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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE CEYHAN DEMİR ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 34491/97)
ARRÊT
STRASBOURG
13 janvier 2005
DÉFINITIF
13/04/2005
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Ceyhan Demir et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
MM. C.L. Rozakis, président,
L. Loucaides,
R. Türmen,
Mmes F. Tulkens,
N. Vajić,
MM. D. Spielmann,
S.E. Jebens, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 9 décembre 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 34491/97) dirigée contre la République de Turquie et dont dix-neuf ressortissants de cet Etat, Mlle Ceyhan Demir, Mmes Mecbure Demir et Tenzile Aslan, Mlles Suzan Demir, Mevlüde Demir, Şükran Demir, Sabire Demir, Semra Demir, Sevda Demir, Songül Demir, Dilber Demir et Hamdiye Demir ainsi que MM. Şükrü Demir, Nezir Demir, Feryat Demir, Mehmet Demir, Serhat Demir, Narine Demir et Vedat Demir (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 6 novembre 1996 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Me M.Vefa, avocat à Diyarbakır. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent pour la procédure devant la Cour.
3. Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, les requérants alléguaient que le décès de Kadri Demir relevait de la responsabilité de l’Etat. Ils dénonçaient également le déroulement de l’enquête pénale en cours devant les instances nationales et invoquaient à cet égard les articles 6 et 13 de la Convention.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7. Par une décision du 22 novembre 2001, la chambre a déclaré la requête recevable.
8. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé après consultation des parties qu’il n’y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l’affaire (article 59 § 3 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des commentaires écrits sur les observations de l’autre.
9. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Les requérants sont les proches du défunt Kadri Demir. Mme Mecbure Demir est son épouse et mère de Ceyhan, Hamdiye, Şükrü, Feryat, Songül, Semra, Sabire, Narine, Dilber, Nezir et Suzan Demir.
Mme Tenzile Aslan est la compagne du défunt et mère de Mevlüde, Mehmet, Şükran, Serhat, Sevda et Vedat Demir.
Tous les requérants résident à Mardin.
A. Les circonstances du décès de Kadri Demir
11. Le 24 septembre 1996, la maison d’arrêt de Diyarbakir, où K. Demir purgeait une peine d’emprisonnement de douze ans et six mois pour appartenance au PKK, fut le théâtre d’un affrontement opposant des détenus aux gardiens et forces de l’ordre et causant la mort de dix détenus et autant de blessés. Le jour même fut établi un procès-verbal qui relate les faits comme suit :
« (...) 34 détenus [de retour du parloir] ont attaqué six gardiens qui se trouvaient dans le bloc C (...) à la suite du refus des gardiens en fonction devant les portes [de laisser] les détenus qui se dirigeaient (...) vers les trappes des portes des cellules 34 et 36, parler avec les détenus de ces cellules (...)
Par l’intervention des gardiens présents et du personnel pénitentiaire (...), les 34 détenus ayant pris part aux faits ont été maintenus entre les portes des 4e et 5e couloirs et le calme fut assuré (...)
Les faits débutèrent à 10 h 30 ; à 10 h 45 environ, les détenus furent maintenus entre les portes des 4e et 5e couloirs et le procureur de la République et le procureur près la maison d’arrêt furent informés (...)
A 12 h 30 environ, (...) après avoir constaté que de la fumée s’échappait des aérations des cellules 17 et 23, il a été fait appel à des véhicules de pompiers (...) Le personnel pénitentiaire a convaincu les détenus (...) d’éteindre le feu (...)
A 13 h 20 environ, les détenus des cellules 34 et 36 ont tendu de l’intérieur, par les trappes, les tuyaux démontés des radiateurs, les conduites d’eau, les parties en fer des bancs et couchettes, aux détenus du couloir qui, avec ces barres de fer ont forcé la porte du couloir (...)
(...) à 15 h 30, les gardiens ont informé la direction de la maison d’arrêt que les 34 détenus se trouvant entre les portes des 4e et 5e couloirs avaient ouvert la porte du 5e couloir avec les barres de fer qu’ils avaient en main, et tentaient de briser les verrous des autres cellules.
Après avoir apprécié la situation, il a été décidé d’intervenir pour (...) prévenir des conséquences d’une gravité irrémédiable et éviter que les portes des cellules soient brisées et que les détenus sortent de leur cellule (...)
(...) 30 policiers des forces d’intervention rapide et 25 gendarmes (...) sont entrés dans la partie où se trouvaient les détenus (...) Un affrontement eut lieu entre les 25 gendarmes, dépourvus de leurs armes à feu, entrés par la cuisine, les 30 policiers, dépourvus de leurs armes à feu, entrés par devant et les détenus (...) »
12. Au terme de cet affrontement, dix-neuf détenus furent blessés et transférés à l’hôpital public ; quatorze autres (dont K. Demir) furent transférés à la maison d’arrêt de Gaziantep.
13. Ce transfert fut précédé d’un examen médical effectué, à 16 h 30 environ, par Serdar Gök, médecin près la maison d’arrêt de Diyarbakir qui conclut :
« L’état général de tous les détenus examinés est bon, ils sont conscients (...), leurs fonctions vitales sont stables et tous les examens physiques normaux. [Après] que les lésions traumatiques présentes sur différentes parties de leurs corps furent soignées et pansées, ils furent transférés. »
14. Le 25 septembre 1996, à 0 h 35 environ, le fourgon de transfert arriva à la maison d’arrêt de Gaziantep. K. Demir y fut retrouvé mort.
15. Le même jour, son corps fut emmené à la morgue de l’hôpital public de Gaziantep où il fut procédé à une autopsie. Aux termes du rapport d’autopsie, dressé par le procureur de la République de Gaziantep en présence de deux experts médicaux, le corps du défunt présentait de nombreuses blessures, ecchymoses et écorchures, notamment à la tête et sur la région frontale, aux omoplates, aux mains et aux bras.
Les médecins légistes constatèrent également un œdème au cerveau, une ecchymose sous-cutanée à la poitrine et la fracture de deux côtes. Ils demandèrent qu’un examen pathologique et toxicologique fût effectué par l’institut médico-légal d’Istanbul (« l’institut médico-légal ») en vue de déterminer la cause du décès.
16. Le 26 septembre 1996, le procureur de la République de Gaziantep saisit l’institut médico-légal d’une demande tendant à l’établissement de la cause du décès de K. Demir.
17. Le même jour, le procureur de la République de Diyarbakir (« le procureur de la République ») recueillit la déposition de six gardiens ayant assisté aux évènements en question. Trois d’entre eux, P. Yilmaz, A. Güler et M. Ötük, déclarèrent que les détenus qui attendaient entre les 4e et 5e couloirs s’étaient procurés auprès des prisonniers des cellules 34 et 35 des objets coupants et des barres de fer, avec lesquels ils avaient ouvert la porte du 5e couloir et tenté de forcer les portes des cellules.
18. Le 27 septembre 1996, le procureur de la République de Gaziantep entendit neuf détenus transférés dans le même fourgon que le requérant. Ces derniers déclarèrent vouloir porter plainte pour coups et violences subis lors de l’affrontement survenu à la maison d’arrêt de Diyarbakir mais aussi, lors de leur transfert vers la maison d’arrêt de Gaziantep. Sept d’entre eux déclarèrent avoir été frappés par les policiers dans le fourgon de transfert. Parmi eux, I. Korkar, qui partageait la cabine de K. Demir dans le véhicule, déclara :
« Nous n’avons [bénéficié] d’aucun soin avant notre transfert à Gaziantep. Après être montés dans le [fourgon de transfert] nous avons été frappés, quand nous étions à Diyarbakir, et [quand nous étions] sur la route. J’étais dans la même cabine que le défunt Kadri Demir. Nous étions deux. A une demi-heure de Gaziantep, Kadri Demir était [toujours] vivant à mes côtés. Mais il agonisait (...) bien que nous ayons fait du bruit et appelé à l’aide, personne ne s’est occupé de nous. Kadri Demir et moi avons également été frappés dans le véhicule, il s’agissait de coups violents. En fait, il avait reçu le coup mortel lors de la bastonnade qu’il avait subi à Diyarbakir (...) Il souffrait également d’insuffisance respiratoire. Tous les deux-trois mois, il était envoyé à l’hôpital pour être soigné (...) »
19. Un autre détenu, Yavuz Eren, déclara que le défunt souffrait d’insuffisance respiratoire et qu’il avait été frappé par le gardien chef Fatih Ahmet Ridvan.
Enfin, au cours de leurs dépositions, des détenus précisèrent que le transfert litigieux n’avait été précédé d’aucun examen médical.
