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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
22.3.2005
Rozhodovací formace
Významnost
2
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE AY c. TURQUIE

(Requête no 30951/96)

ARRÊT

STRASBOURG

22 mars 2005

DÉFINITIF

22/06/2005

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Ay c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
I. Cabral Barreto,
K. Jungwiert,
V. Butkevych,
Mme A. Mularoni, juges,
M. F. Gölcüklü, juge ad hoc,
et de M. S. Naismith, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 septembre 2003 et 1er mars 2005,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 30951/96) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, Ali İhsan Ay (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 4 mars 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant a d’abord été représenté par Mes D. Yüksel, M. Narin, M. Gürsoy, Z. Rüzgar et F. Bozuoğlu du barreau d’Istanbul, lesquels ont été remplacés le 25 janvier 2002 par Me Berthold Fresenius, avocat au barreau de Francfort. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent dans la procédure devant la Cour.

3. La requête a pour objet d’obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l’Etat défendeur aux exigences des articles 3 et 5 de la Convention.

4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

5. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28), le Gouvernement a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

6. Par une décision du 3 septembre 2003, la chambre a déclaré la requête recevable.

7. Le 31 octobre 2003, le requérant a déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement) et a produit certains documents pour les étayer. Le 5 décembre 2003, il a de plus fait parvenir un rapport médical le concernant.

8. Les 2 février et 10 juin 2004 respectivement, le Gouvernement a communiqué ses observations écrites sur la demande de satisfaction équitable au titre de l’article 41 de la Convention ainsi que des documents concernant les investigations menées sur le plan interne. Le 15 juin 2004, le président de la chambre a décidé que ces derniers, reçus hors délai, seraient néanmoins versés au dossier.

9. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

A. Le passé du requérant

10. Le requérant, d’origine éthnique kurde et de confession alevi, est né en 1971. Il semble qu’il réside en Allemagne depuis avril 2001.

Arrêté pour la première fois le 16 avril 1992 pour appartenance à une organisation d’extrême-gauche, le requérant fut aussitôt relaxé. En 1993, il sympathisa toutefois avec l’organisation illégale, DHKP-C (Parti / Front révolutionnaire de libération du peuple), au nom de laquelle il distribua des tracts, organisa des réunions et recruta de nouveaux membres. A cette époque, le requérant participa en outre au soutien de familles dont les proches se trouvaient en prison, ainsi que de détenus grévistes de la faim. Aussi se rendait-il souvent dans les établissements pénitentiaires.

B. L’arrestation et la garde à vue du requérant

11. Le 15 novembre 1995, quatre individus en civil forcèrent le requérant à descendre du minibus qu’il avait pris juste devant la prison de Sağmalcılar (Istanbul). En fait, ces individus arrêtèrent le minibus à environ 700 mètres de la prison, en se présentant comme des membres de la JİTEM (Jandarma İstihbarat ve Terörle Mücadele Birimi – Unité de gendarmerie chargée des renseignements et de la lutte contre le terrorisme), une unité spéciale qui relèverait de la gendarmerie, mais dont l’existence a toujours été niée par les autorités.

12. Le requérant fut contraint de monter dans un véhicule, où on lui attacha les mains et les pieds ; à la fin du trajet, il se vit placé dans une cellule au sous-sol d’un bâtiment. On l’interrogea sur le motif de sa visite à la prison de Sağmalcılar, sur ses activités au sein du DHKP-C et, en particulier, sur son implication dans le meurtre de deux soldats, survenu peu de temps auparavant. Lors des interrogatoires qui s’accompagnèrent de menaces de mort incessantes, on frappa le requérant avec une barre de fer, on lui éteignit des cigarettes sur la nuque, les fesses et les pieds, on lui brûla les cheveux, on lui entailla la cheville droite avec une lame de rasoir et on mit du sel sur la plaie, on le fit suffoquer à l’aide d’un sachet passé sur la tête, et on fit couler sur sa nuque un sachet en plastique fondu.

13. Plus tard, le requérant fut amené dans un bâtiment en construction, situé à environ deux heures de distance. Il essaya de s’évader, mais ne put faire que cent mètres avant d’être appréhendé et battu à coups de barre de fer, notamment sur la tête. Au bout d’une demi-heure, on le fit remonter dans un véhicule pour l’emmener à une villa, après 45 minutes de route. Alors qu’il se trouvait au rez-de-chaussée, le requérant entendit la voix d’une femme, qu’il identifia comme étant celle d’une connaissance : Mme R. Harman.

Par la suite, le requérant fut réinterrogé par un individu qui se présenta par son nom de code Bozo et déclara avoir rejoint la « contre-guérilla » après avoir œuvré au sein d’une organisation terroriste. Le requérant reviendra encore sur ce point lors d’une consultation psychiatrique en Allemagne (paragraphe 41 ci-dessous) :

« (...) A un moment, l’un des agents en civil m’a ôté le bandeau des yeux et m’a dit qu’il n’avait pas peur de moi. Il s’agissait d’un kurde appelé Bozo. Il a continué en disant qu’il avait déjà nettoyé Tunceli et les autres villes et que maintenant il était en action à Istanbul. »

Le requérant resta cinq jours dans cette villa.

14. Le 17 novembre 1995, Medine Ay, sœur du requérant, écrivit au procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul et s’enquit du sort de son frère qui, d’après elle, avait été arrêté le 15 novembre 1995, en même temps que deux femmes, M. Özen et Selma.

Il ressort d’une note rédigée par le procureur sur la demande de Medine Ay, que nulle inscription au nom d’Ali İhsan Ay n’aurait été trouvée dans les registres d’arrestation de la gendarmerie ni dans ceux de la section antiterroriste de la police locale.

C. Les plaintes déposées contre les présumés agresseurs du requérant

15. Le 18 novembre 1995, Me D. Yüksel fut mandaté par Medine Ay, alarmée par les dires d’une certaine R. Harman qui affirmait avoir été, elle aussi, enlevée par des contre-guérilléros et détenue huit jours au même endroit que le requérant dont elle aurait reconnu la voix.

