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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
7.6.2005
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

DEUXIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 64016/00
présentée par Paul GINIEWSKI
contre la France

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant le 7 juin 2005 en une chambre composée de :

MM. A.B. Baka, président,
J.-P. Costa,
R. Türmen,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 13 décembre 2000,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, M. Paul Giniewski, est un ressortissant autrichien, né en 1926 et résidant à Paris. Il est représenté devant la Cour par Me A. LyonCaen, avocat à Paris. Le gouvernement défendeur était représenté par Mme Edwige Belliard, Directrice des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.


I. Les circonstances de l'espèce

A. La procédure

Le requérant explique qu'il est journaliste, sociologue et historien. Il expose que, dans l'ensemble de ses œuvres, il s'efforce de défendre le rapprochement entre Juifs et chrétiens.

Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

Dans le numéro du 4 janvier 1994, le journal « Le quotidien de Paris » fit paraître un article signé par le requérant et intitulé « L'obscurité de l'erreur » à propos de l'encyclique papale « Splendeur de la vérité » publiée fin 1993.

Par un acte du 18 mars 1994, l'association « Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne » (AGRIF) fit citer directement devant le tribunal correctionnel de Paris M. P. Tesson, directeur de publication, le requérant et la SARL « Le quotidien de Paris » respectivement en qualité d'auteur, de complice et de civilement responsable, pour y répondre du délit de diffamation raciale envers la communauté chrétienne, prévu et réprimé par l'article 32 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881, pour la publication de l'article précité, retenu en raison des passages suivants :

« L'Eglise catholique s'auto-institue seule détentrice de la vérité divine (...). Elle proclame fortement l'accomplissement de l'ancienne alliance dans la nouvelle, la supériorité de cette dernière (...).

(...) de nombreux chrétiens ont reconnu que l'anti-judaïsme scripturaire et la doctrine de « l'accomplissement » de l'ancienne par la nouvelle Alliance, conduisent à l'antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l'idée et l'accomplissement d'Auschwitz ».

Par un jugement rendu le 8 mars 1995, le tribunal correctionnel déclara constitué le délit de diffamation publique envers un groupe de personnes en raison de son appartenance à une religion, en l'espèce la communauté des chrétiens. Le directeur de publication et le requérant furent condamnés chacun à une peine de 6 000 francs français (FRF) d'amende.

Déclarant recevable la constitution de partie civile de l'AGRIF, le tribunal condamna solidairement le directeur de publication et le requérant à verser à cette association 1 FRF à titre de dommages et intérêts ainsi que 7 000 FRF par application de l'article 475-1 du code de procédure pénale. De plus, le tribunal ordonna la publication de sa décision, aux frais des prévenus, dans la limite de 10 000 FRF, dans un journal d'audience nationale.


Dans son jugement, le tribunal releva notamment :

« Il est reproché à l'Eglise catholique, présentée comme détenant exclusivement et abusivement la vérité divine, de proclamer son attachement à la doctrine de l'accomplissement de l'ancienne alliance dans la nouvelle alliance, doctrine affirmée de nouveau dans l'encyclique « Splendeur de la vérité ». Il est ajouté que l'antijudaïsme scripturaire et cette doctrine de l'accomplissement « conduisent à l'antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l'idée et l'accomplissement d'Auschwitz. »

Ainsi, selon l'auteur du texte, non seulement l'idée, mais l'accomplissement même des massacres et des horreurs commis à Auschwitz, symbole des camps d'extermination nazis, se situent dans le prolongement direct de ce qui constitue l'un des fondements de la doctrine de la foi catholique, à savoir la doctrine de l'accomplissement de l'ancienne alliance dans la nouvelle, et engagerait donc directement la responsabilité des catholiques et d'une façon générale celle des chrétiens.

Une telle affirmation porte à l'évidence atteinte à l'honneur et à la considération des chrétiens et plus spécialement de la communauté catholique, et entre dans les prévisions de l'article 32 alinéa 2 de la loi du 29 juillet 1881.

