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DEUXIÈME SECTION
AFFAIRE KUZU ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 44000/98)
ARRÊT
La présente version a été rectifiée conformément à l’article 81 du règlement de la Cour le 23 mai 2006 et le 11 septembre 2006.
STRASBOURG
10 janvier 2006
DÉFINITIF
10/04/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kuzu et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
R. Türmen,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
D. Popović, juges,
et de M. S. Naismith, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 décembre 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 44000/98) dirigée contre la République de Turquie et dont vingt-sept ressortissants de cet Etat, MM. Orhan Kuzu, Mehmet Türkmen, Lütfi İhsan Pan, Mustafa Yatır, Ali Yatır, Duran Kılınç[1], Duran Yatır, Kasım Necati Yatır, Mehmet Yatır, Sami Kuş, Mmes Emine Kuzu, Fatma Dözel, Gülhan Yatır Bilici, Gümüş Sağır, Hasibe Kuzu, Ayşe Yatır, Ayser Köse, Döndü Aykara, Hatice Dursun, Nuraniye Bilici, Meryem Bilici, Meryem Dursun, Ayhan Yıldız et Raziye Melcik ainsi que feus Mmes Fatma Akgül, Hatice Yatır et M. Hasan Kuzu[2] (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 1er juillet 1998 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me Özgül Sözer, avocat à Mersin. Dans la présente affaire, le Gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.
3. Invoquant l’article 1er du Protocole no 1, les requérants se plaignaient notamment du retard pris par l’Etat dans le paiement de l’indemnité complémentaire d’expropriation.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6. Le 30 juin 2003, le président de la troisième section a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement (article 54 § 2 b) du règlement). Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, il a également décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
7. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections. La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée.
8. Les 27 juin et 28 juillet 2005, les requérants ont présenté leurs observations sur leur demande de satisfaction équitable, en dehors du délai imparti à cet égard. Le Président de la Chambre a décidé que celles-ci soient versées au dossier en application de l’article 60 § 2 du règlement. Le 29 août 2005, le Gouvernement a présenté ses observations en réponse.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
9. En 1993, la Direction générale des routes nationales (« la direction ») procéda à l’expropriation des terrains appartenant aux requérants et sis à Mersin.
10. Les indemnités fixées par la direction furent versées aux requérants à la date du transfert des propriétés. Les requérants, en désaccord avec les montants payés, introduisirent auprès du tribunal de grande instance de Mersin (« le tribunal ») des recours en augmentation des indemnités versées.
11. Le tribunal leur accorda des indemnités complémentaires, assorties d’intérêts moratoires simples au taux légal de 30 % l’an, à calculer à partir de la date de cession des terrains. Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation et devinrent définitifs.
12. La direction versa aux requérants les indemnités complémentaires quatre ans environ après les décisions judiciaires définitives.
13. Les détails factuels pertinents figurent dans le tableau suivant :
NOMS DES REQUERANTS | MONTANT DE L’INDEMNITÉ COMPLÉMENTAIRE (en anciennes lires turques - TRL) | DATE DE DÉPART DU CALCUL DES INTÉRÊTS MORATOIRES | DATE DE L’ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION | DATE DU PAIEMENT | MONTANT DU PAIEMENT (TRL) |
Hasan Kuzu | 258 069 270 | 22.06.1993 | 01.03.1994 | 19.01.1998 | 670 106 000 |
Orhan Kuzu | 584 721 000 | 20.04.1993 | 28.04.1994 | 19.01.1998 | 1 478 861 000 |
Mehmet Türkmen | 113 283 000 | 07.07.1993 | 28.04.1994 | 19.01.1998 | 279 804 000 |
Nuraniye Bilici | 346 790 000 | 29.06.1993 | 30.05.1994 | 19.01.1998 | 832 492 000 |
Lütfi İhsan Pan | 642 592 000 | 20.04.1993 | 27.10.1994 | 19.01.1998 | 1 605 315 000 |
Fatma Akgül Ali Yatır Ayhan Yıldız Ayşe Yatır Ayser Köse Döndü Aykara Duran Kılınç[3] Duran Yatır Emine Kuzu Fatma Dözel Gülhan Yatır Bilici Gümüş Sağır Hasibe Kuzu Hatice Dursun Hatice Yatır Kasım Necati Yatır Mehmet Yatır Meryem Bilici Meryem Dursun Mustafa Yatır Raziye Melcik Sami Kuş | 1 404 000 000 | 05.08.1993 | 14.09.1995 | 19.01.1998 | 3 436 046 000 |
14. Fatma Akgül, Hasan Kuzu et Hatice Yatır décédèrent les 2 mai 1999, 24 avril 2003 et 6 avril 2004 respectivement. Les actes de succession les concernant furent présentés à la Cour par Mme Özgül Sözer[4].