16. Le même jour, Me Yüksel saisit le procureur de la République d’Istanbul (« le procureur ») et demanda l’ouverture d’une enquête sur les circonstances de la disparition du requérant, enlevé – selon lui – vers 14 heures, devant l’entrée de la prison de Bayrampaşa. Se référant aux déclarations de son autre client, R. Harman, Me Yüksel déclara que les ravisseurs de son client devaient appartenir à l’unité de la « contre- guérilla », composée d’anciens membres repentis d’organisations clandestines, dont un certain Yusuf Geyik, connu par la presse de Tunceli sous le pseudonyme « Bozo ». A cet égard, il invoqua un article paru dans le numéro 1993-14 d’une revue intitulée Gerçek. L’avocat affirma en outre que le lendemain de la disparition du requérant Medine Ay avait été appelée chez elle, au numéro 0 212 535 13 07, par des inconnus qui, après l’avoir fait parler avec son frère, lui auraient expliqué que celui-ci avait été arrêté par erreur et qu’il serait libéré très prochainement. L’avocat demanda enfin que le numéro de téléphone susmentionné soit mis sur écoute et que R. Harman soit entendue en tant que témoin principal.

17. Toujours le 18 novembre 1995, Me Yüksel déposa une autre plainte, cette fois-ci au nom de R. Harman, pour les chefs d’enlèvement et de mauvais traitements. Il mit notamment en cause R.A., directeur de la section antiterroriste, et les policiers de la section des crimes politiques de la direction de sûreté d’Istanbul.

18. Le 19 novembre 1995, Medine Ay s’adressa au bureau d’Istanbul de l’association des droits de l’homme de Turquie (Türkiye İnsan Hakları Derneği – « l’association ») et leur fit part de la disparition de son frère.

19. Le requérant recouvrit la liberté le 20 novembre 1995, vers 16 heures, à Yeşilköy (Istanbul). Le lendemain, il s’entretint avec Me Yüksel et lui relata les circonstances de son arrestation ainsi que les violences dont il avait été l’objet.

20. Le même jour, à savoir le 21 novembre 1995, le requérant déposa à son tour une plainte formelle contre les membres de la « contre-guérilla ». Il fournit de plus amples informations concernant les lieux où il avait été amené et les conversations entre ses ravisseurs. Il affirma avoir été enlevé par des « policiers en civil » ou des « militaires en civil appartenant à la JİTEM ». Déclarant avoir été interrogé sur ses liens avec le DHKP-C et les militants dénommés M.Y. et S.A., il donna une description détaillée de deux de ses tortionnaires, dont l’un s’appellerait Yusuf Geyik, dit Bozo.

Convoqué par le procureur au sujet de sa plainte, le requérant, réitérant les faits déjà exposés par son avocat, affirma de plus avoir été enlevé à l’aide d’un véhicule de modèle Kartal, par des « policiers en civil » ; il précisa encore que ses tortionnaires s’étaient présentés comme appartenant à la JİTEM, et fournit des détails quant aux sévices infligés. Aussi demanda-t-il à être examiné par un médecin.

D. Les investigations menées au sujet des plaintes déposées en l’espèce

21. A la demande du procureur, le requérant fut examiné d’abord à l’Institut médicolégal d’Istanbul puis à l’hôpital civil de Haseki. Les rapports médicaux, établis les 21 et 22 novembre 1995 respectivement, firent notamment état d’un œdème autour de l’œil gauche, d’une ecchymose sur la paupière inférieure droite, de lésions croûteuses de 1 à 2 cm sur les poignets, d’œdèmes et d’ecchymoses sur la face extérieure des mains, de nombreuses lésions, en partie croûteuses et issues de brûlures de cigarettes au niveau de la nuque, du dos, des joues et des fesses, d’une ecchymose de 10 x 7 cm sur le dos, d’une ecchymose de 7 x 4 cm sur l’avant-bras droit et d’une plaie partiellement infectée de 6 x 1 cm et entourée d’ecchymoses sur la cheville droite.

D’après les médecins, les jours du requérant n’étaient pas en danger, mais son état justifiait un arrêt de 15 jours.

22. Le 23 novembre 1995, s’agissant des demandes introduites les 17 et 18 novembre 1995 par la sœur du requérant et Me Yüksel, le procureur déclina sa compétence en faveur du parquet d’Eyüp. Celui-ci, à une date non précisée après avoir recueilli le témoignage de R. Harman, se déclara également incompétent et transmit le dossier au procureur de la République de Tekirdağ.

23. A partir de ce moment, les dossiers d’enquête ouverts quant à l’affaire du requérant et celle de R. Harman furent joints et instruits ensembles.

24. Le 30 novembre 1995, le requérant se présenta à l’Association dont les responsables entendirent sa version des faits puis chargèrent trois médecins collaborateurs de l’examiner.

Le même jour, le requérant subit un examen général qui permit de déceler sur son corps une vingtaines de séquelles et lésions, certaines susceptibles d’être expliquées par des brûlures de cigarettes. Le médecin prit des photos de ces traces. Le requérant se plaignit au médecin de maux de tête, de vertiges, de fébrilité, d’amnésie, d’étourdissements, et expliqua être anxieux, nerveux, hyperactif et sujet à des crises d’insomnie ainsi qu’à un manque de concentration.

Le lendemain, le 1er décembre 1995, le requérant fut d’abord vu par un neurologue, lequel diagnostiqua un affect négatif et une instabilité émotionnelle évidente. Ensuite, un radiologue releva que le requérant ne souffrait d’aucune lésion crânienne traumatique.

Les médecins fixèrent un dernier rendez-vous pour une consultation psychiatrique, mais le requérant ne s’y rendit pas.

25. Dans sa déposition du 12 avril 1996, devant le parquet de Tekirdağ, le requérant réitéra les déclarations qu’il avait faites devant le parquet d’Istanbul, se rétractant toutefois quant à l’identité des personnes qui l’avaient séquestré : celles-ci n’étaient pas de la « police » puisqu’elles prétendaient appartenir à la « contre-guérilla ». Il ajouta qu’il y avait des gendarmes dans le bâtiment en construction où il avait été emmené et qui ressemblait à une caserne. Ses tortionnaires s’étaient définis comme « des sortes de gendarmes », avaient tenu des propos tels que « nous faisons partie du groupe de repentis du PKK » et avaient ri de lui en disant « il se croit encore entre les mains de l’Etat !».

26. Par une lettre du 23 mai 1996, la direction de la sûreté de Tekirdağ (« la direction ») écrivit au parquet de Tekirdağ que ni le requérant ni R. Harman n’avaient été placés en garde à vue dans leurs locaux.