20. Les 29 et 30 septembre 1996, le procureur de la République recueillit la déposition de onze détenus ayant pris part à l’affrontement. Trois d’entre eux précisèrent que, lors de la survenance de l’altercation avec les gardiens, aucun détenu n’était muni d’un quelconque objet. Le détenu A. Izgi, qui s’était rendu aux gardiens avant l’intervention des forces de l’ordre, déposa comme suit :
« (...) ils [les détenus] ont tous attaqué d’un coup [le gardien chef], ils ont commencé à le lyncher (...) Parmi les détenus, Kadri Demir et K. Gümüş ne se sont pas joints aux autres, eux ils les insultaient (...) Après, les autres gardiens ont ouvert la porte du couloir et sont entrés, à ce moment ils [les détenus] les ont également attaqué et ont frappé les gardiens (...) Les gardiens ont fui et fermé à clé la porte du couloir. K. Gümüş essayait d’ouvrir la porte avec un fil de fer (...) Au cours des discussions [avec le directeur], ils [les détenus] prenaient continuellement des morceaux de bois, des morceaux de fer et objets du même genre depuis la trappe de la cellule 35 (...) »
21. Le 12 décembre 1996, l’institut médico-légal communiqua au procureur de la République de Gaziantep les résultats négatifs de l’examen toxicologique systématique effectué à sa demande (paragraphe 15 ci-dessus).
22. Le 16 décembre 1996 furent recueillis les témoignages de cinq gendarmes ayant participé au transfert des détenus à la maison d’arrêt de Gaziantep. Ils déclarèrent que le transfert avait été effectué dans un véhicule composé de cabines où les détenus étaient menottés et placés par groupes de trois ou quatre. Ces cabines étaient fermées à clé et n’avaient pas été ouvertes jusqu’à leur arrivée à la maison d’arrêt de Gaziantep. Ils nièrent avoir frappé les détenus et soutinrent n’avoir entendu aucun appel à l’aide.
23. Parmi ces gendarmes, H. Adigüzel déclara en outre :
« (...) Le capitaine de gendarmerie V. Çolak, mandaté par le commandement de compagnie, a rassemblé toute la compagnie et nous a expliqué comment nous devrions agir et nous comporter lorsqu’une intervention dans la maison d’arrêt [sera] nécessaire. Il a expliqué au personnel devant faire partie de l’équipe d’intervention qu’il ne fallait pas frapper les condamnés à la tête lors de l’intervention. Si les détenus continuaient à s’opposer, il fallait les repousser avec les boucliers et utiliser les matraques dont ils étaient munis sur les parties [du corps] se trouvant sous la ceinture (...) »
24. Musa Malkoç, sergent major au sein du corps de gendarmerie, précisa :
« (...) le capitaine de gendarmerie V. Çolak a rassemblé toute la compagnie, il a informé le personnel de la situation dans la maison d’arrêt (...) Il nous a dit qu’à notre entrée dans la maison d’arrêt, pour intervenir, il ne fallait pas frapper les condamnés à la tête avec la matraque et qu’il fallait contrer leur résistance sans leur causer trop de dommage (...) »
25. Le 17 décembre 1996 furent recueillis les témoignages de six gendarmes parmi lesquels Niyazi Uysal, lieutenant de gendarmerie et commandant de la patrouille en charge du transfert, qui déclara :
« (...) A 17 heures environ, les forces de gendarmerie et d’intervention rapide sont sorties de la maison d’arrêt (...) Il a été décidé de transférer quatorze des détenus ayant participé au soulèvement vers la maison d’arrêt de Gaziantep et il m’a été ordonné d’[effectuer] le transfert en qualité de commandant de patrouille (...) A 17 h 30 environ, à peine avais-je reçu cet ordre de transfert que j’ai appelé à mes côtés le sergent major Musa Malkoç, qui avait été mandaté pour ce transfert, et je lui ai dit que nous allions partir. Musa Malkoç m’a dit avoir pris les rapports médicaux selon lesquels il n’y avait pas d’empêchement au transfert des quatorze détenus (...) et que les détenus (...) étaient montés dans le fourgon (...) Dans le rapport médical, il était écrit qu’il n’y avait pas d’empêchement au transfert des détenus (...) A 18 heures, [avec] le fourgon [placé] devant et le véhicule blindé où je me trouvais [placé] derrière (...) nous avons pris la route (...) Le 25 septembre 1996, à 0 h 30 environ, Musa Malkoç (...) qui se trouvait dans le fourgon m’a informé par radio qu’un détenu faisait un malaise, à ce moment nous étions sur le point d’entrer à la maison d’arrêt de Gaziantep (...) Le détenu mort Kadri Demir ne présentait (...) aucune trace de coups à la tête et au visage. »
26. Le 18 décembre 1996 fut recueilli le témoignage du Dr Gök qui déclara notamment :
« (...) à la fin de l’opération, les détenus blessés avaient été amenés aux cabines [servant] de parloir. Avec (...) l’autre médecin, nous avons ensemble examiné les détenus en groupe, parmi eux certains présentaient des blessures graves (...) Nous avons transféré vers l’hôpital public de Diyarbakir ceux qui avaient besoin d’être transférés d’urgence. Nous avons assuré le transfert vers la maison d’arrêt de Gaziantep des (14) détenus pour lesquels il n’y avait pas d’empêchement au transfert (...) Au cours de notre intervention, je n’ai vu ni les forces de sécurité ni le personnel de la prison maltraiter les détenus (...) »
27. Le 3 mars 1997, en réponse à sa saisine par le procureur de la République de Gaziantep, l’institut médico-légal informa ce dernier de la nécessité de recueillir l’avis de l’institut d’expertise médico-légal pour déterminer la cause du décès de K. Demir.
B. Les procédures diligentées par les autorités nationales
1. L’action pénale engagée contre les détenus de la maison d’arrêt de Diyarbakir (no 572)
28. Le 14 novembre 1996, le procureur de la République inculpa vingt-quatre détenus ayant participé aux incidents du 24 septembre 1996, pour soulèvement contre l’administration pénitentiaire, violences et voies de fait contre fonctionnaires.
29. Le 22 décembre 2000 fut promulguée la loi no 4616 prévoyant le sursis au jugement et à l’exécution des peines pour certaines infractions commises avant le 23 avril 1999.
30. Le 23 février 2001, le tribunal correctionnel de Diyarbakir (« le tribunal correctionnel »), devant lequel l’affaire demeurait pendante, sursit à statuer pour une durée de cinq ans, en vertu des dispositions de cette loi.
2. Les actions pénales diligentées contre les fonctionnaires intervenus le 24 septembre 1996
a) L’action pénale no 508
31. Le 10 décembre 1996, le procureur de la République inculpa le directeur, les deux directeurs adjoints, le gardien chef et deux gardiens de la prison de Diyarbakir pour coups et entama une action pénale (no 508) à leur encontre.
b) L’action pénale no 125
32. Le 23 octobre 1996, s’estimant incompétent pour établir la responsabilité des agents (policiers et gendarmes) impliqués dans les évènements survenus à la maison d’arrêt de Diyarbakir, le parquet de Diyarbakir renvoya l’affaire au comité administratif départemental de Diyarbakir (« le comité administratif ») pour en connaître.
33. Le 19 décembre 1996, le comité administratif renvoya le dossier au parquet, estimant que les faits litigieux relevaient de la compétence judiciaire.
34. Le 23 décembre 1996, le procureur de la République inculpa soixante-cinq gendarmes et policiers ayant participé aux évènements litigieux pour omission dans l’exercice de leur fonction et homicide involontaire, par voies de fait dont les auteurs demeuraient indéterminés, et dépassement des limites fixées par l’état de nécessité.
35. Le 13 janvier 1997, la cour d’assises de Diyarbakir (« la cour d’assises ») adopta une décision d’incompétence, estimant que la répression d’une émeute relevait de la compétence administrative et qu’en conséquence, les gendarmes et policiers impliqués dans celle-ci devaient être poursuivis conformément à la loi relative à la poursuite des fonctionnaires. Elle renvoya le dossier à la Cour de cassation pour statuer sur le conflit de compétence résultant du refus du comité administratif de connaître de l’affaire.
36. Le 18 mars 1997, l’assemblée plénière de la chambre criminelle de la Cour de cassation décida que la cour d’assises était la juridiction compétente pour connaître de l’affaire.
37. Débutées le 29 avril 1997, les audiences qui se déroulèrent devant la cour d’assises peuvent notamment se résumer comme suit.
i. Audience du 20 juin 1997
38. La cour d’assises accueillit la demande de constitution de parties intervenantes déposée par les requérants et recueillit la déposition de douze accusés. Parmi eux, Vedat Çolak, qui exerçait la fonction de capitaine de gendarmerie, décrivit les évènements survenus comme suit :
« (...) à 11 heures environ, le directeur près la maison d’arrêt m’a téléphoné [pour] m’informer que des détenus avaient attaqué des gardiens et que certains avaient pu être pris en otage. Plus tard nous avons appris qu’il n’y avait pas eu de prise d’otages, toutefois, en raison de l’attaque, huit gardiens ont été blessés dont deux gravement (...) Sur ce, j’ai dit au directeur d’informer le procureur de la République et le procureur près la maison d’arrêt (...) Plus tard j’ai parlé avec le procureur général, le procureur près la maison d’arrêt et les unités de sécurité (...) Au cours de cet entretien, j’ai dit que les agissements des détenus étaient destinés à [créer] une émeute mais que celle-ci était pour l’instant à l’état de préparation, c’est pourquoi, en intervenant immédiatement, nous pourrions en peu de temps la prévenir. Le procureur général a dit qu’il avait informé le ministère par télécopie et [demanda] d’attendre la réponse avant d’intervenir, nous avons attendu ; entre-temps le procureur a fait appel aux forces d’intervention rapide (...); entre-temps le parquet et les gardiens ont tenté de résoudre la situation par leurs propres moyens. A cette fin, ils ont tenté de négocier avec les détenus, cette situation a continué jusqu’à 15 heures (...) A 15 heures environ, lorsque nous avons reçu l’ordre d’intervenir, moi et mes soldats sommes intervenus par la porte de la cuisine et les forces d’intervention rapide par la porte principale. Nous nous sommes dirigés vers le couloir où se trouvaient les détenus, [conformément] au plan qui nous avait été fait. Avant d’entrer j’avais retiré leurs armes à mes soldats et nous leur avons donné des casques et couvre-chef en acier ainsi que des matraques, rien d’autre (...) conformément au plan, les émeutiers sont restés entre nous et les forces d’intervention rapide (...) »
Il précisa que, lors de l’intervention, ils s’étaient heurtés à la résistance des émeutiers, armés de barres de fer et de débris de verre. Il nia les faits reprochés, déclarant avoir agi conformément aux instructions reçues. Selon lui, les détenus avaient planifié leur soulèvement.