(...) le lien de causalité entre l'appartenance à une religion et le fait imputé par le propos litigieux existe bien en l'espèce : c'est parce qu'ils appartiennent à une religion qui aurait manifesté un antisémitisme historique et parce qu'ils reconnaissent la valeur de l'encyclique du Pape et de la doctrine de l'accomplissement qui y est affirmée, qu'il est imputé aux chrétiens et aux catholiques d'avoir une part de responsabilité dans les massacres d'Auschwitz.

(...) Si le prévenu était en droit de dénoncer l'antisémitisme chrétien historique et de mettre en garde le lecteur contre toute nouvelle manifestation ou résurgence de ce sentiment, en rappelant que dans l'Histoire, les Eglises chrétiennes ont parfois accepté et même encouragé l'idée de « l'enseignement du mépris » à l'égard du peuple juif, présenté comme le peuple déicide, rien ne l'autorisait pour autant, à l'occasion de la parution de la nouvelle encyclique du Pape réaffirmant la doctrine de « l'accomplissement », à utiliser des termes outranciers et, par le procédé de l'amalgame, à rendre responsable la communauté catholique des massacres nazis commis à Auschwitz.

En effet, les témoins entendus à l'audience au titre de la bonne foi et à la demande du prévenu, ont tous affirmé que le nazisme, doctrine raciste et biologique, était totalement étranger à l'antisémitisme historique des chrétiens et à la doctrine de « l'accomplissement » qui est la réalisation dans toute sa plénitude de la loi de l'ancienne alliance de Dieu avec son peuple dans la nouvelle alliance née du sacrifice du Christ.

Enfin, l'amalgame réalisé entre d'une part, l'antisémitisme chrétien et l'encyclique « Splendeur de la Vérité », que Monsieur Giniewski s'est d'ailleurs abstenu de commenter à l'audience, et d'autre part, la persécution des Juifs à Auschwitz, traduisent une animosité personnelle du prévenu et un ressentiment à l'égard de la communauté chrétienne exclusifs de toute bonne foi, les propos poursuivis se situant bien au-delà de la discussion théorique et théologique.

A cet égard, le Tribunal relève l'emploi délibéré du même mot « accomplissement » pour désigner l'organisation des massacres d'Auschwitz et la doctrine réaffirmée par le Pape dans son encyclique.

Il résulte de l'ensemble de ces éléments que la preuve de bonne foi du prévenu n'est pas rapportée. »

Le requérant interjeta appel. Par un arrêt rendu le 9 novembre 1995, la cour d'appel de Paris infirma le jugement précédent, relaxa le requérant des fins de la poursuite et débouta la partie civile de ses demandes à son encontre. Elle considéra notamment que le requérant soutenait dans son article que :

« (...) certains principes de la religion catholique teintés d'antisémitisme ont favorisé l'Holocauste (...) »

Mais la cour releva :

« (...) qu'en critiquant de manière aussi vigoureuse l'Encyclique « Splendeur de la Vérité », [le requérant] soulève un débat à la fois théologique et historique sur la portée de certains principes religieux et sur les racines de l'Holocauste ; que la thèse soutenue par cet auteur, parce qu'elle relève exclusivement du débat doctrinal, ne constitue pas, sur le plan juridique, un fait précis susceptible de caractériser une diffamation (...). »

L'AGRIF se pourvut en cassation. Par un arrêt rendu le 28 avril 1998, la Cour de cassation cassa l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris et renvoya la cause et les parties devant la cour d'appel d'Orléans. La Cour de cassation précisa :

« (...) qu'en statuant ainsi, alors que les propos incriminés imputaient à la communauté catholique une incitation à l'antisémitisme et la responsabilité des massacres commis à Auschwitz, la cour d'appel n'a pas donné une base légale à sa décision ;

Que la cassation est encourue, mais seulement sur l'action civile (...) »

