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara (« la cour de sûreté de l’Etat »), pour infraction à l’article 7 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme réprimant la création et les activités des organisations terroristes, entre autres, à des fins islamistes fondamentalistes.

9. Lors de l’audience du 30 juillet 1998, juste après la lecture d’une décision avant dire droit, les requérants lancèrent le slogan suivant : « Ô Dieu, au nom de Dieu, Dieu est tout puissant » (« Ya Allah, Bismillah, Allah’ü Ekber »).

10. Sur ce, les juges du fond quittèrent la salle d’audience et les requérants furent conduits dehors par des policiers. Les intéressés furent interrogés sur-le-champ par les juges du fond, en présence du procureur de la République. Ces derniers, considérant que le comportement des requérants avait été de nature à entraver le bon déroulement de l’audience, condamnèrent les requérants, en application de l’article 23 §§ 3 et 4 de la loi no 2845, à une peine d’emprisonnement de 3 mois, à titre « disciplinaire » ; un tiers de cette peine devait être purgé en isolement cellulaire.

11. D’après le procès-verbal dressé en conséquence, les requérants avaient lancé le slogan susvisé, en « tapotant » avec leurs mains sur les pupitres et cette manifestation avait duré une dizaine de minutes jusqu’à ce que la police intervienne. Toujours selon le procès-verbal, lors de leur interrogatoire, certains des prévenus avaient nié avoir lancé un tel slogan tandis que d’autres avaient avoué avoir agi de la sorte, mais dans le seul but de montrer leur colère, et non pour protester contre une quelconque décision.

12. Les sanctions prononcées à titre « disciplinaire » en vertu de l’article 23 §§ 3 et 4 de la loi no 2845 n’étaient susceptibles d’aucun recours.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

13. Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003) ainsi que la décision Saday c. Turquie (no 32458/96, 10 avril 2003).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

14. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants affirment que la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara qui les a jugés et condamnés ne saurait passer pour un tribunal indépendant et impartial, notamment parce que l’un des trois juges qui y siégeait était un officier militaire.

Les requérants soutiennent, en outre, qu’ils n’ont pas pu disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de leur défense du fait qu’ils ont été interrogés, jugés et condamnés le même jour. A cet égard, ils invoquent l’article 6 § 3 de la Convention.

L’article 6 §§ 1 et 3 dispose :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

(...) »

A. Sur la recevabilité

1. Quant à la qualité de victime

15. Le Gouvernement fait valoir que les requérants ne peuvent se prétendre victimes d’une violation de la Convention au sens de l’article 34 de la Convention, certains parmi eux n’ayant jamais purgé la peine d’emprisonnement prononcée à leur encontre et les autres ayant bénéficié d’une libération conditionnelle.

16. A cet égard, le Gouvernement présente une lettre du parquet près la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara, indiquant que les requérants Ahmet Ayaz, Ahmet Püsküllü, Erdal Yüksel, Güzelhan Kebanlı, Mustafa Bulutlu, Şamil Demir, Tahsin Tazegül, Ali Topal, Cengiz Kılınç, Hakan Doğan, Hüseyin Işık, Murat Tektaş, Talip Bacak, Yasin Kara, Yusuf Gözcü, Orhan Akboğa, Ömer Genç, Yavuz Parlak, Selçuk Öztürk, Muhammet Kanat, Cumali İnceler, İsmail Pekdoğan, Atilla Küçük, Arif Marangoz, Burhan Tokur, Selçuk Ayyıldız, Fehmi Çilingir et Ahmet Turan Özgürsoy ont été libéré à titre provisoire le 29 septembre 1998 et, que par conséquent, leurs peines d’emprisonnement de trois mois ne furent pas exécutées.

17. Quant aux autres requérants, le Gouvernement présente des ordonnances de libération conditionnelle mentionnant les dates auxquelles l’exécution des sanctions litigieuses a débuté et pris fin. D’après ces ordonnances, la durée totale purgée s’élève à un mois et huit jours.

18. Les requérants ne se prononcent pas.

19. La Cour rappelle que les conditions posées par les organes de la Convention pour qu’un requérant cesse d’être victime, au sens de l’article 34 de la Convention, des violations qu’il allègue supposent que les autorités nationales aient reconnu explicitement ou en substance, puis réparé, lesdites violations (voir, notamment, Eckle c. Allemagne, arrêt du 15 juillet 1982, série A no 51, p. 30, § 66).

20. Elle rappelle également que l’existence d’un manquement à la Convention se conçoit même en l’absence de préjudice (Adolf c. Autriche, arrêt du 26 mars 1982, série A no 49, p. 17, § 37).

21. En l’espèce, la Cour relève que, l’arrêt de la cour de sûreté de l’Etat d’Ankara du 30 juillet 1998 énonce expressément que le comportement des requérants avait été de nature à entraver le bon déroulement de l’audience et qu’il tombait sous le coup des sanctions prévues par l’article 23 §§ 3 et 4 de la loi no 2845. Ainsi, les requérants furent considérés comme « coupables » des faits et passibles d’une peine d’emprisonnement. La circonstance que certains requérants n’aient purgé aucune peine ou que d’autres ne l’aient purgée qu’en partie, ne peut en aucun cas être considérée comme une réparation de la violation alléguée.