39. Burhan Altaş, officier administratif au sein de la maison d’arrêt de Diyarbakir, déclara, s’agissant du déroulement de l’intervention litigieuse :
« (...) nous avons éclairé nos soldats sur ce que nous devions faire, nous avons dit de quelle ampleur devait être notre intervention et quel était son but. J’ai dit que notre objectif était d’empêcher l’émeute, de remettre les émeutiers aux gardiens et rendre cette émeute inefficace. Nous avons établi que notre intervention devait seulement permettre cela et, à cet égard, nous avons donné à nos soldats des casques en acier et des matraques ainsi que des boucliers en acier ; en dehors de cela les soldats qui sont intervenus n’avaient pas d’armes (...) »
A une question du procureur de la République, il répondit :
« Au cours de l’opération, comme le couloir était étroit et que nos soldats avaient des boucliers à la main, nous avons d’abord tenté de repousser les émeutiers ; plus tard, nous avons frappé leurs pieds, leurs bras et avons essayé de faire tomber les [armes] qu’ils tenaient en main. »
40. M. Oğraş, membre du commandement de gendarmerie près la maison d’arrêt de Diyabakir, déposa comme suit :
« (...) nous avons expliqué à nos soldats ce que nous devions faire, ce que nous devions empêcher et jusqu’à quel point nous pouvions employer la force. Nos soldats n’avaient que des boucliers, casques et matraques ; cependant, malgré nos explications, la force est quelque chose de relatif à la corpulence des gens ou à la sensibilité de la personne victime de la force. Alors que certains peuvent tomber au sol au plus petit coup, d’autres peuvent résister même aux coups violents (...) ; nous ne pouvons établir l’ampleur de la force qui va être employée par chacun. A la date des faits, il y a eu différents entretiens entre le commandant de patrouille (...), les administrateurs de la maison d’arrêt et le parquet sur le moment et la façon dont l’intervention devait avoir lieu. Selon moi, les évènements auraient pu être évités, c’est-à-dire si les gardiens étaient intervenus ou si nous étions intervenus plus tôt (...) »
41. Les autres accusés entendus au cours de cette audience nièrent les faits reprochés, déclarèrent n’avoir vu aucun policier frapper les détenus à la tête et avoir agi dans les limites des instructions reçues.
42. Au cours de cette audience, les parties intervenantes demandèrent la comparution des accusés entendus sur commission rogatoire, le placement des accusés en détention provisoire ainsi que la jonction de l’instance avec l’affaire no 572 (paragraphe 28 ci-dessus). En outre, elles soulignèrent que K. Demir était décédé au cours de son transfert, alors qu’aucun empêchement médical ne s’y opposait. Le lieutenant Niyazi Uysal, officier en charge du transfert des détenus, devait être tenu pour responsable de ce décès. Elles demandèrent ainsi à la cour de saisir le procureur de la République d’une action contre le médecin ayant autorisé le transfert, l’officier en charge de celui-ci et les soldats y ayant pris part.
43. Au terme de cette audience, la cour décida d’entendre le médecin mis en cause ainsi que Niyazi Uysal, avant de se prononcer sur la demande des parties intervenantes.
ii. Audience du 17 septembre 1997
44. La cour d’assises entendit des accusés en leur défense ainsi que A. Sever, détenu à la maison d’arrêt de Diyarbakir au moment des faits, en qualité de témoin. Celui-ci déclara que l’incident avait pour origine le refus d’un gardien d’autoriser les prisonniers, de retour du parloir, à demander aux détenus des cellules se trouvant dans le couloir des bacs afin d’y déposer les effets remis par leur famille. Ledit gardien aurait insulté les détenus et annulé la visite au parloir qui devait avoir lieu pour un autre groupe de détenus. Ensuite, policiers et soldats sont entrés et ont employé la force pour disperser les détenus. Le témoin a été blessé à la tête ainsi qu’un autre détenu qui présentait une fracture du crâne. Après les faits, il a été transféré à la maison d’arrêt de Gaziantep, ce, sans avoir été examiné par un médecin.
45. La cour entendit également Niyazi Uysal en qualité de témoin, lequel déclara :
« Vers 17 heures, l’intervention avait pris fin. On m’a dit que le transfert des détenus allait se faire vers la prison de Gaziantep (...) Vu que les dossiers des personnes à transférer et les rapports médicaux avaient été établis, nous avons pris la route. Le fourgon de transfert ouvrait la route et le véhicule blindé où je me trouvais le suivait. J’avais demandé aux agents que les détenus et condamnés fussent constamment contrôlés par les ouvertures. On m’a dit qu’un détenu se sentait mal alors que nous étions entrés dans le département de Gaziantep, il restait peu de temps avant d’arriver à la maison d’arrêt (...) Dès notre arrivée à la maison d’arrêt de Gaziantep, il a été demandé aux agents sanitaires de soigner en priorité le détenu qui s’était senti mal ; à son examen il a été constaté qu’il était décédé (...) »
46. A la demande de l’avocat des parties intervenantes, des photos du corps de K. Demir, prises après le décès, furent montrées à Niyazi Uysal, et une question posée quant à l’origine des blessures visibles, notamment à la tête. Ce dernier répondit :
« Lorsque l’on m’a chargé du transfert, je savais que certains détenus étaient blessés en raison de l’incident survenu à la maison d’arrêt ; toutefois, il y avait un rapport médical attestant qu’il n’y avait pas d’empêchement au transfert, c’est pourquoi j’ai effectué ce transfert ; il y avait des blessures sur le corps des détenus et des condamnés. D’ailleurs, à notre arrivée à Gaziantep, ces personnes ont été transférées vers des hôpitaux (...) »
Les avocats des parties intervenantes demandèrent l’engagement de poursuites contre le Dr Gök, le médecin ayant autorisé le transfert du défunt, et le personnel en charge de celui-ci. Ils sollicitèrent en outre la jonction de cette instance avec la procédure no 508 (paragraphe 31 ci-dessus).
47. Au terme de cette audience, la cour demanda l’audition sur commission rogatoire du Dr Gök.
iii. Audiences des 23 et 24 octobre et 5 décembre 1997
48. Le 23 octobre 1997, la cour d’assises procéda à l’audition de membres des forces d’intervention rapide impliqués dans l’affrontement, lesquels déclarèrent avoir été munis uniquement de casques, boucliers et matraques, et avoir agi conformément à la formation policière dont ils bénéficient.
49. M. Kaya, directeur du bureau des forces d’intervention rapide, interrogé sur les instructions données aux membres de ses forces sur la manière dont ils devaient faire usage de leurs boucliers et matraques, répondit :
« Je n’ai pas donné d’ordre en ce sens à ce moment car, grâce à leur formation, ils savaient déjà comment agir dans ce type de situation. Ils le savent en raison de leurs fonctions, je leur ai dit qu’il y avait une émeute au sein de la maison d’arrêt et qu’on allait intervenir [contre] cela; je leur ai dit d’aider les soldats (...) »
50. Au cours de cette audience, la cour versa au dossier la déposition du Dr Gök recueillie sur commission rogatoire par le tribunal correctionnel d’Alaşehir.
51. Les avocats des parties intervenantes réitérèrent leur demande de jonction avec l’affaire no 572. Ils versèrent au dossier d’instance, à titre de preuve, un rapport d’enquête de la commission parlementaire chargée des droits de l’homme (paragraphe 76 ci-dessous). Se fondant sur ce rapport, les rapports médicaux inclus dans le dossier d’instance et les déclarations de Niyazi Uysal, ils estimaient que K. Demir devait avoir subi des mauvais traitements au cours de son transfert. Partant, ils demandèrent à la cour de déterminer les agents qui avaient pris part au transfert et d’engager des poursuites à leur encontre. Enfin, ils réitérèrent leur demande tendant à la comparution des accusés, plaignants et témoins ne résidant pas à Diyarbakir.
52. Le 24 octobre 1997, invoquant l’article 6 de la Convention, les parties intervenantes demandèrent à nouveau à ce que les accusés, plaignants et témoins ne résidant pas à Diyarbakir fussent appelés à comparaître, ce, pour satisfaire au principe du contradictoire ; elles réitérèrent par ailleurs leur demande de poursuite des agents ayant participé au transfert du défunt.
