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QUATRIÈME SECTION
AFFAIRE YAĞIZ ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 57344/00)
ARRÊT
STRASBOURG
22 novembre 2005
DÉFINITIF
22/02/2006
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yağız et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :
Sir Nicolas Bratza, président,
MM. J. Casadevall,
R. Türmen,
M. Pellonpää,
R. Maruste,
K. Traja,
Mme L. Mijović, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 novembre 2005,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 57344/00) dirigée contre la République de Turquie et dont sept ressortissants de cet Etat, MM. Nihat Yağız, Cemal Tanhan, Filiz Kaplan Osman Atabay, Mehmet Emin Çeçi, Abdurrahman Koçer et İsmet Acar (« les requérants »), ont saisi la Cour le 20 avril 2000, en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me T. Fırat, avocat à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent aux fins de la procédure devant la Cour.
3. Le 7 septembre 2004, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le restant de la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
4. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la quatrième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
5. Les requérants sont nés respectivement en 1972, 1955, 1976, 1969, 1964, 1971 et 1976.
6. Dans le cadre d’une opération menée contre le PKK, les requérants furent successivement arrêtés et placés en garde à vue par des agents de la direction de la sûreté d’Izmir : Nihat Yağız le 30 juin 1994, Mehmet Emin Çeci, Filiz Kaplan et Cemal Tanhan le 1er juillet 1994, Abdurrahman Koçer le 6 juillet 1994, İsmet Acar le 14 juillet 1994, et Osman Atabay le 20 juillet 1995.
7. A des dates non indiquées, ils furent d’abord entendus par le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir puis traduits devant le juge assesseur de cette juridiction qui ordonna leur mise en détention provisoire.
8. Par un acte d’accusation du 29 juillet 1994, reprochant aux requérants Yağız, Çeci, Kaplan, Tanhan, Acar, et Koçer d’être membres du PKK et de porter aide et soutien à cette organisation, le procureur intenta une action pénale à leur encontre sur la base des articles 168 §§ 1 et 2, 369, 411, 522 et 616 § 7 du code pénal et de l’article 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme. Leur reprochant notamment d’avoir participé à des actes criminels de séparatisme et d’atteinte à l’intégrité de l’Etat, il requit leur condamnation en vertu de l’article 125 du code pénal réprimant, entre autres, les actes de haute trahison contre l’intégrité de l’Etat.
9. Par un acte d’accusation du 18 août 1995, Osman Atabay se vit reprocher les mêmes chefs d’accusation, et son dossier fut joint à celui des autres requérants.
10. Parmi les faits reprochés aux requérants et aux vingt-deux autres coaccusés figurent plusieurs attentats par explosifs dirigés contre des commissariats de police ou des institutions publiques, vols à main armée, racket auprès de familles d’origine kurde pour soutenir l’organisation, soutien logistique, incendies criminels, assassinats pour règlements de comptes internes de l’organisation, actes de vandalisme sur des biens appartenant à des tiers, menaces et usages de la force sur des civils.
11. Dans la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat, les requérants plaidèrent non coupables. A cet égard, ils soutinrent que, durant leur garde à vue, leurs dépositions avaient été prises sous la contrainte exercée par les policiers.
12. Par un arrêt du 13 mars 1997, la cour de sûreté de l’Etat, composée de trois magistrats de carrière, dont l’un relevant de la magistrature militaire, reconnut les requérants coupables des infractions pour lesquelles ils étaient poursuivis. Elle condamna Nihat Yağız et Mehmet Emin Çeçi à la peine capitale, Cemal Tanhan, İsmet Acar et Osman Atabay à la peine capitale commuée à la réclusion à perpétuité, Filiz Kaplan à une peine d’emprisonnement de dix-huit ans et Abdurrahman Koçer à une peine d’emprisonnement de douze ans.
13. Afin d’établir la culpabilité des requérants, la cour tint compte de leurs dépositions recueillies aux différents stades de la procédure, des déclarations des témoins, des procès-verbaux d’arrestation et de perquisition, des procès-verbaux de reconstitution sur les lieux, des documents et armes saisis, des rapports d’autopsie et des témoignages concordants des autres coaccusés.
14. Le 18 juin 1998, la Cour de cassation cassa l’arrêt pour vice de procédure et renvoya le dossier devant la cour de sûreté de l’Etat.
15. Le 24 novembre 1998, après réexamen du dossier, la cour de sûreté de l’Etat réitéra les mêmes peines prononcées à l’encontre des requérants.
16. Le 21 octobre 1999, la Cour de cassation confirma les condamnations des requérants.
17. Le 9 août 2002, la loi no 4771 relative, entres autres, à l’abolition de la peine de mort en temps de paix fut adoptée et la peine capitale infligée aux requérants Nihat Yağız et Mehmet Emin Çeçi fut commuée à la réclusion à perpétuité.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
18. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
19. Les requérants allèguent que la cour de sûreté de l’Etat qui les a jugés et condamnés ne constitue pas un « tribunal indépendant et impartial » qui eût pu leur garantir un procès équitable en raison, d’une part, de la présence d’un juge militaire en son sein et, d’autre part, de l’absence d’un avocat pendant leur garde à vue. Ils se plaignent également de la durée de la procédure pénale. Ils y voient une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle.