Par un arrêt rendu le 14 décembre 1998, la cour d'appel d'Orléans, faisant sienne l'analyse de la Cour de cassation, confirma le jugement du 8 mars 1995 en ce qu'il concernait le requérant et alloua à l'AGRIF une nouvelle indemnité de 10 000 FRF sur le fondement de l'article 475-1 du code de procédure pénale. Elle ordonna également la publication, dans un journal d'audience nationale au choix de la partie civile et aux frais du prévenu, dans la limite de 10 000 FRF, d'un communiqué mentionnant la condamnation du requérant « (...) après avoir déclaré constitué le délit de diffamation publique envers un groupe de personnes en raison de son appartenance à une religion... ». La cour d'appel releva notamment :

« (...) c'est à tort que le prévenu dénie avoir reproché aux catholiques et plus généralement aux chrétiens d'être responsables des massacres nazis ; qu'il importe peu en effet que cette responsabilité s'analyse à plus ou moins long terme compte tenu de l'emploi de l'expression « formé le terrain » ;

Qu'après analyse des documents communiqués ni le Pape ni l'Eglise de France n'impliquent la responsabilité directe des catholiques dans l'extermination perpétrée à Auschwitz ;

Qu'ainsi, en raison de leur appartenance religieuse, les chrétiens sont bien victimes du délit de diffamation ;

(...) la virulence du ton général de l'article, le parallèle dans le passage retenu entre la « doctrine de l'accomplissement » et « l'accomplissement d'Auschwitz », l'emploi même de ce dernier vocable qui évoque à lui seul et le génocide et l'extermination des opposants au régime nazi excluent la bonne foi de l'auteur (...) »

Le requérant se pourvut en cassation. Dans le cadre du moyen unique développé à l'appui de son pourvoi, il invoqua l'article 10 de la Convention et soutint que ses propos, objectifs et sincères, étaient dénués de tout caractère inutilement polémique et malveillant, et n'avaient donc pas manqué aux exigences de la bonne foi.

Le 14 juin 2000, la Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt ainsi motivé :

« (...) les énonciations de l'arrêt attaqué et l'examen des pièces de procédure mettent la Cour de cassation en mesure de s'assurer que la cour d'appel, par des motifs exempts d'insuffisance et de contradiction, et répondant aux conclusions dont elle était saisie, a, après avoir analysé les circonstances particulières invoquées par le prévenu, exclu celui-ci du bénéfice du fait justificatif de bonne foi (...) »

B. L'article

« L'obscurité de l'erreur ...

La nouvelle encyclique de Jean-Paul II, « la Splendeur de la vérité », a pour sujet le fondement de la théologie morale selon l'enseignement catholique. Elle veut fournir au fidèle les réponses à la question posée par un jeune homme à Jésus dans une parabole du Nouveau Testament : « Que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle ? »

Malheureusement, du point de vue des autres religions et du point de vue juif, le texte papal s'appuie sur deux ordres d'affirmations :

  1. L'Eglise catholique s'auto-institue seule détentrice de la vérité divine et s'arroge le « devoir » de diffuser sa doctrine comme seule universelle.
  2. Elle proclame fortement l'accomplissement de « l'ancienne » Alliance dans la nouvelle, la supériorité de cette dernière, doctrine qui prolonge « l'enseignement du mépris » des Juifs, jadis dénoncée par Jules Isaac en tant que fondatrice de l'antisémitisme.

Selon Jean-Paul II, l'interprétation authentique de « la parole de Dieu, écrite et transmise, a été confiée au seul magistère vivant de l'Eglise », qui est, par conséquent, fondée à déclarer incompatibles telles affirmations théologiques, voire « philosophiques avec la vérité révélée ». C'est l'Eglise catholique qui posséderait « une lumière et une force capables de résoudre même les questions les plus discutées et les plus complexes ».

Les non-catholiques sont regardés avec condescendance : « Tout ce qui, chez eux, peut se trouver de bon et de vrai, l'Eglise le considère comme une préparation évangélique. »

Le dépassement du patrimoine religieux juif est affirmé avec la même arrogance.