La cour rejeta la demande de comparution et ordonna que les accusés en question fussent entendus sur commission rogatoire, soulignant que le fonctionnement du service public auquel ils appartenaient risquait d’être perturbé par leur déplacement. Elle décida de déposer plainte auprès du procureur de la République contre le Dr Gök, et demanda au tribunal correctionnel la remise du dossier d’instance no 508 pour jonction.
53. Le 5 décembre 1997, la cour accusa réception du dossier de l’affaire no 508, dont la jonction avait préalablement été prononcée les 27 octobre et 17 novembre 1997, respectivement par le tribunal correctionnel et la cour d’assises. Au cours de cette audience, l’avocat des parties intervenantes réitéra sa demande de poursuite à l’encontre des agents en charge du transfert. En outre, il demanda le versement au dossier des procès-verbaux établis lors des fouilles périodiquement effectuées dans les locaux de la maison d’arrêt de Diyarbakir par les services du parquet. Il souligna l’importance de ces documents pour établir si les détenus étaient ou non en possession de biens infractionnels au moment des faits, et partant de déterminer s’il y avait eu ou non émeute.
iv. Audience du 6 février 1998
54. Au cours de cette audience, les procès-verbaux des fouilles en date des 26 août et 21 septembre 1996 furent versés au dossier. Aux termes de ces derniers, aucun engin incendiaire, coupant, explosif ou stupéfiant n’avait été trouvé à la maison d’arrêt de Diyarbakir.
55. Par ailleurs, la cour entendit N. Yelboğa, détenu à la maison d’arrêt de Diyarbakir lors des faits litigieux. Celui-ci déclara avoir été frappé à coups de matraques par un groupe composé de policiers, gendarmes et gardiens de prison. Plusieurs détenus, lui compris, avaient été emmenés dans la salle du parloir, où ils furent allongés face contre terre avant d’être frappés à la tête. A ce moment, il avait entendu une voix citer le nom de cinq détenus qui auraient été tués. Par la suite, il avait été transféré à la maison d’arrêt de Gaziantep. Il précisa avoir été frappé lors du trajet et avoir perdu connaissance par intermittence. Il soutint que K. Demir était mort lors de son transfert en raison des coups reçus.
v. Audiences des 13 mars, 24 avril, 5 juin, 10 juillet et 11 septembre 1998
56. Le 13 mars 1998, la cour d’assises entendit le directeur de la prison de Diyarbakir, qui reconnut avoir vu des détenus blessés mais allégua ne pas avoir vu comment ces blessures avaient été causées. Elle accusa réception des pièces du dossier de l’affaire no 572, consistant en des photos ainsi que deux cassettes vidéo des corps des détenus décédés par suite des évènements litigieux. Ces derniers présentaient des traces de coups, ecchymoses et blessures sur différentes parties du corps.
57. Le 24 avril 1998, la cour demanda une expertise légale des enregistrements vidéo en question.
58. Le 5 juin 1998, elle fut informée des poursuites engagées le 14 novembre 1997 contre le Dr Gök (action no 610). Elle versa au dossier l’expertise des enregistrements vidéo mais refusa de faire droit à la demande des parties intervenantes tendant à la diffusion de ces derniers en cours d’audience. Se fondant sur les conclusions de cette expertise et les rapports d’autopsie, un avocat des parties intervenantes souligna que les coups avaient été portés volontairement et par des professionnels sur un point mortel, à savoir l’arrière de la tête, et que l’intervention des forces de l’ordre ne tendait pas à réprimer une émeute.
59. Le 10 juillet 1998, le dossier de la procédure dirigée contre le Dr Gök fut versé au dossier d’instance et les avocats des parties intervenantes demandèrent la jonction des deux affaires, demande à laquelle la cour fit droit le 11 septembre 1998.
vi. Audiences des 16 octobre 1998, 29 janvier, 12 mars, 12 juillet et 17 septembre 1999
60. Le 16 octobre 1998, la cour d’assises accusa réception du dossier d’instance no 610. Elle procéda à l’audition, en qualité de témoins, de cinq gardiens ayant participé à l’altercation à l’origine des évènements litigieux. Ces derniers déclarèrent avoir été attaqués par les détenus.
A cette occasion, le gardien M. Biçer précisa que les gardiens avaient été frappés à coups de poings et qu’il n’avait pas vu de détenus munis d’objets tels bâtons ou barres de fer avant l’altercation. De même, le gardien F. Çetinkaya déclara que les détenus n’étaient pas munis d’objets tels que barres de fer lors de l’altercation en question. Au vu de ces témoignages, un avocat des parties intervenantes souligna que les faits, tels que décrits, ne pouvaient être qualifiés d’émeute.
61. Les 29 janvier et 12 mars 1999, la cour entendit des gardiens en qualité de témoins, parmi lesquels B. Oğuz qui déclara avoir vu des détenus blessés, dont certains étaient inanimés. Il précisa qu’après examen médical, ceux dont l’état l’exigeait étaient transportés à l’hôpital ; il ne savait pas si les détenus transférés à la maison d’arrêt de Gaziantep avaient ou non été examinés par un médecin. Les locaux de la maison d’arrêt faisaient l’objet de fouilles tous les quinze jours ; aucun objet n’avait été trouvé à ces occasions et qu’il n’avait rien vu dans les mains des détenus lors de l’altercation litigieuse.
62. Les gardiens E. Çelik et A. Emek déclarèrent également n’avoir rien vu dans les mains des détenus lors de l’altercation initiale avec les gardiens. Enfin, le gardien M. Şahin, précisa avoir aidé à transporter des détenus qui présentaient des blessures à la tête, dont des fractures. Au vu de ces témoignages, les avocats des parties intervenantes estimèrent que les faits litigieux ne remplissaient pas les conditions requises pour se voir qualifiés d’émeute.
63. Le 12 juillet 1999, un avocat des parties intervenantes soutint que la procédure ne satisfaisait pas aux exigences d’équité telles que définies par la Convention et donna pour exemple la mort de K. Demir qui n’avait donné lieu à aucune poursuite.
64. Le 17 septembre 1999, la cour refusa de prononcer la jonction de l’affaire avec le dossier no 572, transmis pour ce faire par le tribunal correctionnel. Constatant que le rapport d’expertise sollicité par le procureur de la République de Gaziantep le 26 septembre 1996 auprès de l’institut médico-légal, en vue de déterminer la cause du décès de K. Demir, n’avait toujours pas été versé au dossier, elle adressa une nouvelle demande d’expertise à cet institut.
65. En réponse, le 26 janvier 2000, l’institut médico-légal adressa un courrier au procureur de la République aux termes duquel il demandait à être informé du « mécanisme » ayant causé le collapsus pulmonaire constaté chez le défunt.
vii. Audiences des 14 avril, 24 mai et 11 juillet 2000 et 16 janvier 2001
66. La cour d’assises enjoignit au juge assesseur près la cour d’assises de Gaziantep de procéder à l’audition des médecins légistes ayant procédé à l’autopsie du défunt et de leur demander le « mécanisme » à l’origine du collapsus pulmonaire détecté chez le défunt.
Invoquant les articles 5 et 6 de la Convention, les parties intervenantes soutinrent que la durée de la procédure portait atteinte au principe d’équité et demandèrent à la cour de statuer au plus tôt.
67. Par la suite, la cour accusa réception des déclarations des médecins légistes Z. Erkol et A. Aslan, recueillies sur commission rogatoire. Dans un rapport d’autopsie complémentaire, ces derniers précisèrent :
« Il a été constaté que le collapsus pulmonaire établi lors de l’autopsie de Kadri Demir était de niveau minimal, la surface des poumons était intacte. En prenant en compte le fait que la cause du collapsus de niveau minimal n’a pas été établie et l’apparence bigarrée du poumon gauche, il a été pensé que la personne [présentait] (...) une maladie pulmonaire [emportant] obstruction chronique (...) Dans la mesure où l’autopsie n’a établi aucun changement traumatique mortel dans les organes internes et les artères, de même que le collapsus pulmonaire de niveau minimal n’était pas de nature à entraîner à lui seul la mort, (...) la cause certaine de la mort n’a pu être établie. (...) Tout en ayant a priori la conviction que la mort de la personne victime de trauma a pu être causée par l’insuffisance respiratoire et circulatoire [résultant] de la maladie du cœur et des poumons (...), les examens histopathologiques et toxicologiques n’ayant pas encore été effectués, aucune affirmation n’a pu être faite sur ce sujet. »
68. Le 16 janvier 2001, la cour versa au dossier d’instance les conclusions du rapport d’expertise de l’institut médico-légal en date du 23 août 2000 :
« Conclusions :
(...)
1. Dans la mesure où il a été établi (...) que le corps présentait un grand nombre de plaies traumatiques sous-cutanées, des écorchures, deux fractures aux côtes, un hématome rétropéritonéal, que la personne a été victime d’un trauma corporel général, que les changements traumatiques n’étaient pas de nature à entraîner à court terme la mort,
(...) à l’examen microscopique, une hypertrophie du cœur et fibroses interstitiels, emphysème et atélectasie aux poumons ayant été établis, la personne souffrait d’une maladie chronique du cœur et des poumons,
Il est estimé à l’unanimité que la mort dont il a été victime [a été causée] par le trauma et le stress des évènements qui ont aggravé sa maladie de cœur et poumons et [entraîné] l’insuffisance respiratoire et circulatoire (...) »
69. Se fondant sur ces conclusions, les parties intervenantes soutinrent que la responsabilité des agents en charge du transfert du défunt se trouvait établie.
viii. Audiences des 14 mars, 25 avril et 25 septembre 2001
70. La cour d’assises versa au dossier copie de l’affaire no 572 ayant abouti au prononcé d’un sursis à statuer. Invoquant les articles 2 et 3 de la Convention, les requérants contestèrent le déroulement de la procédure.