27. Le 29 mai 1996, vu les accusations portées par le requérant et R. Harman contre les services de la police, le parquet se déclara incompétent ratione personae et transmit le dossier au comité administratif de Tekirdağ (« le comité »), en vertu de la loi sur les poursuites contre les fonctionnaires.

28. Par une décision du 17 juin 1996, le comité renvoya le dossier au parquet de Tekirdağ, au motif que rien ne justifiait qu’on entamât des poursuites pénales contre les policiers mis en cause ni d’ailleurs contre d’autres agents de l’Etat.

D’après le comité, il appartenait donc au parquet de continuer à instruire selon le droit commun, dès lors que les faits dénoncés n’étaient imputables qu’à des particuliers, à savoir à des présumés contre-guérilleros. Avant de parvenir à cette conclusion, le comité rappela les résultats obtenus à l’issue des investigations menées jusqu’alors : la voiture immatriculée 34 ULE 71 de modèle Kartal, prétendument utilisée dans l’enlèvement de R. Harman, n’appartenait à aucun des services relevant de la direction. En outre, les deux plaignants affirmaient avoir été séquestrés à Istanbul, maintenus quelque part à une heure de Tekirdağ et s’estimaient en mesure de décrire certains de leurs tortionnaires ; or, malgré la convocation officielle notifiée à leur avocat, les plaignants ne s’étaient pas présentés pour procéder à la reconstitution des faits et à l’identification de leurs agresseurs sur les albums de photos du personnel des forces de l’ordre. Par ailleurs, le comité releva que la plainte déposée le 18 novembre 1995 par Me Yüksel s’appuyait largement sur les dires de R. Harman, alors que, lors de son audition du 12 avril 1996 par le parquet d’Eyüp, celle-ci avait déclaré – à l’instar de M. Ay – que ses ravisseurs n’étaient pas des agents de l’Etat, mais des « repentis du PKK » ou des membres de la « contre-guérilla », ne relevant assurément pas de l’autorité de l’Etat.

29. Par des lettres des 28 juin et 20 septembre 1996, l’une calquée sur l’autre, le procureur de la République de Tekirdağ ordonna à la direction de la sûreté locale de rechercher et d’appréhender les quatre individus responsables de l’enlèvement et des mauvais traitements infligés au requérant et à R. Harman, qui s’étaient fait passer pour des « contre- guérilléros, des repentis du PKK ».

30. Le 3 mai 1997, à la demande du parquet de Tekirdağ, A.N.Ç. fut convoquée au commissariat et interrogée au sujet du véhicule immatriculé 34 ULE 71, qui avait peut être été utilisé dans l’enlèvement de R. Harman. A.N.Ç. expliqua que ce numéro d’immatriculation était celui de son Opel Astra dont elle était propriétaire depuis le 24 décembre 1993, et ajouta qu’en novembre 1995 elle n’avait pas quitté Istanbul ni ne s’était fait voler sa voiture.

31. Le 4 juin 1997, le parquet lança des recherches pour trouver l’adresse où R. Harman s’était rendue après sa libération.

Le 10 juin 1997, la direction de l’hôtel Yat informa le parquet que R. Harman avait séjourné chez eux la nuit du 16 novembre 1995 et quitté l’hôtel le lendemain, après avoir appelé les numéros 212 617 037 19, 212 518 841 78, 422 324 260 19, 646 016 79, 212 531 73 97 et 422 324 26 81.

Le même jour, le procureur entendit M.E.A., réceptionniste de l’hôtel Yat. Celui-ci indiqua notamment que le 16 novembre 1995, vers 22-23 heures, R. Harman était arrivée, sans valise ; elle était bien habillée et on n’apercevait aucune trace de violence sur son visage ; elle n’avait du reste parlé ni d’un enlèvement ni de mauvais traitements. Trois ou quatre heures plus tard, un homme et deux femmes étaient arrivés en voiture et avaient demandé à voir R. Harman. Elle était descendue les rejoindre. Ensuite, l’homme avait payé l’addition et les protagonistes étaient partis ensemble.

32. Par des lettres des 13 et 20 juin 1997, le parquet ordonna à la direction et à la société des Télécommunications de Turquie de vérifier les numéros appelés par R. Harman. D’après les réponses, ces numéros appartenaient à A. Harman, İ.K., A.A., U.G et S.K.

33. Le 17 novembre 1997, le parquet de Tekirdağ demanda à la direction ainsi qu’au commandement départemental de la gendarmerie d’Istanbul de vérifier leurs registres pour chercher les noms de R. Harman, du requérant ainsi que ceux de Yusuf Geyik, dit Bozo, et de Sakallı Veli Yeşil, dit Tatar.

Le 26 janvier 1998, la direction répondit qu’à leur connaissance, aucune mesure privative de liberté n’avait été prise à l’encontre de R. Harman ni du requérant, et qu’ils ne disposaient d’aucune information officielle sur les dénommés Bozo et Tatar.

Le 27 janvier 1998, le commandement départemental fournit une réponse identique.

34. Le 4 février 1998, le procureur adressa la même question aux commandements régional et général de la gendarmerie à Istanbul. Dans leurs lettres en réponse du 9 mars 1998, les autorités militaires déclarèrent, elles aussi, ne disposer d’aucune information concernant les deux individus recherchés.

E. Les faits ultérieurs à l’expatriation du requérant

35. Le 22 avril 2001, le requérant quitta la Turquie par avion et rentra régulièrement en Allemagne. Il demanda à bénéficier du statut de réfugié politique, qui lui fut accordé en 2002.

