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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE YEŞİLTAŞ ET KAYA c. TURQUIE
(Requête no 52162/99)
ARRÊT
STRASBOURG
15 juillet 2005
DÉFINITIF
15/10/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Yeşiltaş et K aya c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. B.M. Zupančič, président,
J. Hedigan,
L. Caflisch,
R. Türmen,
C. Bîrsan,
Mme M. Tsatsa-Nikolovska,
M. V. Zagrebelsky, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 juin 2005,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 52162/99) dirigée contre la République de Turquie et dont deux ressortissants de cet Etat, MM. Hüseyin Yeşiltaş et Zeki Kaya (« les requérants »), ont saisi la Cour le 2 août 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me Tuncer Fırat, avocat à İzmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») est représenté par sa coagente.
3. Les requérants se plaignaient d'une violation de l'article 6 de la Convention sous plusieurs angles. Ils dénonçaient notamment le manque d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat d'Izmir qui les a jugés et condamnés ainsi que l'iniquité et la durée excessive de la procédure devant cette juridiction. Par ailleurs, ils se plaignaient de l'application, à leur égard, de la loi sur la lutte contre le terrorisme, qu'ils estimaient incompatible avec l'article 14 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement de la Cour). Le 7 juin 2001, celle-ci a décidé de porter la requête à la connaissance du Gouvernement quant aux griefs tirés de l'article 6. Elle a déclaré irrecevable le restant des doléances.
5. Les 1er novembre 2001 et 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée d'abord à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1) puis à la troisième section.
6. Par une lettre du 27 novembre 2002, la Cour a informé les parties qu'elle se prononcerait, en application de l'article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
7. Les requérants Hüseyin Yeşiltaş, né en 1956, et Zeki Kaya, né en 1967, résident respectivement à İzmir et à Balıkesir.
8. Dans le cadre d'une opération menée contre PKK, MM. Yeşiltaş et Kaya furent respectivement arrêtés les 14 et 16 mai 1994 par les agents de la section anti-terroriste de la direction de la sûreté d'Izmir. A la fin de leur garde à vue, les requérants signèrent des dépositions reconnaissant leur appartenance à ladite organisation.
9. Le 26 mai 1994, les requérants furent d'abord entendus par le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat d'İzmir (« le procureur ») puis traduits devant un juge assesseur de cette juridiction, lequel ordonna leur mise en détention provisoire. Devant le juge ainsi que le procureur, M. Yeşiltaş fit valoir son droit de garder le silence. Quant à M. Kaya, il contesta le contenu de sa déposition faite à la police, affirmant l'avoir signé sous la torture.
10. Le 9 juin 1994, le procureur mit les requérants et cinq autres personnes en accusation pour appartenance à une bande armée, en vertu des articles 168 du code pénal et 5 de la loi no 3713 sur la lutte contre le terrorisme.
11. Le 10 octobre 1994, la cour de sûreté de l'Etat d'İstanbul devant laquelle un procès pénal avait été déjà entamé pour les mêmes faits, décida de joindre le dossier des requérants à celui nouvellement ouvert devant la cour de sûreté d'İzmir. Ainsi, le procès des requérants continua devant cette dernière juridiction.
12. Par un jugement du 19 novembre 1996, la cour de sûreté de l'Etat d'İzmir déclara MM. Yeşiltaş et Kaya coupables des faits reprochés et les condamna à des peines d'emprisonnement de quinze ans et de douze ans et six mois respectivement. Elle considéra que plusieurs éléments de preuve versés au dossier, à savoir les déclarations recueillies jusqu'alors ainsi que les procès-verbaux d'identification, de confrontation et de perquisition à domicile suffisaient à établir l'appartenance des requérants au PKK et leur implication directe dans les activités de celui-ci, notamment dans la région d'Égée. Elle tint également compte du fait que les requérants avaient refusé de présenter oralement leur défense et que leur défense écrite n'était qu'une apologie du PKK.
13. Par un arrêt du 9 décembre 1997, la Cour de cassation infirma le jugement de première instance pour vice de procédure et renvoya l'affaire pour réexamen.
14. Le 11 juin 1998, la cour de sûreté de l'Etat d'İzmir réitéra son jugement du 19 novembre 1996.
15. Le 1er février 1999, la Cour de cassation confirma le jugement ainsi rendu.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
16. Pour le droit et la pratique internes pertinents, voir les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).
17. L'article 311 § 1 alinéa f du code de procédure pénale, tel que modifié par la loi no 5271 du 4 décembre 2004, entrée en vigueur le 1er juin 2005, énumère les cas où « une affaire qui a abouti à un jugement passé en force de chose jugée peut faire l'objet d'un nouveau procès en faveur du condamné ».
Aux termes de cet article :
« Lorsqu'il est établi par un arrêt définitif de la Cour européenne des Droits de l'homme qu'une décision pénale a été prononcée en violation de la Convention de sauvegarde des Droits de l'homme et des Libertés fondamentales et de ses protocoles additionnels (...) Dans ce cas, la réouverture du procès peut-être demandée dans un délai d'un an à partir de la date à laquelle l'arrêt de la Cour européenne des Doits de l'Homme est devenu définitif. »
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
18. Les requérants allèguent que la cour de sûreté de l'Etat qui les a jugés et condamnés ne constitue pas un « tribunal indépendant et impartial » qui eût pu leur garantir un procès équitable en raison de la présence d'un juge militaire en son sein.
Les requérants dénoncent encore l'iniquité de leur procès, d'abord parce que sa durée aurait été excessive, ensuite parce que leurs droits de la défense auraient été méconnus, faute d'avoir pu bénéficier de l'assistance d'un avocat pendant l'instruction préliminaire.