La cour constata par ailleurs que le procureur de la République avait engagé des poursuites contre le personnel ayant procédé au transfert des détenus vers la maison d’arrêt de Gaziantep (action no 4059).
71. L’affaire demeure pendante.
c) Action pénale no 4059
72. Le 12 juillet 2001, le procureur de la République inculpa les gendarmes ayant procédé au transfert de K. Demir pour homicide volontaire réalisé par torture et souffrance, et requit leur condamnation en vertu de l’article 450 § 3 du code pénal.
73. Le 24 décembre 2003, la cour d’assises renonça à entendre le témoin I. Korkar, qui se trouvait à l’étranger, et versa au dossier d’instance la déposition faite par ce dernier le 27 septembre 1996 (paragraphe 18 ci-dessus).
74. L’affaire demeure pendante.
3. L’enquête de la sous-commission parlementaire en charge des droits de l’homme
75. Le 8 octobre 1996, la Commission parlementaire en charge des droits de l’homme décida de créer une sous-commission pour enquêter sur les évènements survenus à la maison d’arrêt de Diyarbakir.
76. Le 24 octobre 1996, la sous-commission se rendit à Diyarbakir où elle entendit le procureur de la République, le procureur près la maison d’arrêt de Diyarbakir, le directeur de la maison d’arrêt, les détenus et toute personne impliquée dans les évènements litigieux. Les passages pertinents du rapport d’enquête ainsi établi énoncent ce qui suit.
« (...)
Entretien avec les médecins de la prison, Veysi Fidantekin et Serdar Gök
Ils ont déclaré que jusqu’à la fin de l’incident, ils se trouvaient à l’infirmerie où ils soignaient les gardiens blessés ; vers 16 h 30, ils ont été appelés, quand ils sont arrivés les détenus étaient dans les cabines du parloir ; à leur arrivée, ils ont vu près de trente détenus en sang allongés sur le sol. L’espace étant restreint, ils ont pensé ne pas pouvoir agir là-bas et sont passés dans la salle de contrôle. Ils ont transféré les blessés graves à l’hôpital public de Diyarbakir et ceux dont l’état le permettait à Gaziantep. Il y avait deux blessés avec des fractures à la tête, 5-6 personnes [présentaient] à l’arrière du crâne, un affaissement sur la partie inférieure du cerveau (...), ils ont été mis en présence de cas de fractures de la boîte crânienne ; après le premier examen, ils ont pensé que 6-7 personnes pouvaient mourir (...)
Sur des questions posées par notre collège, Veysi Fidantekin [répondit] :
(...) Ceux qui ont été transférés à Gaziantep ne présentaient pas un danger vital, ils ont transféré dix neuf personnes à l’hôpital public de Diyarbakir, s’ils l’avaient estimé nécessaire, ils auraient également pu transférer les autres. Il était hors de question de transférer à Gaziantep un détenu qui présentait [ne serait-ce qu’] une plaie ouverte ou une fracture sans qu’il ait été soigné, encore moins un [détenu présentant] un danger vital.
(...)
Entretien avec l’ordre des médecins de Diyarbakir
Le docteur S. Mızrak, directeur de l’ordre des médecins de Diyarbakir, qui a soigné les premiers blessés [déclara] que, le 24 septembre à environ 16 heures, les faits ont été portés à leur connaissance. Ils ont été informés [l’équipe médicale] qu’environ trente personnes allaient venir (...) vers 16 h 40. Les blessés sont arrivés (...), ils ont été amenés dans trois véhicules blindés (...) Pour intervenir, j’ai fait ouvrir les portes du fourgon, j’ai vu que six ou sept blessés avaient été jetés les uns sur les autres dans le véhicule, et qu’à peu près aucun n’étaient conscient (...) Il a fait les premiers contrôles et établi que deux étaient morts (...), à peu près tous présentaient des traumas crâniens (...) en tout neuf personnes sont décédées.
(...)
Evaluation générale, observations et propositions
(...)
L’article 17 de la directive relative à l’établissement pénitentiaire, à la protection extérieure des maisons d’arrêt et à celle des détenus et condamnés lors des transferts et transports, établie par le ministère de l’Intérieur, a défini ce que devaient faire les gendarmes lors de la survenance d’une dispute et émeute au sein de l’établissement pénitentiaire et de la maison d’arrêt. Face à la disposition énoncée dans les deux dernières phrases de l’article 17 [selon laquelle] « si, après un avertissement, une dispute ou un soulèvement continue, il est fait usage de bombes lacrymogènes, crosses, matraques pour tenter d’y mettre fin et les condamnés sont contraints à retourner dans leur cellule. Si cela reste sans effet, il est fait usage des armes à feu dans les conditions prévues par la loi », il apparaît que l’intervention n’a pas été réalisée conformément à la directive. Selon notre collège, si l’intervention avait été réalisée par l’usage, en premier lieu, comme cela est établi dans la directive, de bombes lacrymogènes ou en tirant profit des moyens des pompiers arrivés sur les lieux à la suite de l’incendie allumé dans les cellules, il n’aurait pas été question de résultats aussi graves (...)
Le décès d’une personne et l’hospitalisation en soins intensifs de deux autres, alors même qu’il existait un rapport médical attestant l’absence d’empêchement médical au transfert des quatorze personnes vers Gaziantep, font penser à notre collège que ces personnes auraient continué d’être battues en route. Pour cette raison, pour faire la lumière sur les évènements, il convient de déterminer les soldats qui ont pris part au transfert des quatorze détenus et d’engager des poursuites à leur encontre (...) »
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
1. Responsabilités pénales et civiles pour des actes contraires à la loi
77. Le code pénal réprime toutes formes d’homicide (articles 448 à 455) et tentative d’homicide (articles 61 et 62). Il érige aussi en infraction le fait pour un agent public de soumettre un individu à la torture ou à des mauvais traitements (articles 243 pour la torture et 245 pour les mauvais traitements).
Les articles 151 à 153 du code de procédure pénale régissent les obligations incombant aux autorités quant à la conduite d’une enquête préliminaire au sujet des faits et omissions susceptibles de constituer pareilles infractions que l’on porte à leur connaissance. Les infractions peuvent être dénoncées non seulement aux parquets ou aux forces de sécurité, mais également aux autorités administratives locales.
S’il existe des indices qui mettent en doute le caractère naturel d’un décès, les agents des forces de l’ordre qui en ont été avisés sont tenus d’en faire part au procureur de la République ou au juge du tribunal correctionnel (article 152).
Le procureur qui, de quelque manière que ce soit, est prévenu d’une situation permettant de soupçonner qu’une infraction a été commise est obligé d’instruire les faits afin de décider s’il y a lieu ou non de lancer l’action publique (article 153).
78. En vertu du code des obligations, toute personne qui subit un dommage du fait d’un acte illicite ou délictueux peut introduire une action en réparation, tant pour préjudice matériel (articles 41 à 46) que pour dommage moral (article 47). En la matière, les tribunaux civils ne sont liés ni par les considérations ni par le verdict des juridictions répressives sur la question de la culpabilité de l’accusé (article 53).
79. Toutefois, en vertu de l’article 13 de la loi no 657 sur les agents de l’Etat, toute personne ayant subi un dommage du fait d’un acte relevant de l’accomplissement d’obligations régies par le droit public, ne peut en principe intenter une action que contre l’autorité dont relève le fonctionnaire concerné, qui ne peut être attaqué directement (article 129 § 5 de la Constitution et articles 55 et 100 du code des obligations). Cette règle n’est toutefois pas absolue. Lorsqu’un acte est jugé illicite ou délictueux et qu’il perd en conséquence son caractère d’acte ou de fait « administratif », les juridictions civiles peuvent autoriser l’introduction d’une demande de dommages intérêts dirigée contre l’auteur lui-même, sans préjudice du droit pour la victime d’intenter une action contre l’administration en invoquant la responsabilité solidaire de celle-ci en sa qualité d’employeur du fonctionnaire (article 50 du code des obligations).
2. Fonctionnement des établissements pénitentiaires
80. L’article 17 de la directive relative à l’établissement pénitentiaire, à la protection extérieure des maisons d’arrêt et à celle des détenus et condamnés lors des transferts et transports, établie par le ministère de l’Intérieur et en vigueur à l’époque des faits, définit les obligations des gendarmes amenés à intervenir lors de la survenance d’une dispute ou d’une émeute au sein d’un établissement pénitentiaire.
Aux termes de cette disposition, si, après un avertissement, une dispute ou un soulèvement continue, il est fait usage de bombes lacrymogènes, crosses, matraques pour tenter d’y mettre fin et les condamnés sont contraints de retourner dans leur cellule. Si cela reste sans effet, il est fait usage des armes à feu dans les conditions prévues par la loi.