36. Les 15 et 16 octobre 2003, quatre personnes, vivant elles aussi à l’étranger en tant que réfugiés, fournirent au requérant des témoignages écrits, lesquels peuvent se résumer comme suit :

- Anonyme :

« (...) Je connais très bien M. Ali İhsan Ay du quartier de Gaziosmanpaşa où j’habitais lorsque j’étais en Turquie. Je sais qu’il a subi maintes gardes à vues et des tortures en raison de ses opinions politiques (...). Par la suite, lorsque nous nous sommes rencontrés dans la région où ‘nous résidions’, l’état physique et psychologique de M. Ali İhsan Ay m’avait paru vraiment mauvais. Je certifie que jusqu’à son arrivée en Allemagne lui et sa famille subirent des pressions intenses de la part des forces de l’Etat (...) »

- Adem Gencer :

« (...) Je l’ai connu en 1995, alors que j’étais détenu dans la maison d’arrêt de Bayrampaşa. On n’a eu aucune nouvelle de lui pendant un mois environ suivant son arrestation devant la porte (de la prison) en novembre 1995 alors qu’il était venu rendre visite à moi-même et à Alaattin Gündoğdu. C’est par des informations parues dans les journaux que j’ai appris cela. Ils ont voulu le faire disparaître ; son amie qui était avec lui était R. Harman (on avait voulu les faire disparaître tous les deux). Même ses photos avaient été publiées dans les journaux. Tout son corps était couvert d’ecchymoses et de brûlures de cigarettes. A l’évidence, l’on avait tenté de les faire disparaître et de les assassiner. (...) »

- Sevim Derya :

« Ali İhsan Ay est un ami que je connais de la Turquie. J’ai fais sa connaissance dans (...) le quartier de Gazi. Je sais qu’en Turquie il œuvrait dans le combat démocratique. Je suis prête à témoigner que Ali İhsan Ay a été enlevé par la contre-guérilla le 15 novembre 1995, alors qu’il venait de rendre visite à un proche à la prison, et qu’il a été maintenu en détention et a subi des tortures physiques et psychologiques jusqu’au 21 novembre. Le même jour, ma mère aussi était allée rendre visite à quelqu’un dans la même prison. Une fois les incidents ont fait la une de la presse (...), j’ai compris que ce que ma mère m’avait raconté était véridique. Ce que je sais de ce que Ali İhsan Ay a vécu pendant [tout] ce temps, provient de sa famille et de la presse, et finalement de mes conversations avec lui-même. (...) »

- Mahmut Seçik :

« J’ai connu Ali İhsan Ay pendant la période 1993-94 lors de ses activités démocratiques. J’ai moi-même subi un emprisonnement de courte durée ; une fois libéré, pour rendre visite à mes camarades, je me suis rendu à la prison de Bayrampaşa où j’ai rencontré Ali İhsan Ay. A la fin de la visite, je l’ai perdu de vue. D’après les informations que j’ai reçues de la presse, de ses amis et de sa famille, il aurait pu être enlevé par le Jitem, et aurait fait l’objet de tortures, voire été tué. Après ces événements, il a subi un long traitement psychologique (...). Pendant nos rencontres en Allemagne, il m’avait raconté qu’il était venu ici (...) craignant d’être tué par la police. »

37. Le 21 octobre 2003, l’Association envoya au requérant, à sa demande, un rapport médical accompagné d’une quinzaine de photographies et récapitulant les résultats des examens effectués les 30 novembre et 1er décembre 1995.

38. Le 23 octobre 2003, informé de la décision rendue par la Cour sur la recevabilité de la requête du requérant, le ministère de la Justice écrivit au parquet de Tekirdağ afin de s’enquérir de l’état d’avancement des investigations menées jusqu’alors.

Sur ce, il semble que le parquet chercha en vain à faire réexaminer le requérant par l’Institut médicolégal, l’intéressé n’étant plus en Turquie.

39. Le 30 octobre 2003, le requérant se fit examiner par un psychiatre de Bamberger Hof Hospital en Allemagne. Le certificat médical d’une page délivré en conséquence fit état d’un trouble émotionnel post-traumatique irréversible, ce qui, d’après le médecin, corroborait les allégations du requérant.

40. Le 8 novembre 2003, le procureur de Tekirdağ demanda aux parquets de Gaziosmanpaşa et de Bakırköy de convoquer derechef le requérant et R. Harman aux fins d’une reconstitution des faits.

Les intéressés étaient apparemment domiciliés respectivement aux adresses « Yenimahalle caddesi, no 46/6, Küçükköy, Gaziosmanpaşa » et « Yenigün Mahallesi, Laleli apt. no 29/12, Blk. C/2, Esenler ». Or le père du requérant qui reçut la convocation déclara que son fils se trouvait à Chypre, mais qu’il ne connaissait pas son adresse. Quant à R. Harman, il s’avéra qu’elle n’habitait plus à l’adresse susmentionnée.

41. Le 11 novembre 2003, le requérant se fit examiner par deux psychiatres désignés par Exilio, une association d’utilité publique et fondée en vue de dispenser de l’aide aux réfugiés.

Le rapport médical détaillé établi en conséquence le 22 novembre 2003 confirma le diagnostic de trouble émotionnel post-traumatique chronique, accompagné d’un syndrome de peur et de somatisation.

42. Le 4 décembre 2003, le procureur de la République de Tekirdağ, se référant à la lettre susmentionnée du ministère de la Justice, fit part au parquet d’Istanbul des résultats des investigations et émit l’avis qu’il convenait que l’enquête soit menée désormais par la direction de la sûreté d’Istanbul afin de déterminer si et dans quelle mesure les allégations du requérant et de R. Harman étaient crédibles.

Le procureur énuméra entre autres les éléments suivants qui, d’après lui, jetaient le doute sur la fiabilité desdites allégations :

– l’immatriculation 34 ULE 71 étant celui d’une Opel Astra appartenant à un particulier, le véhicule de modèle Kartal qui aurait servi dans l’enlèvement de R. Harman devait alors être muni d’une fausse plaque, chose impossible s’agissant des véhicules de la fonction publique ;

– en dépit de ses déclarations contradictoires, il était certain que la nuit du 16 novembre 1995, R. Harman s’était rendue à l’hôtel Yat, dont le bâtiment est accolé à celui de la direction de la sûreté de Tekirdağ ; on pouvait donc normalement s’attendre à ce qu’elle se présente avant tout aux policiers en faction à l’entrée de la direction, gardée en permanence ;

– ainsi qu’il ressortait des informations officielles collectées, les services de l’Etat ne connaissaient aucune personne du nom de Yusuf Geyik (Bozo) ou de Sakallı Veli Yeşil (Tatar) ; ni R. Harman ni Ali İhsan Ay n’avaient d’ailleurs prétendu avoir été séquestrés par des « agents de l’Etat » ; les agresseurs ne pouvaient donc être que des tiers ;

– les plaignants R. Harman et Ali İhsan Ay n’avaient pas donné suite aux deux convocations qui leurs avaient été faites en vue de l’identification de leurs présumés ravisseurs et de la reconstitution des faits sur les lieux.

