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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE LEVENT CAN YILMAZ c. TURQUIE
(Requête no 53497/99)
ARRÊT
STRASBOURG
21 juillet 2005
DÉFINITIF
21/10/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Levent Can Yılmaz c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
L. Caflisch,
R. Türmen,
C. Bîrsan,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
M. V. Zagrebelsky, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 53497/99) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Levent Can Yılmaz (« le requérant »), a saisi la Cour le 1er juin 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté par Me Hüseyin Yüksel Biçen, avocat à Ankara. Dans la présente affaire, le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent aux fins de la procédure devant la Cour.
3. Le requérant invoquait une violation de l'article 6 sous plusieurs angles. Il dénonçait notamment le manque d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara qui l'a jugé et condamné et l'iniquité de la procédure devant cette juridiction.
4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 15 juin 2000, celle-ci a déclaré la requête partiellement recevable.
5. Les 1er novembre 2001 et 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
6. Par une lettre du 29 juillet 2002, la Cour a informé les parties qu'elle se prononcerait, en application de l'article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de l'affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7. Le 16 juillet 1996, soupçonné d'être membre d'une organisation illégale, la TIKP (Union des communistes révolutionnaires de Turquie), le requérant fut arrêté et placé en garde à vue dans les locaux de la section anti-terroriste d'Ankara. Il y fut interrogé jusqu'au 25 juillet 1996, date à la quelle il signa une déposition reconnaissant son appartenance à la TIKP ainsi que sa participation à des manifestations violentes au nom de cette organisation et où il y a eu usage d'explosifs.
8. Toujours le 25 juillet 1996, le requérant fut conduit à l'Institut médico-légal pour examen. Le rapport établi le même jour fit état de traces de lésions sur les bras du requérant. Le médecin lui prescrivit un arrêt de travail d'un jour.
9. Par la suite, le requérant fut d'abord traduit devant le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara (« le procureur » – « la cour de sûreté de l'Etat ») puis devant un juge assesseur de cette juridiction. Celui-ci ordonna sa mise en détention provisoire. Devant le procureur ainsi que le juge, le requérant nia ses déclarations faites à la police, admettant uniquement sa participation à une seule manifestation, du reste, autorisée.
10. Le 12 août 1996, le procureur mit le requérant ainsi que dix autres personnes en accusation pour appartenance à la TIKP, pour participation à des manifestations illégales et pour usage d'explosifs. Il requit l'application des articles 168 et 264 du code pénal et 5 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme.
11. Le 27 septembre 1996, lorsqu'il comparut pour la première fois devant la cour de sûreté de l'État, le requérant contesta les accusations portées contre lui. Il soutint avoir subi des mauvais traitements lors de sa garde à vue. Il présenta également une défense écrite dans la quelle il exposa en détail les moyens de torture qu'on lui a fait subir.
12. Par un jugement du 10 mars 1998, la cour de sûreté de l'Etat condamna le requérant à une peine d'emprisonnement de douze ans et six mois pour appartenance à une bande armée et de cinq ans et six mois pour usage d'explosifs. Dans son arrêt, elle souligna que les déclarations du requérant et de ses coaccusés, les photographies versées au dossier, les procès-verbaux d'arrestation, de perquisition, d'état des lieux et d'identification venaient confirmer les réquisitions du procureur.
13. Le requérant forma un pourvoi contre ce jugement. Dans son mémoire, il tira notamment moyen du fait d'avoir été condamné sur la base de sa déposition recueillie par les policiers sous la contrainte et celle d'une coaccusée. Il soutint en outre que les éléments constitutifs des infractions reprochées n'étaient pas réunis dans son affaire.
14. Le 28 décembre 1998, la Cour de cassation confirma le jugement attaqué.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
15. Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002), et Gençel c. Turquie
(no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).
16. L'article 311 § 1 alinéa f du code de procédure pénale, tel que modifié par la loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005, énumère les cas où « une affaire qui a abouti à un jugement passé en force de chose jugée peut faire l'objet d'un nouveau procès en faveur du condamné ».