EN DROIT
I. SUR LES EXCEPTIONS DU GOUVERNEMENT
A. Qualité de victime de Mme Tenzile Aslan et de ses enfants, Mevlüde, Mehmet, Şükran, Serhat, Sevda et Vedat Demir
81. Le Gouvernement soutient que tant Mme Tenzile Aslan que ses enfants, Mevlüde, Mehmet, Şükran, Serhat, Sevda et Vedat Demir, n’avaient pas qualité pour introduire une requête. Le mariage religieux du défunt avec Mme Tenzile Aslan ne bénéficie d’aucune reconnaissance juridique au regard du droit turc. Les seuls héritiers légaux de M. Demir étaient son épouse Mme Mecbure Demir et les enfants nés de ce mariage civil. Partant, Mme Tenzile Aslan et ses enfants ne peuvent invoquer aucun lien légal avec le défunt.
82. Les requérants réfutent ces allégations et précisent que Tenzile Aslan vivait avec le défunt, lequel a reconnu les enfants nés de cette union, ce dont fait état le registre des naissances (dont copie a été versée au dossier). Ces enfants jouissent, en vertu du code civil et de la loi sur les successions, d’une reconnaissance légale.
83. La Cour rappelle que l’article 34 de la Convention dispose qu’elle « (...) peut être saisie par toute personne physique (...) qui se prétend victime d’une violation par l’une des Hautes Parties contractantes des droits reconnus par la Convention ou ses protocoles (...) ». Il en résulte que pour satisfaire aux conditions posées par cette disposition, tout requérant doit être en mesure de démontrer qu’il est concerné personnellement par la ou les violations de la Convention qu’il allègue. A cet égard, la notion de victime doit, en principe, être interprétée de façon autonome et indépendamment de notions internes telles que celles concernant l’intérêt ou la qualité pour agir (voir notamment, Sanles Sables c. Espagne (déc.), no 48335/99, CEDH 2000-XI). Par conséquent, les conditions régissant les requêtes individuelles introduites au titre de la Convention ne coïncident pas nécessairement avec les critères nationaux relatifs au locus standi. Les normes juridiques internes en la matière peuvent servir à des fins différentes de celles de l’article 34 ; s’il y a parfois analogie entre les buts respectifs, il n’en va pas forcément toujours ainsi (Scozzari et Giunta c. Italie [GC], nos 39221/98 et 41963/98, § 139, CEDH 2000-VIII). De fait, le but sous-jacent au mécanisme de la Convention est de fournir une garantie effective et pratique aux personnes touchées par des violations de droits fondamentaux (Velikova c. Bulgarie (déc.), no 41488/98, CEDH 1999-V et aussi Malhous c. République tchèque (déc.), no 33071/96, CEDH 2000-XII).
84. Il importe également de rappeler que les organes de la Convention ont toujours et de manière inconditionnelle considéré dans leur jurisprudence qu’un parent, un frère, une sœur, un neveu ou une nièce d’une personne dont il est allégué que le décès engage la responsabilité de l’Etat défendeur peuvent se prétendre victimes d’une violation de l’article 2 de la Convention. Dans tous ces cas, la question de savoir si le requérant était l’héritier légal de la personne décédée a été jugé sans pertinence (Velikova, précité).
85. En l’espèce, Mme Tenzile Aslan énonce des griefs en rapport avec le décès de K. Demir, avec lequel elle a vécu avant l’incarcération de ce dernier et dont elle a eu six enfants. Dans ces conditions, la Cour juge qu’il ne fait pas de doute que Mme Aslan peut se prétendre personnellement atteinte et donc victime des violations de la Convention qu’elle allègue. Du reste, Mevlüde, Mehmet, Şükran, Serhat, Sevda et Vedat Demir, les enfants issus de cette union ont été reconnus par leur père et, comme leur mère, tous ont été admis à la procédure interne comme partie intervenante (paragraphe 38 ci-dessus).
Il n’y a donc aucune raison valable, aux fins du locus standi, de distinguer la situation de Mme Tenzile Aslan et de Mevlüde, Mehmet, Şükran, Serhat, Sevda et Vedat Demir de celle d’autres requérants. Par conséquent, ceux-ci peuvent se prétendre victimes, au sens de l’article 34 de la Convention, et l’exception du Gouvernement ne peut être retenue.
B. Non-épuisement des voies de recours internes
86. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes. Il convient, selon lui, d’attendre l’aboutissement des procédures engagées contre les agents et le médecin mis en cause en droit interne. Il souligne que, précisément, l’application rigoureuse des lois et règlements pénitentiaires protège contre l’usage de la force illégale.
87. Le Gouvernement estime en outre que la requête doit être considérée comme abusive au sens de l’article 35 de la Convention. Eu égard au nombre de procédures pendantes devant les juridictions nationales, les requérants ne sauraient invoquer l’inefficacité des voies de recours internes. Selon lui, ils n’ont pas fait usage des voies de droit dont ils bénéficiaient pour obtenir réparation de leur préjudice. Par ailleurs, toute violation des droits de l’homme doit d’office être poursuivie par le procureur de la République, en vertu de l’article 153 du code de procédure pénale, auquel cas les victimes ont la possibilité de se constituer partie civile à l’action publique pour réclamer des dommages-intérêts.
De même, les victimes, dès lors qu’elles connaissent les responsables d’une infraction, peuvent intenter une action en indemnité devant les juridictions civiles, conformément aux articles 41 et 47 de la loi sur les obligations.
88. Les requérants contestent l’existence d’une voie de droit permettant d’obtenir l’indemnisation de leur préjudice, dans la mesure où l’action en indemnisation est subordonnée à l’établissement, par décision de justice, des responsables du décès. Or, l’action pénale pour homicide involontaire a été intentée, en l’espèce, contre une personne non déterminée.
En outre, nonobstant leurs demandes réitérées, des poursuites n’ont été engagées contre les agents ayant autorisé, supervisé et pris part au transfert du défunt, qu’après la décision de recevabilité de la Cour, soit sept ans après la survenance des faits.
89. La Cour rappelle que, dans sa décision sur la recevabilité du 22 novembre 2001, elle a décidé de joindre cette exception au fond, considérant que la procédure engagée contre les policiers et gendarmes mis en accusation était pendante devant les juridictions internes.
90. La Cour confirme cette approche, étant donné que l’exception préliminaire du Gouvernement est étroitement liée à la substance des griefs des requérants dans la mesure où ils concernent l’effectivité des recours civils et pénaux (voir, parmi d’autres, Salman c. Turquie [GC], no 21986/93, §§ 81-88, CEDH 2000-VII, et Batı et autres c. Turquie, nos 33097/96 et 57834/00, § 104, 3 juin 2004).
II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 2 DE LA CONVENTION
91. Les requérants allèguent que le décès de K. Demir résulte des coups et violences dont il aurait été victime lors des évènements du 24 septembre 1996 et de son transfert vers la maison d’arrêt de Gaziantep. Ils invoquent à cet égard l’article 2 de la Convention, en vertu duquel :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement (...)
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
(...)
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute (...) »
A. Thèses des parties
92. Les requérants soutiennent que leur proche est décédé par suite des violences dont il aurait été victime lors des évènements survenus à la maison d’arrêt de Diyarbakir et de son transfert vers la maison d’arrêt de Gaziantep. A cet égard, ils se plaignent également des carences de l’enquête et du manque de diligence et de célérité des instances nationales dans l’établissement des circonstances de la mort. Ils soulignent ainsi que des poursuites n’ont été engagées à l’encontre des gendarmes ayant procédé au transfert du défunt qu’après la décision de recevabilité adoptée par la Cour, soit près de sept ans après la survenance des faits et ce, uniquement pour faire échec à leur action devant celle-ci.
93. Le Gouvernement insiste sur la nécessité d’attendre l’issue des procédures en cours devant les juridictions internes, celles-ci étant seules en mesure d’établir la réalité des allégations et notamment le lien de causalité susceptible d’exister entre l’usage prétendu d’une force disproportionnée dans l’enceinte de l’établissement pénitentiaire et le décès de K. Demir pendant son transfert. Il rappelle à cet égard la jurisprudence de la Cour (Kelly c. Royaume Uni, décision de la Commission du 13 janvier 1993, Décisions et rapports (DR) 74, p. 139, Steward c. Royaume Uni, décision de la Commission du 10 juillet 1984, DR 39, p. 162, Klass et autres c. Allemagne, arrêt du 6 septembre 1978, série A no 28, § 29, et Ribitsch c. Autriche, arrêt du 4 décembre 1995, série A no 336, § 32), selon laquelle les organes de la Convention tiennent compte des conclusions auxquelles sont parvenues les autorités nationales compétentes dans leur évaluation de l’application des articles 2 et 3.
94. Le Gouvernement soutient par ailleurs, sous réserve de l’issue de la procédure interne en cours, que les autorités nationales ont fait usage de la force dans les limites légales et conformément aux conditions de l’article 2 § 2 c) de la Convention, leur objectif étant de mettre fin à une émeute. Les faits d’espèce, et notamment les blessures subies par le personnel pénitentiaire, démontreraient la nécessité du recours à la force pour se défendre à l’encontre d’une « violence illégale » au sens de l’article 2 § 2 a) de la Convention.