Partant, le procureur conclut ainsi :

« En somme, les allégations des plaignants selon lesquelles ils auraient été enlevés de force et torturés sont sujettes à caution. Sauf leurs déclarations et les rapports médicaux, nulle preuve n’appuie leur version des faits. On pense qu’ils ont été orientés par leurs avocats du bureau de (...). Il ressort du dossier que la plaignante R. Harman a fait l’objet de décisions de mise en détention provisoire, prise par les cours de sûreté de l’Etat d’Elazığ et de Malatya pour appartenance à l’organisation Dev-Sol ainsi que pour distribution de journaux interdits ; quant à Ali İhsan Ay, celui-ci a été placé en garde à vue le 16 avril 1992 car il était suspecté d’appartenir à une organisation de gauche, mais a été par la suite relaxé, et [plus récemment] il a été mis à la disposition de la direction du bureau de l’exécution des peines du fait d’une autre condamnation. (...) »

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

43. Pour l’exposé des dispositions pertinentes du code pénal quant à la poursuite et la répression des actes de mauvais traitements, et des voies de recours ouvertes en droit turc en la matière, voir la décision Ali Şahmo c. Turquie (no 37415/97, 1er avril 2003).

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 3 DE LA CONVENTION

44. Dans sa requête, le requérant soutient avoir été séquestré et torturé pendant six jours par des « membres du JİTEM faisant partie des forces armées de l’Etat ». A cet égard, il invoque d’abord l’article 3 de la Convention, qui se lit ainsi :

« Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitement inhumains ou dégradants. »

A. Arguments des parties

45. Le Gouvernement soutient qu’en l’absence d’une quelconque preuve tangible de ce que des agents de l’Etat auraient été impliqués dans l’enlèvement et des mauvais traitements dénoncés, les allégations du requérant doivent passer pour dénuées de fondement, voire illusoires.

Du reste, il rappelle que les investigations pénales entamées à la suite de la plainte du requérant se poursuivent sans relâche et ne prêtent pas le flanc à la critique.

46. Le requérant conteste cette thèse et maintient ses doléances, à l’appui desquelles il invoque notamment un article paru dans le numéro 1993-14 de la revue Gerçek, les témoignages de cinq personnes, trois rapports médicaux et, plus généralement, le nombre de cas de violences comparables jusqu’ici perpétrées dans le sud-est de la Turquie. Le requérant insiste notamment sur la circonstance qu’à l’époque, la maison d’arrêt de Sağmalcılar était réputée pour détenir les leaders des organisations illégales et que, par conséquent, les alentours du bâtiment se trouvaient sous haute surveillance policière ; nul ne pouvait normalement réussir à séquestrer une personne dans cette zone : à la vérité, des agents en faction à la sortie de la prison utilisaient leurs talkies-walkies pour contacter des patrouilles embusquées plus loin afin qu’elles arrêtent le véhicule signalé et en appréhendent le ou les passagers.

Quant aux investigations pénales, le requérant fait remarquer qu’à ce jour, celles-ci n’ont débouché sur rien de concret. A cet égard, il prie la Cour de ne pas tenir compte des documents produits par le Gouvernement le 10 juin 2004 (paragraphe 9 ci-dessus). Ceux-ci ne concerneraient que les investigations menées dans l’affaire de R. Harman et n’auraient par conséquent aucune valeur probante dans l’appréciation de sa cause.

B. Appréciation de la Cour

1. Quant à la responsabilité de l’Etat pour les incidents dénoncés en l’espèce

47. Partant de l’idée que les allégations de traitements contraires à l’article 3 de la Convention doivent être étayées par des élements de preuve appropriés (Dikme c. Turquie, no 20869/92, § 73, CEDH 2000-VIII), la Cour observe d’emblée que les rapports médicaux produits par le requérant (paragraphes 21, 39 et 41 ci-dessus) fournissent, à eux seuls, une base solide et suffisante pour corroborer l’allégation selon laquelle celui-ci aurait subi des sévices particulièrement graves après avoir été privé de sa liberté.

Ce point n’est d’ailleurs guère controversé entre les parties, lesquelles, par contre, sont en désaccord radical quant à l’identité des responsables de ces violences.

Pour les départager, contrairement à ce que le requérant suggère (paragraphe 46 ci-dessus), la Cour tiendra compte non seulement des circonstances existant au moment des faits dénoncés mais aussi de l’ensemble des renseignements obtenus jusqu’à ce jour (Yaşa c. Turquie, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, p. 2437, § 94), y compris les documents produits par le Gouvernement (paragraphe 9 ci-dessus) concernant le dossier de l’enquête jointe menée dans les affaires de Mme Harman et du requérant (paragraphe 23 ci-dessus).

48. En l’espèce, abstraction faite de la question de l’objectivité des témoins cités par le requérant (paragraphes 15, 16 et 36 ci-dessus), force est d’observer qu’aucun d’entre eux ne se fonde sur un témoignage oculaire : Mme Harman estime être parvenue à identifier le requérant à sa voix (paragraphe 15 ci-dessus), tandis que ses quatre autres camarades relatent des événements plus rapportés que vécus. Quoi qu’il en soit, ces témoignages n’apportent aucun élément nouveau et vérifiable permettant de faire la lumière sur les circonstances dans lesquelles le requérant aurait été enlevé puis torturé.

49. S’agissant ensuite de la situation qui, à l’époque des faits, régnait dans le sud-est de la Turquie, la Cour rappelle qu’elle a déjà eu à connaître de cas de disparitions et de morts d’hommes, dans lesquelles ont été mises en cause des relations obscures entre les services des forces de l’ordre et une formation paramilitaire composée d’individus, dits contre-guérilleros (voir, par exemple, Yaşa c. Turquie, précité ; Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, CEDH 1999-IV ; Kılıç c. Turquie, no 22492/93, CEDH 2000III ; Ertak c. Turquie, no 20764/92, CEDH 2000-V ; Akkoç c. Turquie, nos 22947/93 et 22948/93, CEDH 2000-X ; Mahmut Kaya c. Turquie, no 22535/93, CEDH 2000-III ; Ekinci c. Turquie, no 25625/94, 18 juillet 2000 ; Ülkü Ekinci c. Turquie, no 27602/95, 16 juillet 2002 ; Tepe c. Turquie, no 27244/95, 9 mai 2003 ; Nuray Şen c. Turquie, no 41478/98, 17 juin 2003 ; M.K. c. Turquie, no 29298/95, 13 juillet 2004 ; Buldan c. Turquie, no 28298/95, 20 avril 2004 ; O. c. Turquie, no 28497/95, 15 juillet 2004).