A ces égards, les requérants invoquent les dispositions de l'article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention qui, en leur parties pertinentes, se lisent ainsi :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
c) se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent ;
(...) »
A. Sur la recevabilité
19. La Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir notamment Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑VII) et compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, que la requête doit faire l'objet d'un examen au fond. Elle constate en effet que celle-ci ne se heurte à aucun motif d'irrecevabilité.
B. Sur le fond
1. Sur l'indépendance et l'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat
20. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir c. Turquie, no 59659/00, §§ 35-36, 6 février 2003).
21. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait, ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu'il est compréhensible que les requérants, qui répondaient devant une cour de sûreté de l'Etat d'infractions prévues et réprimées par le code pénal, aient redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, ils pouvaient légitimement craindre que la cour de sûreté de l'État se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de leur cause. Partant, on peut considérer qu'étaient objectivement justifiés les doutes nourris par les requérants quant à l'indépendance et à l'impartialité de cette juridiction (Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV, p. 1573, § 72 in fine).
22. La Cour conclut que, lorsqu'elle a jugé et condamné les requérants, la cour de sûreté de l'État d'İzmir n'était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1.
2. Sur l'atteinte alléguée aux droits de la défense
23. Le Gouvernement ne se prononce pas sur le grief des requérants tiré d'une violation de leurs droits de la défense à raison de l'absence d'un avocat lors de l'instruction préliminaire menée dans leur affaire.
24. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu'un tribunal dont le manque d'indépendance et d'impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.
25. Eu égard à son constat de violation précédent (paragraphe 21 ci‑dessus), la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner séparément ce grief (voir, entre autres, l'arrêt Çıraklar, précité, p. 3074, §§ 44-45).
3. Sur la durée de la procédure pénale
26. Le Gouvernement estime qu'au vu des circonstances de l'espèce, la durée de la procédure des requérants ne saurait passer pour déraisonnable au regard des critères jurisprudentiels en la matière.
27. Le Gouvernement souligne la complexité de l'affaire du fait notamment du nombre de coaccusés, sept au total, ainsi que de la gravité des charges pesant sur les requérants. Il fait observer notamment que l'affaire a nécessité de longues investigations approfondies pour déterminer les liens entre les coaccusés et le PKK.
28. Par ailleurs, le Gouvernement estime que les requérants ont, eux-mêmes, contribué à l'allongement de la procédure en sollicitant un ajournement pour la préparation de leur défense, sans pour autant comparaître à l'audience suivante. Il critique également le fait que les intéressés se soient abstenus, de formuler oralement leur défense, sans aucune raison apparente. Il ajoute que les autorités internes ont montré toute la diligence nécessaire pour le bon déroulement du procès des requérants.
29. Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils soutiennent notamment qu'à la suite du décès de leur coaccusé B.Ö, le 27 novembre 1995, les autorités internes ont constamment ajourné le procès afin que des formalités liées à ce décès soient accomplies. Ainsi, ils estiment qu'une durée d'environ un an s'est écoulée de ce fait.
30. La Cour note que la procédure à considérer a débuté à la mi-mai 1994, avec l'arrestation des requérants (paragraphe 8 ci-dessus), et pris fin le 1er février 1999, date à laquelle la Cour de cassation a confirmé les condamnations litigieuses (paragraphe 15 ci-dessus). La procédure a donc duré environ quatre ans et dix mois.
31. Vu les arguments des parties et les faits de la cause qui s'y rapportent, la Cour considère à la lumière des critères consacrés par sa jurisprudence (voir, parmi d'autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, Wiesinger c. Autriche, arrêt du 30 octobre 1991, série A no 213, § 57, et Erkner et Hofauer, arrêt du 23 avril 1987, série A no 117, § 68), que la durée de la procédure en cause en l'espèce qui s'est découlée devant quatre instances n'a pas été excessive.
32. Il n'y a donc pas eu en l'espèce violation de l'article 6 § 1 de la Convention à ce titre.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
33. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommages matériel et moral
34. Les requérants Hüseyin Yeşiltaş et Zeki Kaya allèguent avoir subi un préjudice moral qu'ils évaluent à 60 000 et 45 000 euros (EUR) respectivement. Quant à leur préjudice matériel, ils demandent à ce que celui-ci soit évalué par un expert sur le fondement des barèmes de salaires minimums qui leur sont applicables.
35. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
36. En ce qui concerne le dommage matériel, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l'Etat aurait abouti si l'infraction à la Convention n'avait pas eu lieu. Il n'y a donc pas lieu d'accorder aux requérants une indemnité à ce titre (Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 284, § 85).
37. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, p. 3074, § 49).
38. Lorsque la Cour conclut que la condamnation d'un requérant a été prononcée par un tribunal qui n'était pas indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1, elle estime qu'en principe le redressement le plus approprié serait de faire rejuger les requérants en temps utile par un tribunal indépendant et impartial (Gençel, précité, § 27).
B. Frais et dépens
39. Les requérants demandent également 5 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant les juridictions internes et 3 050 EUR pour ceux encourus devant la Cour. Ils ne fournissent aucun document à l'appui.
40. Le Gouvernement considère ces montants non justifiés.
41. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable d'accorder la somme de 1 500 EUR, tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
42. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable ;
2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat d'Izmir ;
3. Dit qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention du fait de la durée de la procédure pénale litigieuse ;
4. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les autres griefs tirés de l'article 6 de la Convention ;
5. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;
6. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en nouvelles lires turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 15 juillet 2005 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Boštjan M. Zupančič
Greffier Président