B. Appréciation de la Cour
1. Sur le décès de K. Demir
95. La Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents versés au dossier de l’affaire, notamment ceux soumis par le Gouvernement concernant les enquêtes judiciaires et parlementaire effectuées, ainsi que des observations présentées par les parties.
96. Elle observe d’abord qu’aucune des parties ne conteste qu’un affrontement opposant des détenus aux gardiens et forces de l’ordre, et causant la mort de dix détenus et autant de blessés, a eu lieu à la maison d’arrêt de Diyarbakır le 24 septembre 1996 (paragraphe 11 ci-dessus). Il n’est pas davantage contesté que K. Demir a été blessé pendant et/ou après les incidents du 24 septembre, alors que celui-ci se trouvait placé sous l’autorité et responsabilité de l’Etat.
97. En ce qui concerne les circonstances entourant l’affrontement du 24 septembre 1996, la Cour observe que la réaction des forces de l’ordre peut se justifier au regard du paragraphe 2 a) et c) de l’article 2, étant donné que, quelque soit l’origine de l’incident, les gardiens ont été attaqués et plusieurs ont été blessés (paragraphes 11, 17 et 20 ci-dessus).
La Cour rappelle toutefois que le recours à la force doit être rendu « absolument nécessaire » pour atteindre l’un des objectifs mentionnés aux alinéas a), b) ou c). A cet égard, l’emploi des termes « absolument nécessaire » figurant à l’article 2 § 2 indique qu’il faut appliquer un critère de nécessité plus strict et impérieux que celui normalement employé pour déterminer si l’intervention de l’Etat est « nécessaire dans une société démocratique » au titre du paragraphe 2 des articles 8 à 11 de la Convention. En particulier, la force utilisée doit être strictement proportionnée aux buts mentionnés au paragraphe 2 a), b) et c) de l’article 2 (voir, mutandis mutandis, Güleç c. Turquie, arrêt du 27 juillet 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-IV, p. 1729, § 71, et Oğur c. Turquie [GC], no 21594/93, § 78, CEDH 1999‑III).
98. La Cour relève que les membres des forces de l’ordre qui ont pris part à l’affrontement bénéficiaient d’une formation professionnelle et d’un entraînement les préparant en principe à faire face à ce type d’évènements. Leur intervention a été également précédée d’instructions particulières, quant à la forme et à l’intensité que devait revêtir le recours à la force ce, aux fins de réduire celui-ci au minimum. Aux termes de ces instructions, il leur a été clairement enjoint d’éviter de porter des coups à la tête (paragraphes 23, 24, 38-40 et 48 ci-dessus). Par ailleurs, selon la directive relative à l’établissement pénitentiaire, ils devaient se servir tout d’abord de bombes lacrymogènes, de crosses et de matraques (paragraphe 80 ci-dessus).
99. Or, au vu des pièces du dossier, la Cour souligne que les deux médecins entendus par la Commission parlementaire ont observé plusieurs détenus présentant des blessures et traces de coups à la tête, dont des fractures et traumas crâniens (paragraphe 76 ci-dessus). De même, le rapport d’autopsie mentionnait de nombreuses blessures, ecchymoses et écorchures notamment à la tête de K. Demir (paragraphe 15 ci-dessus).
100. La Cour constate également qu’aucun élément du dossier ne permet d’établir que K. Demir aurait activement pris part à l’émeute alléguée et attaqué les forces de l’ordre (paragraphe 20 ci-dessus).
101. Eu égard aux considérations qui précèdent, force est de constater qu’il n’a pas été établi que l’usage de la force dont K. Demir a été victime dans les conditions décrites ci-dessus était « absolument nécessaire » et proportionné au but recherché, à savoir la répression d’un soulèvement et la défense de la vie des gardiens. Toutefois, en l’absence d’un rapport médical probant quant au caractère « mortel » ou non de l’usage de la force (paragraphe 68 ci-dessus), elle estime ne pas pouvoir limiter son examen aux faits survenus le 24 septembre mais devoir apprécier l’ensemble des circonstances pertinentes ayant pu concourir au décès du proche des requérants, notamment les conditions de son transfert.
102. A cet égard, K. Demir a été transféré, menotté, dans un espace confiné et en dehors de toute assistance médicale, au terme d’un trajet ayant duré environ six heures et trente minutes.
103. Compte tenu de la violence de l’affrontement ayant précédé ce transfert, seul un examen médical approprié pouvait permettre d’établir l’aptitude de K. Demir, qui était blessé – la Cour souligne sur ce point la concordance des témoignages des détenus Y. Eren et I. Korkar (paragraphes 18 et 19 ci-dessus) – à supporter le voyage. Or, en l’espèce, l’examen médical, au contenu succinct, et effectué dans des conditions matérielles précaires (paragraphe 76 ci-dessus), ne saurait passer pour approfondi. Ainsi, les antécédents médicaux du défunt, pourtant connus des services médicaux pénitentiaires (paragraphe 18 et 19 ci-dessus), n’ont été aucunement pris en compte lors de l’évaluation de son aptitude à être transféré. De même, le rapport médical autorisant ce transfert ne comporte aucune mention afférente à ces antécédents et aucune indication à cet égard n’a été portée à la connaissance des agents en charge de celui-ci (paragraphe 13 ci-dessus). Si ces omissions ne sont pas en soi déterminantes, elles n’en demeurent pas moins révélatrices, aux yeux de la Cour, de l’insuffisance notoire de l’examen médical ainsi effectué.
Il en résulte que l’ordre de transfert de Kadri Demir a été donné dans des conditions inacceptables.
104. De surcroît, dans son examen des conditions du transfert litigieux, la sous-commission parlementaire est parvenue aux conclusions suivantes : « (...) Le décès d’une personne et l’hospitalisation en soins intensifs de deux autres, alors même qu’il existait un rapport médical attestant l’absence d’empêchement médical au transfert des quatorze personnes vers Gaziantep, fait penser (...) que ces personnes auraient continué d’être battues en route (...) » (paragraphe 76 ci-dessus).
105. Partant, la Cour constate que le décès de K. Demir est survenu par suite d’un « trauma corporel général » alors qu’il se trouvait sous la responsabilité de l’Etat. Le Gouvernement n’est pas en mesure d’expliquer suffisamment l’origine de ce trauma ni d’établir avec certitude que le défunt a été victime de la force légitime au sens de l’article 2. Au vu de l’ensemble des circonstances, la Cour conclut à la responsabilité de l’Etat quant au décès en cause.
Il y a donc eu violation de l’article 2 de ce chef.
2. Sur l’efficacité de l’enquête
106. La Cour répète que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de « reconnaît[re] à toute personne relevant de sa juridiction les droits et libertés définis dans la (...) Convention, implique et exige de mener une forme d’enquête effective lorsque le recours à la force, notamment par des agents de l’Etat, a entraîné mort d’homme (voir McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, § 161, et Kaya c. Turquie, arrêt du 19 février 1998, Recueil 1998‑I, § 105).
107. La protection procédurale du droit à la vie implique ainsi pour les agents de l’Etat, l’obligation de rendre compte de leur usage de la force meurtrière : leurs actes doivent être soumis à une forme d’enquête indépendante et publique propre à déterminer si le recours à la force était ou non justifié dans les circonstances (voir Kaya, précité, § 87) et à identifier et sanctionner les responsables (notamment Oğur, précité, § 88). Il ne s’agit pas d’une obligation de résultat, mais de moyens. Les autorités doivent avoir pris les mesures raisonnables dont elles disposaient pour obtenir les preuves relatives aux faits en question. Toute déficience de l’enquête affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès ou les responsabilités risque de ne pas répondre à cette norme. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (voir, parmi d’autres, McKerr c. Royaume-Uni, no 28883/95, §§ 113-114, CEDH 2001‑III).
108. Dans le cas d’espèce, les démarches entreprises par les autorités chargées de l’enquête ne prêtent pas à controverse.
Aussitôt après le décès, une enquête a été diligentée sous l’autorité du parquet. Une autopsie a été effectuée sur le corps du défunt, le jour même du décès (paragraphe 15 ci-dessus). Dans les jours qui ont suivi, le parquet a procédé à l’audition des détenus et des membres forces de l’ordre qui ont pris part à l’affrontement ainsi qu’au transfert litigieux. Au terme de cette enquête, deux actions pénales ont été intentées, respectivement contre le personnel pénitentiaire (action no 508, voir paragraphe 31 ci-dessus) et les agents – policiers et gendarmes – (action no 125, paragraphes 32 et suivants) impliqués dans les incidents. Les requérants ont participé à cette dernière procédure en qualité de parties intervenantes (paragraphe 38 ci-dessus).
Parallèlement à ces procédures judiciaires, un mois après les évènements, une sous-commission parlementaire a été dépêchée sur les lieux afin d’établir les circonstances des évènements litigieux (paragraphe 76 ci-dessus).
109. Toutefois, vu l’ensemble des éléments en sa possession, la Cour n’estime pas que les autorités nationales ont agi avec une promptitude suffisante et une diligence raisonnable, ce pour les raisons suivantes.