La loi, que l'Eglise appelle « ancienne » n'est qu'une préfiguration de la perfection chrétienne. Le Décalogue de Moïse est « promesse et signe de l'Alliance nouvelle ». Jésus est le « nouveau Moïse ». La loi de Moïse n'est que « la figure de la vraie loi », « le prototype de la vérité ». Moïse est descendu du Sinaï portant « des tables de pierre » dans ses mains. Les apôtres ont apporté « l'esprit saint dans leurs cœurs ». La loi chrétienne est « écrite non avec de l'encre, non sur des tables de pierre, mais sur des tables de chair, sur les cœurs ». Les prescriptions données par Dieu dans l'ancienne Alliance sont « parvenues à leur perfection dans la nouvelle ».

Car la loi ancienne est inefficience. Elle a, certes, un rôle pédagogique. Mais la « justice » qu'elle exige, elle ne peut la donner à personne : seule la loi nouvelle confère la grâce, elle « ne se contente pas de dire ce qui doit se faire », mais elle donne aussi la force de « faire la vérité ».

On retrouve là les idées déjà développées, en 1992, dans le volumineux « Catéchisme de l'Eglise catholique ». Et comme dans ce regrettable catéchisme, quelques flèches sont également décochées, selon la tradition catholique, aux pharisiens. On demande aux fidèles une « grande vigilance », « afin de ne pas se laisser gagner par l'attitude pharisaïque », qui consiste, en notre temps, à adapter la norme morale aux capacités et intérêts de l'individu, c'est-à-dire à refuser le concept même de norme morale.

On doit se demander comment les catholiques, comment les autorités religieuses catholiques « encaisseraient » une agression juive équivalente contre la nouvelle Alliance.

On doit aussi de demander comment le pape polonais estime compatible son encyclique avec l'exhortation des « Dix points de Seelisberg », et avec l'exigence envisagée dans la première version du schéma sur les Juifs de Vatican II, demandant aux chrétiens de ne rien enseigner qui vilipende les Juifs et leurs doctrines.

De nombreux chrétiens ont reconnu que l'anti-judaïsme scripturaire et la « doctrine de l'accomplissement » de l'ancienne par la nouvelle Alliance, conduisent à l'antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l'idée et l'accomplissement d'Auschwitz.

En 1993, on n'en tient aucun compte au Saint-Siège. Pour proclamer la splendeur de la vérité, on y persévère dans l'obscurité et l'erreur. »


II. Le droit interne pertinent

La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse :

Article 29

« Toute allégation ou imputation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable, même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un corps non expressément nommés, mais dont l'identification est rendue possible par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou affiches incriminés. Toute expression outrageante, termes de mépris ou invective qui ne renferme l'imputation d'aucun fait est une injure. »

Article 32

(Avant modification par l'ordonnance no 2000-916 du 19 septembre 2000 art. 3 (JORF 22 septembre 2000 en vigueur le 1er janvier 2002))

« La diffamation commise envers les particuliers par l'un des moyens énoncés en l'article 23 sera punie d'une amende de 80 000 F.

La diffamation commise par les mêmes moyens envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur nonappartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée sera punie d'un an d'emprisonnement et de 300 000 F d'amende ou de l'une de ces deux peines seulement.

En cas de condamnation pour l'un des faits prévus par l'alinéa précédent, le tribunal pourra en outre ordonner :

1o L'affichage ou la diffusion de la décision prononcée dans les conditions prévues par l'article 131-35 du code pénal. »

GRIEF

Invoquant l'article 10 de la Convention, le requérant se plaint de ce que sa condamnation pénale sur le fondement des articles 29 et 32 § 2 de la loi du 29 juillet 1881 a porté atteinte à son droit à la liberté d'expression.

Se fondant sur la jurisprudence de la Cour (notamment les arrêts Handyside c. Royaume-Uni du 7 décembre 1976 et Lehideux et Isorni c. France du 23 septembre 1998), il soutient que cette condamnation constitue une « ingérence » dans l'exercice de son droit à la liberté d'expression qui n'était pas « nécessaire dans une société démocratique ».

EN DROIT

Le requérant allègue une violation de l'article 10 de la Convention dont les dispositions pertinentes se lisent comme suit :

« 1. Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté (...) de communiquer des informations ou des idées sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques (...).