Aux termes de cet article :
« Lorsqu'il est établi par un arrêt définitif de la Cour européenne des Droits de l'homme qu'une décision pénale a été prononcée en violation de la Convention de sauvegarde des Droits de l'homme et des Libertés fondamentales et de ses protocoles additionnels (...) Dans ce cas, la réouverture du procès peut-être demandée dans un délai d'un an à partir de la date à laquelle l'arrêt de la Cour européenne des Doits de l'Homme est devenu définitif. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
17. Le requérant allègue que la cour de sûreté de l'Etat qui l'a jugé et condamné ne constitue pas un « tribunal indépendant et impartial » qui eût pu lui garantir un procès équitable en raison de la présence d'un juge militaire en son sein.
Le requérant dénonce encore l'iniquité de son procès, parce que sa déposition obtenue sous la contrainte lors de sa garde à vue a été utilisée afin d'établir sa culpabilité.
A ces égards, le requérant invoque l'article 6 § 1 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) »
A. Sur la recevabilité
18. Le Gouvernement fait valoir que la décision interne définitive, concernant le grief relatif au manque d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté de l'État, est celle rendue par cette même juridiction. A cet égard, il soutient que la Cour de cassation n'était nullement habilitée à se prononcer sur ce grief, et, de ce fait, le pourvoi ne constituait pas un recours interne efficace pour remédier à la situation dénoncée. Il en conclut que le requérant aurait dû introduire sa requête dans les six mois à partir de l'arrêt de la cour de sûreté de l'État, à savoir le 10 mars 1998. Or, le Gouvernement souligne que la requête a été introduite le 1er juin 1999. A l'appui de son argumentation, il fait référence à la jurisprudence de la Cour (entre autres, İrfan Kalan c. Turquie (déc), no 73561/01, 2 octobre 2001).
19. La Cour rappelle qu'elle a rejeté une exception semblable dans l'affaire Özdemir c. Turquie (no 59659/00, § 26, 6 février 2003). Elle n'aperçoit aucun motif de déroger à sa précédente conclusion et rejette donc l'exception du Gouvernement.
20. La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir notamment Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII) et compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, que la requête doit faire l'objet d'un examen au fond. Elle constate en effet que celle-ci ne se heurte à aucun motif d'irrecevabilité.
B. Sur le fond
1. Sur l'indépendance et l'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat
21. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article
6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir, précité, §§ 35-36).
22. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait, ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu'il est compréhensible que le requérant, qui répondait devant une cour de sûreté de l'Etat d'infractions prévues et réprimées par le code pénal, ait redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, il pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l'État se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu'étaient objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l'indépendance et à l'impartialité de cette juridiction (Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV, p. 1573, § 72 in fine).
23. La Cour conclut que, lorsqu'elle a jugé et condamné le requérant, la cour de sûreté de l'État d'Ankara n'était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1.
2. Sur l'équité de la procédure pénale
24. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu'un tribunal dont le manque d'indépendance et d'impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.
25. Eu égard à son constat de violation sur ce point (paragraphe 23
ci-dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément le grief du requérant tiré d'une violation de son droit à un procès équitable (voir, entre autres, Çıraklar, précité, §§ 44-45).
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
26. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel et moral
27. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel qu'il évalue à 151 900 000 000 anciennes livres turques (TRL) à partir d'un calcul fondé sur le revenu moyen d'un professeur ou à 97 834 000 000 TRL sur le fondement des barèmes de salaires minimums applicable en Turquie. Au titre de préjudice moral, il demande la même somme que celle qui pourrait lui être accordée au titre du préjudice matériel.
28. Le Gouvernement juge la demande excessive et non justifiée.
29. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l'Etat aurait abouti si l'infraction à la Convention n'avait pas eu lieu. Il n'y a donc pas lieu d'accorder au requérant une indemnité à ce titre (Findlay c. Royaume‑Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 284, § 85).
30. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, § 49).
31. Lorsque la Cour conclut que la condamnation d'un requérant a été prononcée par un tribunal qui n'était pas indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1, elle estime qu'en principe le redressement le plus approprié serait de faire rejuger le requérant en temps utile par un tribunal indépendant et impartial (Gençel, précité, § 27).
B. Frais et dépens
32. Le requérant réclame au titre des frais et dépens un montant équivalent à un quart de la somme accordée pour les dommages matériel et moral.
33. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
34. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable d'accorder au requérant la somme de 1 500 EUR compte tenu de la procédure qui s'est déroulée devant la Cour.
C. Intérêts moratoires
35. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara ;
3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément l'autre grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;
5. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, ces sommes étant à convertir en nouvelles livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 juillet 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président