50. Dans ces affaires, la Cour a été amenée à considérer un document, publiquement connu sous le nom de rapport de Susurluk, qui, par ses conclusions, corroborait dans une certaine mesure les rumeurs, répandues entre 1992 et 1994 et depuis lors, selon lesquelles il existait, dans cette région, une relation tripartite d’intérêts illicites entre des personnages politiques, des institutions gouvernementales et des coteries clandestines qui s’employaient à prendre pour cibles des personnalités de premier plan soupçonnées de soutenir le PKK.

Aussi la Cour a-t-elle pu relever parfois des éléments pertinents, notamment quant à la personnalité et au passé des victimes, susceptibles d’appuyer de prime abord leurs allégations d’implication directe ou indirecte des agents de l’Etat dans les actes incriminés (voir, par exemple, les arrêts précités, Tepe, § 173 ; Ülkü Ekinci, § 141 ; Nuray Şen, § 171, et Buldan, § 78).

Toutefois, elle a finalement dû écarter ces hypothèses, estimant qu’en l’absence d’autres éléments plus solides, on ne pouvait se fonder sur le rapport de Susurluk pour établir, avec le niveau de preuve requis (Yaşa, précité, § 94), l’implication d’agents de l’Etat dans un incident particulier.

51. Pour ce qui est de la présente affaire, la Cour réaffirme que, malgré les préoccupations qu’ils suscitent, ni le rapport de Susurluk ni a fortiori l’article paru dans la revue Gerçek (paragraphes 16 et 46 ci-dessus) – lesquels, du reste, sont absolument muets quant aux faits allégués par le requérant (voir, par exemple, Buldan, précité, § 81) –, ne sauraient fonder en soi l’existence d’une présomption selon laquelle l’agression contre le requérant aurait été perpétrée par ou avec la complicité des agents de l’Etat.

52. A cet égard, que les noms du JİTEM (un présumé service antiterroriste dont l’existence est officiellement niée) et de Yusuf Geyik, dit Bozo, resurgissent à nouveau devant la Cour (voir, entre autres, les arrêts précités, Tepe, §§ 85-86, Ekinci, §§ 65 et 73, et Mahmut Kaya, §§ 24, 33 et 37) ne tire guère à conséquence. Car, même à supposer que la situation incriminée dans le sud-est de la Turquie ait pu s’étendre jusqu’aux départements en dehors de la région soumise à l’état d’urgence, tel qu’Istanbul (paragraphe 11 ci-dessus – arrêts précités Ülkü Ekinci, § 14, et Buldan, § 9) et/ou toucher des personnes autres que celles suspectées de soutenir des mouvements insurrectionnels prokurdes (paragraphe 10 ci-dessus), aucune preuve directe n’autorise toutefois à associer ces noms aux incidents dont le requérant se plaint (voir, par exemple, Mahmut Kaya, précité, § 105).

53. Il s’ensuit que toute conclusion selon laquelle le requérant aurait été enlevé et torturé par des agents de l’Etat ou avec leur complicité relèverait plus du domaine d’extrapolations factuelles que d’une constatation fondée au-delà de tout doute raisonnable. Il en va de même de l’argument que le requérant tire de la pratique policière d’embuscades qui, à l’époque pertinente, aurait été monnaie courante afin d’appréhender tel ou tel visiteur loin des sorties des prisons sous haute surveillance. Il s’agit là d’une hypothèse impossible à vérifier, vu le peu d’éléments versés au dossier sur ce point.

54. Ainsi la Cour n’aperçoit aucun élément susceptible de remettre en cause les constats de fait dégagés par les autorités d’enquête nationales, selon lesquels le requérant aurait pu être victime de faits imputables à des tiers (paragraphe 28 ci-dessus – Klaas c. Allemagne, arrêt du 22 septembre 1993, série A no 269, p. 17, §§ 29-30).

55. Toutefois, l’examen de la Cour ne saurait s’arrêter là, si l’on se rappelle que la responsabilité de l’Etat peut aussi se trouver engagée du fait d’avoir omis de prendre des mesures propres à empêcher que les personnes relevant de sa juridiction ne soient soumises à des violences, telles que celles en cause en l’espèce, même administrées par des particuliers (Mahmut Kaya, arrêt précité § 115, A. c. Royaume-Uni, arrêt du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VI, pp. 2699-2700, §§ 22 et 24 ; voir aussi, mutatis mutandis, Osman c. Royaume-Uni, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, pp. 3159-3160, §§ 115-116).

Partant, il faut s’assurer que la législation turque mettait le requérant à l’abri de traitements contraires à l’article 3, et rechercher s’il y avait des raisons de croire que les autorités turques savaient ou auraient dû savoir que le requérant courait un risque réel et imminent dont elles n’ont pas empêché la matérialisation (ibidem).

56. Or, force est d’observer que, devant la Cour, le requérant n’a jamais prétendu avoir été menacé ou s’être senti menacé auparavant d’être pris pour cible par quiconque, ni avoir sollicité la protection des autorités ou attiré leur attention, d’une manière ou d’une autre, sur une crainte d’être agressé (voir, par exemple, les arrêts précités, Kılıç, § 76, et Mahmut Kaya, § 87). Dans ces conditions et compte tenu de son constat précédent (paragraphe 54 ci-dessus), la Cour ne saurait objectivement reprocher aux autorités turques une quelconque inaction injustifiée dans la mise en œuvre de mesures préventives d’ordre légal ou pratique.

57. En somme, elle juge qu’en l’espèce aucune violation de l’article 3 de la Convention, sous son volet substantiel, ne saurait être établie.

58. Cette conclusion dispense la Cour d’examiner plus avant les faits antérieurs aux violences commises sur la personne du requérant. Mais il en va autrement en ce qui concerne les faits ultérieurs : elle doit encore s’assurer que l’impossibilité en l’espèce d’aboutir à des constatations de fait définitives au sujet de la responsabilité de l’Etat n’a pas résulté de l’absence de réaction effective des autorités aux griefs formulés par le requérant à l’époque pertinente (voir, mutatis mutandis, İlhan c. Turquie [GC], no 22277/33, § 79, CEDH 2000-VII, et Labita c. Italie [GC], no 26772/95, § 131, CEDH 2000-IV).