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
Pour le droit et la pratique internes en matière d’expropriation, voir les arrêts Akkuş c. Turquie (9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997‑IV, pp. 1305-1306, §§ 13-16) et Aka c. Turquie (23 septembre 1998, Recueil 1998‑VI, pp. 2674‑2676, §§ 17-25).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 1 DU PROTOCOLE No 1
15. Les requérants se plaignent d’une dépréciation des indemnités complémentaires versées avec retard par l’administration expropriante, en raison de l’insuffisance des intérêts moratoires par rapport au taux d’inflation très élevé en Turquie. Ils invoquent à cet égard l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
A. Sur la recevabilité
16. La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Akkuş, précité) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que ce grief doit faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en effet que celui-ci ne se heurte à aucun motif d’irrecevabilité. Certes, dans ses observations, le Gouvernement argue de ce que la requérante Ayşe Yatır aurait vendu son terrain le 4 juillet 1970 et n’aurait dès lors pas la qualité de requérant. Cependant, cet argument ne tire à aucune conséquence, dans la mesure où il n’est pas documenté ni appuyé par un quelconque élément du dossier.
B. Sur le fond
17. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Akkuş, précité, p. 1310, §§ 30-31, et Aka, précité, p. 2682, §§ 50-51).
18. En l’espèce elle note que, dans ses observations, le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument convaincant pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate que le retard pris dans le paiement de l’indemnité complémentaire accordée par les juridictions internes n’est imputable qu’à l’administration expropriante, qui a ainsi fait subir aux propriétaires un préjudice distinct s’ajoutant à l’expropriation de leurs biens. C’est ce retard, doublé de la durée effective totale de la procédure en question, qui amène la Cour à considérer que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde du droit au respect des biens.
19. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
20. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel et moral
21. Les requérants affirment devoir être dédommagés pour un préjudice matériel qu’ils évaluent à 93 736 dollars américains (USD) au total, somme équivalent à environ 80 030 euros (EUR), majoré d’intérêt légal, à calculer à partir du 19 janvier 1998, date de paiement des indemnités complémentaires d’expropriation. Ils ne se prononcent pas quant au dommage moral.
22. Le Gouvernement estime ces demandes excessives et non justifiées. Il prie la Cour de considérer que, si elle estimait devoir allouer une satisfaction, celle-ci ne devrait, en aucun cas, constituer une source d’enrichissement sans cause.
23. Considérant le mode de calcul adopté dans l’arrêt Akkuş (précité, p. 1311, §§ 35-36 et 39) et à la lumière des données économiques pertinentes, la Cour accorde, au titre du dommage matériel, les sommes suivantes :
– 5 807 EUR aux ayants droit du feu requérant M. Hasan Kuzu[5] ;
– 17 577 EUR à M. Orhan Kuzu ;
– 4 336 EUR à M. Mehmet Türkmen ;
– 13 591 EUR à Mme Nuraniye Bilici ;
– 18 255 EUR à M. Lütfi İhsan Pan ; et
– une somme totale de 20 463 EUR conjointement à MM. Mustafa Yatır, Ali Yatır, Duran Kılınç[6], Duran Yatır, Kasım Necati Yatır, Mehmet Yatır, Sami Kuş, Mmes Emine Kuzu, Fatma Dözel, Gülhan Yatır Bilici, Gümüş Sağır, Hasibe Kuzu, Ayşe Yatır, Ayser Köse, Döndü Aykara, Hatice Dursun, Meryem Bilici, Meryem Dursun, Ayhan Yıldız et Raziye Melcik et aux ayants droit des feu requérantes Mmes Fatma Akgül et Hatice Yatır.
Elle rejette la demande en tant qu’elle porte sur la majoration des sommes susvisées d’intérêts légaux (paragraphe 21 ci-dessus).
24. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
25. La Cour note que les requérants MM. Hasan Kuzu, Orhan Kuzu, Mehmet Türkmen, Lütfi İhsan Pan et Mme Nuraniye Bilici n’ont ni dans leur formulaire de requête ni lors de la procédure ultérieure (paragraphe 8 ci‑dessus), formulé de demande au titre de frais et dépens. Quant aux autres requérants, ils demandent dans leur formulaire de requête seulement, la compensation des frais et dépens encourus devant les juridictions internes ainsi que les organes de la Convention.
26. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse uniquement les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, parmi beaucoup d’autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999‑II, et Ječius c. Lituanie, no 34578/97, § 112, CEDH 2000‑IX). Bien que leur demande ne soit nullement documentée, la Cour considère que les intéressés ont nécessairement encouru certains frais aux fins de leur représentation devant les juridictions nationales ainsi qu’à Strasbourg. En vertu de l’article 60 § 3 de son règlement, elle estime qu’à ce titre, il convient d’accorder conjointement aux requérants concernés, à savoir MM. Mustafa Yatır, Ali Yatır, Duran Kılınç1, Duran Yatır, Kasım Necati Yatır, Mehmet Yatır, Sami Kuş, Mmes Emine Kuzu, Fatma Dözel, Gülhan Yatır Bilici, Gümüş Sağır, Hasibe Kuzu, Ayşe Yatır, Ayser Köse, Döndü Aykara, Hatice Dursun, Meryem Bilici, Meryem Dursun, Ayhan Yıldız et Raziye Melcik et les ayants droit des feu requérantes Mmes Fatma Akgül et Hatice Yatır (paragraphe 25 ci-dessus) 1 000 EUR, tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
27. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral ;
4. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes plus tout montant pouvant être dû au titre de taxes exigibles au moment du versement, à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 5 807 EUR (cinq mille huit cent sept euros) aux ayants droit du feu requérant M. Hasan Kuzu[7], 17 577 EUR (dix-sept mille cinq cent soixante-dix-sept euros) à M. Orhan Kuzu, 4 336 EUR (quatre mille trois cent trente-six euros) à M. Mehmet Türkmen, 13 591 EUR (treize mille cinq cent quatre-vingt et onze euros) à Mme Nuraniye Bilici, 18 255 EUR (dix huit mille deux cent cinquante-cinq euros) à M. Lütfi İhsan Pan, pour dommage matériel ;
ii. conjointement aux requérants Mustafa Yatır, Ali Yatır, Duran Kılınç[8], Duran Yatır, Kasım Necati Yatır, Mehmet Yatır, Sami Kuş, Mmes Emine Kuzu, Fatma Dözel, Gülhan Yatır Bilici, Gümüş Sağır, Hasibe Kuzu, Ayşe Yatır, Ayser Köse, Döndü Aykara, Hatice Dursun, Meryem Bilici, Meryem Dursun, Ayhan Yıldız et Raziye Melcik et aux ayants droit des feues requérantes Mmes Fatma Akgül et Hatice Yatır, une somme totale de 20 463 EUR (vingt mille quatre cent soixante-trois euros) pour dommage matériel et 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 10 janvier 2006 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
S. Naismith J.-P. Costa
Greffier adjoint Président
[1] Rectifié le 11 septembre 2006 : le nom de Duran Kılınç était libellé comme suit : « Duran Kılıç ».
[2] Rectifié le 23 mai 2006 : cette partie a été rectifiée suite au décès de M. Hasan Kuzu dont la Cour a été informée par le Gouvernement.
[3] Rectifié le 11 septembre 2006 : le nom de Duran Kılınç était libellé comme suit : « Duran Kılıç ».
[4] Rectifié le 23 mai 2006 en fonction de la correction mentionnée dans la note à la page 1.
[5] Rectifié le 23 mai 2006 en fonction de la correction mentionnée dans la note à la page 1.
[6] Rectifié le 11 septembre 2006 : le nom de Duran Kılınç était libellé comme suit : « Duran Kılıç ».
[7] Rectifié le 23 mai 2006 en fonction de la correction mentionnée dans la note à la page 1.
[8] Rectifié le 11 septembre 2006 : le nom de Duran Kılınç était libellé comme suit : « Duran Kılıç ».