110. D’abord, l’enquête dans son ensemble a été très longue : huit ans après les faits, les procédures pénales diligentées en droit interne demeurent pendantes devant les juridictions de première instance sans aucun résultat concret (paragraphe 71 ci-dessus). De même, le rapport d’expertise concernant la cause du décès n’a été versé au dossier de l’instance que le 16 janvier 2001, soit environ quatre ans après les faits (paragraphe 68 ci-dessus).
111. La Cour est frappée par le fait qu’il ait fallu attendre le 12 juillet 2001, soit quatre ans et dix mois après les événements, pour qu’une procédure pénale soit engagée contre les membres des forces de l’ordre responsables du transfert (paragraphe 72 ci-dessus), nonobstant les demandes réitérées des requérants et les déclarations des détenus transférés en même temps que le défunt (paragraphes 18, 19 et 42 ci-dessus).
112. En résumé, l’ensemble des déficiences relevées ci-dessus suffit à la Cour pour conclure que les investigations menées par les autorités nationales sur les circonstances entourant le décès de K. Demir ne peuvent passer pour effectives. Dès lors, elle rejette les volets pénal et civil de l’exception préliminaire du Gouvernement (paragraphe 90 ci-dessus) et conclut à la violation de l’article 2 de ce chef.
III. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 13 DE LA CONVENTION
113. Les requérants soutiennent qu’ils n’ont pu obtenir réparation de leur préjudice, celle-ci supposant en vertu du droit interne l’établissement, par décision de justice, des responsabilités quant à la mort de leur proche. Ils invoquent à cet égard l’article 13 de la Convention qui dispose :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
114. La Cour rappelle que l’article 13 garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés de la Convention, tels qu’ils peuvent s’y trouver consacrés. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant l’instance nationale compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. La portée de l’obligation découlant de l’article 13 varie en fonction de la nature du grief que le requérant fonde sur la Convention. Toutefois, le recours exigé par l’article 13 doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’Etat défendeur (voir notamment Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, § 95).
115. Quant à savoir si les exigences de cette disposition ont été respectées, la Cour rappelle que la nature du droit protégé, en l’occurrence, l’un des plus fondamentaux de la Convention, a des implications pour la nature des recours qui doivent être garantis à la famille de la victime. En particulier, la notion de recours effectif au sens de l’article 13 implique, outre le versement d’une indemnité là où il convient, des investigations approfondies et effectives propres à conduire à l’identification et à la punition des responsables et comportant un accès effectif de la famille à la procédure d’enquête (voir, mutatis mutandis, Aksoy, précité, § 98).
116. Sur la base des preuves produites devant elle, la Cour a jugé l’Etat défendeur responsable au regard de l’article 2 de la Convention du décès du proche des requérants (paragraphe 105 ci-dessus). Les griefs énoncés par ces derniers sont donc « défendables » aux fins de l’article 13 (voir notamment Boyle et Rice c. Royaume Uni, arrêt du 27 avril 1988, série A no 131, § 52).
117. Les autorités avaient donc l’obligation de mener une enquête effective sur les circonstances entourant le décès litigieux. Au vu des circonstances de l’espèce, la Cour ne peut considérer qu’une enquête judiciaire effective ait été menée conformément à l’article 13, dont les exigences peuvent être plus amples que l’obligation d’enquêter imposée par l’article 2 (Kaya, précité, § 107).
118. La Cour estime dès lors que les requérants ont été privés d’un recours effectif pour se plaindre du décès de K. Demir et n’ont donc pas eu accès à d’autres recours théoriquement disponibles, tels qu’une action en dommages-intérêts.
119. Dès lors, il y a eu violation de l’article 13 de la Convention.
IV. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DES ARTICLES 3 ET 6 DE LA CONVENTION
120. Se fondant sur les articles 3 et 6 de la Convention, les requérants se plaignent des violences dont K. Demir a été victime et de la procédure pénale diligentée en droit interne.
121. La Cour constate que ces griefs portent sur les mêmes faits que ceux examinés sur le terrain des articles 2 et 13 de la Convention. Eu égard à sa conclusion quant au respect de ceux-ci (paragraphes 105, 112 et 119 ci-dessus), elle n’estime pas nécessaire de les examiner séparément.
V. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
122. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel et moral
123. Les requérants demandent 64 411 euros (EUR) en réparation de leur préjudice matériel, invoquant pour ce faire la perte de revenus engendrée par la mort de Kadri Demir. A l’appui de leur demande, ils fournissent une évaluation établie au regard des plafonds de salaire minimum et maximum perçus par les salariés, tels que définis par le ministère du Travail et la Sécurité sociale. Ils réclament également 300 000 EUR en réparation de leur préjudice moral, soit 15 000 EUR par requérant.
124. Le Gouvernement estime que le constat de violation constituerait une satisfaction équitable suffisante. Selon lui, il n’existe pas de lien causal entre le dommage matériel invoqué et les circonstances de l’affaire. L’évaluation fournie par les requérants à l’appui de leur demande ne saurait en outre être prise en compte car, à supposer même que le défunt ait exercé un emploi, tel n’était plus le cas lors des évènements litigieux, puisqu’il purgeait une peine de prison. La satisfaction équitable ne saurait être une voie d’enrichissement sans cause et il existe en droit interne des voies de droit qui permettraient aux requérants d’obtenir réparation (Hugh Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, 4 mai 2001, McKerr, précité, et Shanaghan c. Royaume-Uni, no 37715/97, 4 mai 2001). En outre, le mariage religieux contracté par le défunt est dépourvu de valeur juridique de sorte que les demandes de Tenzile Aslan et des enfants nés de cette union ne sauraient être accueillies, ces derniers n’apportant par ailleurs aucunement la preuve de leur dommage.
125. En ce qui concerne la qualité de victime de Tenzile Aslan et des enfants, la Cour se réfère à la conclusion à laquelle elle est parvenue ci-dessus (paragraphe 85).
126. Pour ce qui est de la demande des requérants concernant la perte de revenus, la jurisprudence de la Cour établit qu’il doit y avoir un lien de causalité manifeste entre le dommage allégué par les requérants et la violation de la Convention et que cela peut, le cas échéant, inclure une indemnité au titre de la perte de revenus (voir, entre plusieurs autres, Abdurrahman Orak c. Turquie, no 31889/96, § 105, 14 février 2002). Ayant constaté une violation substantielle et procédurale de l’article 2 ainsi qu’une violation de l’article 13, la Cour ne saurait exclure un lien de causalité directe entre la violation de l’article 2 et la perte par les héritiers du défunt du soutien financier qu’il leur fournissait. Tout en notant qu’à l’époque des faits, celui-ci purgeait une peine d’emprisonnement de douze ans et six mois (paragraphe 11 ci-dessus) et n’était dès lors pas en mesure de soutenir financièrement les requérants pendant une certaine période, elle leur alloue conjointement la somme de 50 000 EUR.
127. En ce qui concerne le dommage moral, la Cour décide d’allouer 38 000 EUR aux requérants conjointement.
B. Frais et dépens
128. Les requérants demandent 18 552 EUR au titre des frais et dépens et fournissent pour ce faire un décompte horaire du temps de travail de leur représentant.
129. Le Gouvernement conteste le taux horaire appliqué aux termes dudit décompte et estime que les frais et dépens doivent être déterminés en fonction des barèmes de tarification fixés par les barreaux.
130. La Cour rappelle qu’au titre de l’article 41 de la Convention, elle rembourse les frais dont il est établi qu’ils ont été réellement et nécessairement exposés et sont d’un montant raisonnable (voir, parmi d’autres, Nikolova c. Bulgarie [GC], no 31195/96, § 79, CEDH 1999-II). De plus, l’article 60 § 2 du règlement prévoit que toute prétention présentée au titre de l’article 41 de la Convention doit être chiffrée, ventilée par rubrique et accompagnée des justificatifs nécessaires, faute de quoi la Cour peut rejeter la demande, en tout ou en partie (Zubani c. Italie (satisfaction équitable), no 14025/88, § 23, 16 juin 1999).
A la lumière de ces principes et compte tenu des éléments en sa possession, la Cour estime raisonnable d’allouer la somme de 5 000 EUR, moins les 838,45 EUR perçus au titre de l’assistance judiciaire, et l’accorde aux requérants conjointement.
C. Intérêts moratoires
131. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Rejette les exceptions du Gouvernement ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention quant au décès de Kadri Demir ;
3. Dit qu’il y a eu violation de l’article 2 de la Convention en ce que les autorités de l’Etat défendeur n’ont pas mené d’enquête effective sur les circonstances du décès de Kadri Demir ;
4. Dit qu’il y a eu violation de l’article 13 de la Convention ;
5. Dit qu’il n’est pas nécessaire d’examiner séparément les griefs tirés des articles 3 et 6 de la Convention.
6. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants conjointement, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 50 000 EUR (cinquante mille euros) pour dommage matériel ;
ii. 38 000 EUR (trente-huit mille euros) pour dommage moral;
iii. 5 000 EUR (cinq mille euros) pour frais et dépens, moins les 838,45 EUR (huit cent trente-huit euros et quarante-cinq centimes) perçus au titre de l’assistance judiciaire ;
iv. tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur lesdites sommes ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 janvier 2005 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Søren Nielsen Christos Rozakis
Greffier Président