2. Quant aux investigations menées au sujet des plaintes du requérant

59. La Cour rappelle l’objet et l’étendue des obligations de nature procédurale que l’article 3, pris isolément ou combiné avec l’article 13 de la Convention (pour la discussion sur cette question, voir İlhan, arrêt précité, §§ 91-93), impose aux autorités nationales concernant l’établissement des faits et des responsabilités à raison d’actes ou d’omissions imputables aux agents de l’Etat (voir, par exemple, Assenov c. Bulgarie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VIII, p. 3290, § 102, et Z. et autres c. Royaume-Uni [GC], no 29392/95, § 109, CEDH 2001-V).

Or, comme elle l’a déjà indiqué dans son arrêt M.C. c. Bulgarie, une telle obligation ne saurait en principe être limitée aux seuls cas de mauvais traitements infligés au su de l’Etat (no 39272/98, §§ 151 et 153, CEDH 2003-XII).

60. La Cour réaffirme donc que l’interdiction absolue inscrite à l’article 3 de la Convention, comme celle qui découle de l’article 2 (Menson c. Royaume-Uni (déc.), no 47916/99, CEDH 2003-V), implique pour les autorités le devoir de mener une enquête officielle effective, lorsqu’une personne allègue, de manière « défendable », avoir été victime d’actes contraires à l’article 3 et commis dans des circonstances suspectes, quelle que soit la qualité des personnes mises en cause. C’est le grief tenant à l’existence du traitement prohibé qui doit être « défendable », pas forcément l’appréciation faite, à tort ou à raison, par la victime quant à l’identité des « responsables présumés » : une fois dûment saisies selon les voies légales existantes, c’est aux instances nationales qu’il incombe de soumettre les faits portés à leur connaissance à l’examen le plus scrupuleux qu’exige l’article 3, pour que les faits soient élucidés et les « vrais » responsables identifiés.

b. Appréciation des circonstances de l’espèce

61. En l’espèce, la Cour note que des dénonciations écrites ont été déposées respectivement les 17 et 18 novembre 1995 par la sœur du requérant puis par Me Yüksel, et qu’une plainte formelle a été déposée le 21 novembre 1995 par le requérant lui-même au sujet des incidents en cause en l’espèce. A cette date, le procureur a entendu l’intéressé à deux reprises et s’est assuré qu’il passe des examens médicaux.

La gravité des lésions constatées dans le rapport médical établi en conséquence et les explications que le requérant avait fournies au sujet du déroulement des faits à l’origine de ses blessures étaient suffisantes pour alarmer les autorités ainsi que pour constituer des motifs raisonnables de croire qu’il y avait bien eu une privation de liberté suivie d’actes de tortures. A n’en pas douter, le requérant avait ainsi formulé devant les autorités nationales un grief « défendable » (paragraphe 47 ci-dessus).

62. Des investigations pénales furent d’ailleurs ouvertes au sujet des allégations de l’intéressé, et ce promptement, ce qui constitue une condition capitale pour maintenir la confiance du public et son adhésion à l’Etat de droit ainsi que pour prévenir toute apparence de tolérance d’actes illégaux ou de collusion dans leur perpétration (voir, mutatis mutandis, Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, § 108, 136-140, CEDH 2001-III (extraits).

Par la suite, le dossier a été transmis au procureur de la République d’Eyüp. Après avoir recueilli le témoignage de R. Harman, co-plaignante et témoin principal du requérant, le procureur a déféré l’affaire au parquet de Tekirdağ. Dans l’intervalle, il s’est avéré que ni le nom du requérant ni celui de R. Harman ne figuraient dans les registres de garde à vue des services de la sûreté et que le véhicule immatriculé 34 ULE 71, prétendument utilisé dans l’enlèvement de R. Harman, n’appartenait à aucune des unités relevant de la direction de sûreté de Tekirdağ.

63. Compte tenu des éléments factuels qui ressortent du dossier quant à l’éventuelle implication des agents de l’Etat dans la survenance des faits incriminés (paragraphes 54 – 58 ci-dessus), le niveau de l’enquête menée jusqu’à ce moment ne paraît pas critiquable, ne serait-ce que parce qu’en l’espèce les autorités ne disposaient pas de tous les éléments nécessaires.

A cet égard, il importe d’abord de souligner qu’alors que les investigations étaient en cours, Me Yüksel, avocat du requérant et de R. Harman, s’était vu notifier une convocation invitant ses clients à participer à une reconstitution des faits ainsi qu’à l’identification des ravisseurs sur les albums du personnel de la sûreté en faction dans la région. Or, il semble que les intéressés ne répondirent pas à cette convocation.

Par ailleurs, s’il est vrai que les autorités ne semblent pas avoir suivi avec rigueur certaines des pistes, la Cour n’est pas pour autant convaincue qu’il faille les blâmer pour cela, pour les raisons qui suivent :

Pour ce qui est des affirmations, non vérifiées lors de l’enquête, de la sœur du requérant et de Me Yüksel selon lesquels le requérant aurait été enlevé vers 14 heures en même temps que deux femmes, M. Özen et Selma (paragraphe 14 ci-dessus), force est d’observer que ces affirmations reposent sur des précisions à ce point catégoriques qu’elles devraient normalement émaner de témoins directs : or aucune déclaration écrite ou de la part d’un tel témoin ne semble avoir été produite devant les instances d’enquête.

Reste la ligne téléphonique dont la mise sur écoute avait été sollicitée en vain par Me Yüksel, au motif qu’elle avait été utilisée par les ravisseurs pour contacter Medine Ay, le lendemain de la disparition de son frère, à savoir le 16 novembre 1995 (paragraphe 15 ci-dessus) ; or, à supposer que cela soit véridique, rien ne permet de comprendre pourquoi la sœur du requérant n’a pas porté cette importante information à la connaissance du procureur auquel elle s’était adressée le 17 novembre 1995, avant même de mandater Me Yüksel (paragraphe 14 ci-dessus).

64. Quoi qu’il en soit, vu que la plainte initiale du requérant visait des « policiers en civil » ou des « militaires en civil » (paragraphe 20 ci-dessus), le dossier ainsi constitué fut transmis le 29 mai 1996 au comité administratif de Tekirdağ, en vertu de la loi sur la poursuite des fonctionnaires.