(...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
(...) »
A. Sur la recevabilité
20. La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Çiraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que ces griefs doivent faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en effet que ceux-ci ne se heurtent à aucun motif d’irrecevabilité.
B. Sur le fond
1. Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat
21. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir c. Turquie, no 59659/00, §§ 35-36, 6 février 2003).
22. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu’il est compréhensible que les requérants, qui répondaient devant une cour de sûreté de l’Etat d’infractions relatives à la « sécurité nationale », aient redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, ils pouvaient légitimement craindre que la cour de sûreté de l’Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par les requérants quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction (Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑IV, p. 1573, § 72 in fine).
23. La Cour conclut que, lorsqu’elle a jugé et condamné les requérants, la cour de sûreté de l’Etat n’était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1.
2. Sur l’équité de la procédure pénale
24. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.
25. Eu égard au constat de violation du droit des requérants à voir leur cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner le présent grief (voir, entre autres, Çıraklar, précité, p. 3074, §§ 44-45).
3. Sur la durée de la procédure pénale
26. Le Gouvernement souligne la complexité de l’affaire et la nature des charges pesant sur les requérants. La procédure pénale litigieuse impliquait vingt-neuf prévenus, dont les requérants, poursuivis en raison de leur appartenance, aide et assistance à une organisation illégale. Il fait observer notamment que l’affaire avait nécessité des investigations longues et laborieuses en raison de la pluralité des infractions reprochées aux prévenus.
27. Le Gouvernement estime en outre que les requérants ont fortement contribué à l’allongement de la procédure en refusant de se présenter à plusieurs audiences. Il n’y a aucune période d’inactivité imputable aux autorités internes. Enfin, l’affaire a été jugée à quatre reprises, deux fois par la cour de sûreté de l’Etat et deux fois par la Cour de cassation. Selon le Gouvernement, ces circonstances expliquent la durée de la procédure et aucune négligence n’est imputable aux autorités judiciaires.
28. Les requérants contestent ces arguments.
29. La Cour constate que la période à prendre en considération a commencé avec l’arrestation des requérants entre les 30 juin et 14 juillet 1994, et le 20 juillet 1995 en ce qui concerne Osman Atabay (paragraphe 6 ci-dessus), et s’est terminée avec l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 21 octobre 1999 (paragraphe 17 ci-dessus). Elle a donc duré environ cinq ans et quatre mois, et quatre ans et quatre mois pour Osman Atabay.
30. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999‑II).
31. La Cour note d’emblée que la procédure litigieuse revêtait une certaine complexité en ce que les juridictions compétentes ont dû gérer un procès impliquant vingt-neuf prévenus, dont les requérants, poursuivis pour plusieurs infractions. Cette circonstance et la nature même des infractions nécessitaient un long travail de reconstitution des faits, de rassemblement des preuves et de détermination, pour chacun des prévenus, des charges à leur encontre.
32. En ce qui concerne le comportement des requérants, la Cour note qu’il n’est pas établi que ceux-ci aient contribué à l’allongement de la procédure.
33. Quant au comportement des autorités judiciaires, la Cour ne voit aucune période d’inactivité imputable aux autorités internes. En effet, la durée de la procédure devant la juridiction de première instance et la Cour de cassation lors de deux pourvois ne prête pas à critique.
34. Eu égard à la durée globale de la procédure, la Cour estime qu’il n’y a pas eu dépassement du « délai raisonnable ». Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
35. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
36. Les requérants allèguent avoir subi un préjudice moral qu’ils évaluent à 125 000 euros (EUR) pour Nihat Yağız et Mehmet Emin Çeci, 100 000 EUR pour Cemal Tanhan, Osman Atabay et İsmet Acar, et 60 000 EUR pour Filiz Kaplan.
37. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
38. La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, p. 3074, § 49).
39. Pour la Cour, lorsque des particuliers, comme en l’espèce, ont été condamnés par un tribunal qui ne remplissait pas les conditions d’indépendance et d’impartialité exigées par la Convention, un nouveau procès ou une réouverture de la procédure, à la demande des intéressés, représente en principe un moyen approprié de redresser la violation constatée (voir Öcalan c. Turquie [GC], no 46221/99, § 210 in fine, CEDH 2005‑...).
B. Frais et dépens
40. Les requérants demandent 3 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. Ils ne fournissent aucun justificatif.
41. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
42. Compte tenu des éléments en sa possession et en l’absence de toute pièce justificative, la Cour estime raisonnable d’allouer aux requérants la somme globale de 500 EUR à ce titre (Zubani c. Italie (satisfaction équitable), no 14025/88, § 23, 16 juin 1999).
C. Intérêts moratoires
43. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le restant de la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure pénale ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;
5. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;
6. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 500 EUR (cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 novembre 2005 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Michael O’Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président