2. L'exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines (...) conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique (...) à la protection de la réputation ou des droits d'autrui (...). »

Le Gouvernement ne conteste pas l'existence d'une ingérence mais soutient que la condamnation prononcée à l'encontre du requérant était justifiée car « nécessaire dans une société démocratique ».

Concernant la base légale fondant l'ingérence, le Gouvernement précise que la condamnation du requérant fut fondée sur les articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881, laquelle a donné lieu à une abondante jurisprudence commentée en doctrine et publiée dans les revues juridiques. Il souligne qu'en tout état de cause le requérant n'argue pas d'un éventuel défaut de base légale de la décision contestée.

Concernant le but légitime poursuivi, le Gouvernement, se fondant sur la jurisprudence de la Cour (mutatis mutandis, les arrêts Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, § 43, et Colombani c. France du 25 juin 2002, § 62), considère que l'ingérence dans le droit à la liberté d'expression du requérant poursuivait un but légitime prévu au paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention, à savoir la protection de la réputation ou des droits d'autrui. A cet égard, il considère que les condamnations du requérant visaient à protéger les chrétiens contre la diffamation.

Le Gouvernement poursuit en soulignant que l'ingérence était selon lui « nécessaire dans une société démocratique ». Il soutient à cet égard que la condamnation du requérant répondait aux critères de nécessité et de proportionnalité dégagés par la Cour, eu égard à la marge d'appréciation dont doivent bénéficier les autorités nationales en la matière.

Concernant le caractère pertinent et suffisant des motifs sur lesquels se sont fondées les juridictions nationales pour aboutir aux condamnations du requérant, le Gouvernement renvoie essentiellement à la motivation des décisions rendues par les juridictions internes. Le Gouvernement considère à ce titre qu'il ressort clairement de l'interprétation de l'article litigieux par ces juridictions que le requérant a imputé à la communauté catholique une incitation à l'antisémitisme et la responsabilité des massacres commis à Auschwitz. Le Gouvernement s'appuie notamment sur l'arrêt rendu par la cour d'appel d'Orléans, statuant sur renvoi le 14 décembre 1998, pour préciser qu'il importe peu que la responsabilité imputée à la communauté catholique s'analyse à plus ou moins long terme compte tenu de l'emploi de l'expression « formé le terrain ». Le Gouvernement souligne en outre à cet égard, comme l'avaient fait les juridictions internes, que ni le Pape ni l'Eglise de France n'ont impliqué la responsabilité directe des catholiques dans l'extermination perpétrée à Auschwitz. Il en conclut que les motifs ayant conduit à la condamnation du requérant étaient pertinents et suffisants.

Concernant le caractère proportionné, avec le but légitime poursuivi, de la mesure adoptée, le Gouvernement souligne tout d'abord que les propos du requérant visaient un groupe important de personnes à savoir la communauté chrétienne, par le biais d'un journal à diffusion nationale, et revêtaient une particulière gravité. Si le Gouvernement reconnaît le caractère en principe réduit de la marge d'appréciation des Etats en matière de liberté d'expression dès lors qu'il est question de discours politiques ou de questions sérieuses d'intérêt général, il souligne cependant que cette même marge d'appréciation peut s'avérer plus étendue s'agissant d'attaques contre des convictions religieuses. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour (Wingrove c. Royaume-Uni, arrêt du 25 novembre 1996, Müller et autres c. Suisse, arrêt du 24 mai 1988, § 35, et Handyside c. Royaume-Uni, arrêt du 7 décembre 1976, § 48), le Gouvernement estime en effet que les autorités nationales sont mieux placées que le juge international pour se prononcer sur le contenu précis des exigences afférentes à la protection des droits d'autrui précisément lorsqu'il s'agit d'attaques contre les convictions les plus profondes d'un groupe de personnes, ainsi que sur la nécessité de sanctionner une atteinte à ses droits. Le Gouvernement en conclut sur ce point que le requérant aurait dû prendre davantage de précaution dans la rédaction de son article. Le Gouvernement ajoute ensuite que le passage incriminé de l'article ne constitue pas un jugement de valeur, mais un fait dont la matérialité pouvait se prouver ou se réfuter. A cet égard, il se fonde sur la jurisprudence de la Cour (Prager et Oberschlick c. Autriche, arrêt du 26 avril 1995, § 36) pour affirmer que « la qualification des passages litigieux en jugement de valeur (...) s'inscrit dans le contexte de la marge nationale d'appréciation » et conçoit qu'il doit en être de même lorsqu'une allégation est qualifiée de « fait ». Il poursuit en précisant que si la première partie de l'article peut être lue et analysée comme étant une analyse doctrinale, le requérant a ensuite adopté une tout autre approche et affirmé clairement la responsabilité de l'Eglise catholique, et donc de ceux qui y adhèrent, dans l'extermination des Juifs par le régime nazi. Le Gouvernement souligne tout particulièrement le passage suivant :