Le 17 juin 1996, le comité administratif a conclu qu’en l’espèce rien ne justifiait la poursuite d’agents de l’Etat : les plaignants n’avaient jamais affirmé que leurs agresseurs relevaient de la fonction publique, ce qui – du reste – ne pouvait pas être le cas concernant les individus qu’ils avaient qualifiés de « contre-guérilléros » ou de « repentis du PKK ». Le comité administratif était ainsi convaincu que les incidents n’étaient n’imputables qu’à des tierces personnes.

65. Certes, la Cour a déjà jugé dans plusieurs affaires que les enquêtes menées par ces organes suscitaient de sérieux doutes, en ce qu’ils n’étaient pas indépendants vis-à-vis de l’exécutif (par exemple, Güleç c. Turquie, arrêt du 27 juillet 1998, Recueil 1998-IV, p. 1732-1733, §§ 79-81, et Oğur c. Turquie [GC], no 21954/93, §§ 91-92, CEDH 1999-III).

Dans la présente affaire toutefois, il ne s’impose guère de s’attarder sur cette question, dès lors que l’intervention du comité administratif n’a pas été décisive : elle n’a pas mis fin aux investigations et n’a joué qu’en ce qui concerne la qualification des dispositions procédurales applicables aux présumés responsables des violences commises et qui, selon le comité, devaient être poursuivis selon les voies de droit commun.

Il importe davantage d’examiner le déroulement de l’enquête à partir du 17 juin 1996 et la volonté des instances turques d’aboutir à l’établissement des faits et des responsabilités dans l’affaire du requérant.

66. En l’espèce, dès le transfert du dossier de l’affaire par le comité administratif, le procureur de la République de Tekirdağ a repris l’enquête et ordonné l’arrestation des tortionnaires du requérant. Le 3 mai 1997, l’on découvrit que la voiture signalée par R. Harman appartenait à une certaine A.N.Ç., étrangère aux faits dénoncés. Pendant le mois de juin, le parquet s’employa davantage à vérifier les dires de R. Harman et, de novembre 1997 jusqu’à mars 1998, chercha en vain à déterminer si Yusuf Geyik (Bozo) ou Sakallı Veli Yeşil (Tatar) étaient connus des autorités de la sûreté.

Trois ans après, le requérant quitta la Turquie (paragraphe 35 ci-dessus), après quoi il parvint à recueillir de nouveaux éléments de preuve, dont les autorités d’enquête ne furent, toutefois, jamais informées (paragraphes 36, 37, 39 et 41 ci-dessus).

Après environ cinq ans d’investigations peu fructueuses, le 8 novembre 2003, le procureur de la République de Tekirdağ décida de convoquer derechef le requérant et R. Harman aux fins d’une reconstitution des faits.

Cette démarche échoua à nouveau, les intéressés n’habitant plus aux adresses qu’ils avaient indiquées.

67. La Cour est prête à admettre que l’intervention d’un comité administratif dans la procédure ou encore le fait pour les parquets d’avoir accepté sans réserve les informations soumises par les forces de l’ordre (paragraphes 26 et 33 ci-dessus) constituent des éléments qui ont, dans une certaine mesure, affaibli la rigueur de l’enquête interne, tout comme le fait que celle-ci se trouve encore pendante et qu’à ce jour elle n’a pas permis d’identifier les auteurs des violences dont le requérant a été l’objet.

Dans la présente affaire cependant, malgré les défaillances imputables aux autorités, ce qui a le plus sapé l’effectivité des investigations est le refus du requérant de participer à la reconstitution des faits ou encore à l’examen des albums de photographie du personnel de la sûreté, mesures qui paraissaient capitales, d’autant que M. Ay prétendait pouvoir dépeindre les lieux où ses ravisseurs l’avaient amené et identifier au moins deux de ses tortionnaires.

68. Au vu de ce qui précède, la Cour estime devoir rappeler que dans le contexte de l’obligation d’enquêter au sujet des actes d’autrui, la nature et le degré des investigations répondant au critère minimum d’effectivité s’apprécient compte tenu des réalités pratiques du travail d’enquête (voir, mutatis mutandis, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000-VI) et sous réserve des limitations découlant dudit contexte (voir, mutatis mutandis, Menson, décision précitée).

Sous cet angle, l’enquête menée dans la présente affaire peut passer pour satisfaisante dans son ensemble, nonobstant ses résultats infructueux, dans la mesure où l’obligation dont il s’agit est une obligation de moyens et non de résultat (voir Menson, la décision précitée, et les arrêts qui y sont cités), et où le requérant ne pouvait pas légitimement escompter qu’il en aille autrement sans que lui-même ou son conseil contribuent davantage à la recherche de la vérité.

69. Dès lors, la Cour conclut à l’absence de violation de l’article 3 de la Convention, sous son volet procédural également.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 5 DE LA CONVENTION

70. Le requérant renvoie aux faits de la cause et soutient que son enlèvement constitue en outre une privation de liberté illégale, donc contraire à l’article 5 de la Convention, qui en ses passages pertinents, est ainsi libellé :

Article 5

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales :

a) s’il est détenu régulièrement après condamnation par un tribunal compétent ;

b) s’il a fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention régulières pour insoumission à une ordonnance rendue, conformément à la loi, par un tribunal ou en vue de garantir l’exécution d’une obligation prescrite par la loi ;

c) s’il a été arrêté et détenu en vue d’être conduit devant l’autorité judiciaire compétente, lorsqu’il y a des raisons plausibles de soupçonner qu’il a commis une infraction ou qu’il y a des motifs raisonnables de croire à la nécessité de l’empêcher de commettre une infraction ou de s’enfuir après l’accomplissement de celle-ci ;

(...) »

71. Le Gouvernement conteste cette thèse.

72. Au vu de l’ensemble des données de l’affaire, la Cour estime que la doléance formulée sur le terrain de l’article 5 de la Convention repose sur des arguments et faits qui s’avèrent les mêmes que ceux déjà considérés sous l’angle de l’article 3.

Aussi la Cour juge-t-elle inutile d’examiner ce grief séparément.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l’UNANIMITÉ,

1. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 3 de la Convention ;

2. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément les griefs sous l’angle de l’article 5 de la Convention.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 mars 2005 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Naismith J.-P. Costa
Greffier adjoint Président