22. En conséquence, la Cour conclut que les requérants n’ont pas perdu leur qualité de « victime » au sens de l’article 34 de la Convention.

2. Quant à l’épuisement des voies de recours internes

23. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, soutenant qu’à aucun stade de la procédure les requérants n’ont soulevé l’un ou l’autre de leurs griefs.

24. La Cour rappelle que la règle de l’épuisement des voies de recours internes énoncée à l’article 35 § 1 de la Convention se fonde sur l’hypothèse que l’ordre interne offre un recours effectif quant à la violation alléguée. Or, tant la présence du juge militaire au sein du collège de la cour de sûreté de l’Etat que la procédure du déféré litigieuse découlaient de la législation en vigueur à l’époque des faits, et il n’existait aucun recours interne efficace pour remédier à cette situation de droit.

25. Il y a donc lieu de rejeter l’exception.

3. Conclusion

26. La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998VII) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que les griefs des requérants doivent faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en effet que ceux-ci ne se heurtent à aucun motif d’irrecevabilité.

B. Sur le fond

1. Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat

27. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions comparables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34).

28. La Cour a examiné les circonstances de l’espèce et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait, ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu’il est compréhensible que les requérants, qui répondaient devant une cour de sûreté de l’Etat d’infractions prévues et réprimées par la loi relative à la lutte contre le terrorisme, pouvaient légitimement craindre qu’eu égard aux évènements déroulés à la fin de l’audience du 30 juillet 1998, la cour de sûreté de l’Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature des faits. Partant, on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par les requérants quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction du fait de la présence d’un juge militaire en son sein (mutatis mutandis, Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998IV, p. 1573, § 72 in fine).

29. La Cour conclut que, lorsqu’elle a jugé et condamné les requérants la cour de sûreté de l’Etat n’était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1.

2. Sur l’équité de la procédure pénale

30. Le Gouvernement soutient que les avocats des requérants n’ont volontairement pas participé à l’audience qui a été réservée à la procédure disciplinaire en cause et conteste l’allégation de la partie requérante selon laquelle, leurs avocats auraient été interdits d’accès à la salle. Par ailleurs, il rappelle qu’en tout état de cause, les avocats avaient la possibilité de présenter leur défense par écrit dans le délai imparti par les juges, comme le veut l’article 23 de la loi no 2845.

31. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires comparables qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.

32. Eu égard à son constat de violation sur ce point (paragraphe 28 cidessus), la Cour estime donc qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré d’une violation des droits de la défense (voir, entre autres, mutatis mutandis, Çıraklar, précité, §§ 44-45).

II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

33. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

34. Les requérants ne formulent aucune demande pour dommages et pour frais et dépens.

35. Aussi la Cour conclut-elle qu’il n’y a pas lieu d’accorder une quelconque somme à ces titres.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner l’autre grief tiré de l’article 6 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 2 mars 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président


ANNEXE

Liste des requérants

1.

Adem Bulut

31.

Hakan Doğan

2.

Ahmet Ayaz

32.

Hüseyin Işık

3.

Ahmet Edip Taş

33.

Murat Tektaş

4.

Ahmet Püsküllü

34.

Yakup Akkuş

5.

Aydın Göksu

35.

Mustafa Doğan

6.

Ayhan Demir

36.

Talip Bacak

7.

Bülent Baykol

37.

Tuncay Sertbaş

8.

Cahit Canbek

38.

Yasin Kara

9.

Erdal Yüksel

39.

Yusuf Gözcü

10.

Fatih Seven

40.

Abdurrahim Çağan

11.

Güzelhan Kebanlı

41.

Orhan Akboğa

12.

İbrahim Elik

42.

Ömer Genç

13.

Kadir Yavuz

43.

Sedat Akçam

14.

Kasım Gülşen

44.

Yavuz Parlak

15.

Mehmet Türker Temiz

45.

Selçuk Öztürk

16.

Murat Yusuf Ağır

46.

Muhammet Hadi Kanat

17.

Mustafa Bulutlu

47.

Feyzullah Parlak

18.

Sümmani Saygılı

48.

Cuma Ali İnceler

19.

Şahap Bingöl

49.

Mehmet Sungurtaş

20.

Şamil Demir

50.

Hacı Altun

21.

Tahsin Tazegül,

51.

İsmail Pekdoğan

22.

Tamer Acımaz

52.

Atilla Küçük

23.

Turan Kehya

53.

Habip Laçin

24.

Şeref Kazıcı

54.

Arif Marangoz

25.

Selami Taş

55.

Ahmet Tosun

26.

Sıddık Durmuş

56.

Burhan Tokur

27.

Süleyman Artvinli

57.

Selçuk Ayyıldız

28.

Ali Topal

58.

Fehmi Çilingir

29.

Ashabil Kazmamürü

59.

Ahmet Turan Özgürsoy

30.

Cengiz Kılınç

60.

Hakan Peçenek