« (...) De nombreux chrétiens ont reconnu que l'anti-judaïsme scripturaire et la doctrine de « l'accomplissement » de l'ancienne par la nouvelle Alliance, conduisent à l'antisémitisme et ont formé le terrain où ont germé l'idée et l'accomplissement d'Auschwitz (...). »

Il considère que la référence faite, dans ce passage, à l'opinion de « nombreux chrétiens », loin d'introduire une citation, avait pour objet de donner plus de force à l'accusation portée par le requérant. Cette référence aurait renforcé l'amalgame entre les textes fondateurs de la chrétienté, l'Eglise chrétienne, les chrétiens et l'Holocauste. En outre, cette volonté d'appuyer l'accusation aurait été encore davantage marquée par l'emploi de la terminologie chrétienne (et en particulier du terme « accomplissement ») pour désigner la mise en œuvre de l'extermination des Juifs. Enfin, le Gouvernement soutient que l'analyse du passage en cause comme comportant l'allégation d'un fait serait à ce point fondée que le requérant lui-même aurait souhaité apporter la preuve de ce qu'il avançait.

Le Gouvernement ne nie ensuite pas que le tribunal correctionnel de Paris a refusé au requérant la possibilité de produire la preuve de la véracité de ses allégations mais il souligne cependant que la preuve de la bonne foi peut toujours être rapportée en matière de diffamation contre un groupe à raison de son appartenance à une religion. Ce constat doit suffire, selon le Gouvernement, à établir que l'ingérence était proportionnée au but légitime poursuivi et conforme à la jurisprudence de la Cour (Radio France et autres c. France, arrêt du 30 mars 2004). Le Gouvernement soutient sur ce point que la bonne foi du requérant a bien fait l'objet d'un examen approfondi par les juridictions nationales, lesquelles ont produit et entendu les témoins que le requérant a souhaité faire citer.

A titre subsidiaire, le Gouvernement estime que les propos du requérant, s'ils devaient être interprétés comme constituant un jugement de valeur, ont dépassé les limites d'une critique admissible. Se fondant sur la jurisprudence de la Cour (De Haes et Gijsels c. Belgique, arrêt du 24 février 1997, § 47, et Prager et Oberschlick, précité), le Gouvernement rappelle que les opinions exprimées dans un journal ne sauraient bénéficier d'une totale immunité par le seul fait qu'elles ne se prêtent pas à une vérification de leur exactitude et estime par suite que l'article incriminé allait au-delà de la « dose d'exagération, voire même de provocation » permise aux journalistes (Ibidem, § 38). Le Gouvernement est d'avis que le requérant a dépassé le stade de la participation à un débat historique et a procédé à un amalgame irrespectueux des « principes éthiques fondamentaux du journalisme » (voir Bladet Tromso et Stensaas c. Norvège, arrêt du 20 mai 1999, § 65), présentant une chaîne causale, sans aucune réserve ni nuance, et aboutissant de manière calomnieuse à imputer la responsabilité de l'un des plus grands crimes de l'Histoire aux chrétiens et à confondre ces derniers avec les responsables de l'Holocauste. Le Gouvernement précise que les juridictions internes ont dès lors sanctionné le « caractère brutal et gratuit » de l'article prenant ainsi soin de ménager un juste équilibre entre la liberté d'expression, d'une part, et le respect des droits d'autrui, d'autre part, soulignant notamment le faible montant pécuniaire de la peine à laquelle fut finalement condamné le requérant.

Le requérant réplique à titre préliminaire qu'il s'oppose catégoriquement à l'interprétation de son article telle qu'elle ressort des décisions des juridictions internes et des conclusions du Gouvernement exposées cidessus. Selon le requérant, le Gouvernement tient pour acquis que la chrétienté et l'Eglise catholique se sont vues imputer la responsabilité d'Auschwitz, alors que le requérant soutient depuis toujours que cette interprétation est caricaturale. Dans sa critique de l'encyclique papale « Splendeur de la vérité », le requérant soutient avoir dénoncé l'attitude de l'Eglise catholique en tant qu'elle « s'auto-institue seule détentrice de la vérité divine et s'arroge le « devoir » de diffuser sa doctrine comme seule universelle » avant de s'être livré à une analyse de la doctrine de l'Eglise catholique sur l'accomplissement de l'ancienne Alliance dans la nouvelle, ce afin de dénoncer effectivement les répercussions que cette doctrine a pu avoir sur la genèse et le développement de l'antisémitisme. Le requérant a ensuite voulu démontrer que la doctrine de suprématie qui s'incarne à travers la primauté conférée à la nouvelle Alliance, parce qu'elle a pour corollaire la dévalorisation et le rejet de l'ancienne Alliance passée entre Dieu et le peuple juif, a jeté l'opprobre sur ce dernier et a été le ferment de l'antisémitisme sans lequel il n'y aurait pu y avoir Auschwitz. Il considère dès lors que ses propos doivent s'analyser comme démontrant les conséquences qui ont pu naître d'un dogme. Il souligne à ce titre qu'il n'affirme pas que la doctrine de l'Eglise catholique est intrinsèquement antisémite, mais qu'elle conduit à l'antisémitisme, ce qui est selon lui une nuance non négligeable. Il estime par suite qu'en énonçant que l'antisémitisme qui a pu découler de cette doctrine a « formé le terrain où ont germé l'idée et l'accomplissement d'Auschwitz », il ne peut lui être reproché, sans opérer de raccourci relevant du simplisme, d'avoir imputé à l'Eglise catholique d'être responsable des crimes perpétués à Auschwitz. Dénoncer les conséquences perverses auxquelles peut conduire une doctrine et les actes que peut générer cette dérive ne peut pas permettre, selon lui, d'en déduire qu'il a imputé aux auteurs et adeptes de cette doctrine la commission de ces crimes. Le requérant considère à cet égard que le Gouvernement n'a pas commenté son article de manière directe et s'est contenté de se référer aux décisions rendues par les juridictions internes pour affirmer qu'il avait imputé à ceux qui adhèrent à l'Eglise catholique la responsabilité de l'extermination des Juifs par le régime nazi. Il poursuit en dénonçant le fait que tant les juridictions internes que le Gouvernement auraient opéré une extrapolation systématique de ses propos en les interprétant comme s'étendant à l'ensemble de la chrétienté. Il soutient au contraire n'avoir fait état dans son article que de l'Eglise catholique et rappelle que la chrétienté, dans son ensemble, regroupe des courants très différents, dont plusieurs rejettent l'autorité du Pape et ne prétendent aucunement s'inscrire dans l'Eglise catholique. Il estime que ce point est particulièrement révélateur de l'interprétation dénaturée de son article.

Le requérant conteste ensuite l'affirmation du Gouvernement selon laquelle, sous prétexte que l'article litigieux porte sur une question sensible d'ordre religieux, sa liberté d'expression peut être plus étroitement encadrée. Il estime que les circonstances de l'espèce sont éloignées des cas dans lesquels la Cour a déjà eu à se prononcer sur l'étendue de la liberté d'expression quant aux questions d'ordre religieux. Visant l'arrêt Wingrove c. Royaume-Uni (précité) cité à l'appui des observations du Gouvernement sur ce point mais également l'arrêt OttoPremingerInstitut c. Autriche (20 septembre 1994, série A no 295A), il estime qu'en l'espèce il n'est pas question d'apprécier la forme de son article mais uniquement l'idée qu'il a exposée, sans animosité ni volonté de nuire. Il considère que sa personnalité doit être prise en considération afin d'apprécier si ses propos ont excédé les limites admissibles du libre débat dans une société démocratique. Il précise à cette fin être historien et journaliste émérite et avoir toujours lutté pour la fraternité judéo-chrétienne. Il souligne qu'en développant son analyse, il entendait exclusivement contribuer à la réflexion sur la genèse de l'antisémitisme et de l'extermination des Juifs. Il conclut dès lors qu'il a respecté les « principes éthiques fondamentaux du journalisme », n'ayant fait que participer à une controverse d'intérêt général.

Abordant ensuite explicitement la question de la proportionnalité de la mesure litigieuse, le requérant affirme que pour déterminer si une ingérence est « nécessaire dans une société démocratique » il faut prendre en considération l'ensemble de l'affaire, à savoir la teneur des propos litigieux et le contexte dans lequel ils ont été tenus (Lehideux et Isorni c. France, arrêt du 23 septembre 1998). Ainsi, il estime que son article s'est inscrit dans un débat actuel. A l'appui de cette affirmation, il souligne et rapporte les propos d'éminentes autorités religieuses, de théologiens et d'historiens chrétiens ayant exprimé des positions en tous points analogues à celles développées dans son article. Parmi les propos rapportés figurent un article de Kurt Hurby dans le magazine « Lumière et Vie » en mars 1969, une déclaration du conseil œcuménique des Eglises de 1982, un passage d'un ouvrage de Raul Hilberg intitulé « la destruction des Juifs d'Europe » publié en 1991, une déclaration du président de la fédération protestante de France datant de mai 1995, une déclaration de l'Eglise protestante d'Allemagne datant également de 1995, une déclaration des évêques de France en date du 30 septembre 1997 dite « déclaration de Drancy », un discours de Sa Sainteté Jean-Paul II prononcé le 31 octobre 1997, ainsi enfin qu'un passage d'un ouvrage du Dominicain Dominique Cerbelaud intitulé « Ecoutez Israël » et publié en 1998. Le requérant en tire la conséquence que son analyse, partagée par une partie des autorités religieuses catholiques et protestantes ne peut avoir été sanctionnée pour son éventuel « caractère brutal et gratuit ». S'il conçoit que sa thèse n'est pas partagée par tous, y compris par l'association ayant demandé sa condamnation devant les juridictions internes et dont il rappelle les orientations idéologiques, le requérant estime cependant que son article a contribué à un débat indispensable visant à mettre en évidence les causes ayant pu conduire à l'extermination des Juifs en Europe. Conscient que son discours ait pu heurter ou choquer certains, il estime cependant qu'eu égard aux éléments rapportés ci-dessus, il ne devait pas être condamné. Les épiscopats français et belge ainsi que de nombreux théologiens et enseignants catholiques et protestants français, belges, italiens et allemands lui ont apporté leur soutien lors de la procédure interne. Il fournit à cet égard un message de l'épiscopat français qui, par la voie du Comité épiscopal pour les relations avec le judaïsme, souligne son accord avec les propos du requérant, souhaite que le débat reste théologique et indique que « L'Eglise catholique (...) n'a donné aucun mandat à l'Association AGRIF pour la défendre ».

Il conclut en soulignant que la question du montant des sanctions pécuniaires n'est aucunement l'objet du présent débat qui porte fondamentalement sur une contestation du principe même de sa condamnation.

La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ce grief pose de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ce grief ne saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,

Déclare la requête recevable, tous moyens de fond réservés.

S. Dollé A.B. Baka
Greffière Président