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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
21.12.2004
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

DEUXIÈME SECTION

AFFAIRE VURAL c. TURQUIE

(Requête no 56007/00)

ARRÊT

STRASBOURG

21 décembre 2004

DÉFINITIF

06/06/2005

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Vural c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
R. Türmen,
K. Jungwiert,
M. Ugrekhelidze,
Mmes A. Mularoni,
E. Fura-Sandström, juges,
et de Mme S. Dollé, greffière de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 30 novembre 2004,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 56007/00) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. Rıza Vural (« le requérant »), a saisi la Cour le 19 novembre 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est décédé le 17 décembre 2002. Ses enfants, Z. Bingöl, H. Vural, S. Çelik, A.R. Vural, M.H. Vural, H. Bingöl, C.A. Vural et Ş. Çelik, ont fait savoir, par une lettre du 9 janvier 2003, qu'ils entendaient poursuivre la requête devant la Cour en leur qualité d'héritiers.

3. Pour des raisons d'ordre pratique, le présent arrêt continuera d'appeler M. Rıza Vural le « requérant » bien qu'il faille aujourd'hui attribuer cette qualité à ses enfants (voir, par exemple, Dalban c. Roumanie [GC], no 28114/95, CEDH 1999-VI).

4. Le requérant est représenté par Me C.A. Vural, avocat à Cologne (Allemagne). Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent pour la procédure devant la Cour.

5. Le 3 avril 2003, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le restant de la requête au Gouvernement. Se prévalant de l'article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l'affaire.

6. Le 1er novembre 2004, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

7. Le 14 août 1995, le requérant fut placé en garde à vue par des gendarmes du district de Varto. Il lui était reproché de porter aide et assistance au PKK.

8. Dans sa déposition du 15 août 1995, le requérant reconnut avoir porté aide et soutien à cette organisation pour l'enlèvement d'un médecin et de deux infirmières.

9. Entendu le 31 août 1995 par le procureur de la République de Varto, le requérant contesta sa déposition recueillie lors de sa garde à vue et nia les accusations portées contre lui.

10. Le même jour, il fut traduit devant le juge assesseur près le tribunal correctionnel de Varto qui ordonna sa mise en détention provisoire. Réitérant sa déposition faite devant le procureur de la République, il soutint avoir déposé sous la contrainte lors de la garde à vue.

11. Le 18 septembre 1995, le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakır inculpa le requérant du chef d'accusation d'aide et soutien à une organisation illégale, en application des articles 169 du code pénal et 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.

12. Par un arrêt du 1er avril 1997, la cour de sûreté de l'Etat reconnut le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à trois ans et neuf mois d'emprisonnement.

13. Par un arrêt du 6 mai 1999, la Cour de cassation confirma l'arrêt de première instance. Le 15 juin 1999, le texte de cet arrêt fut versé au greffe de la cour de sûreté de l'Etat.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

14. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).

EN DROIT

I. SUR LA DEMANDE DE RADIATION DU RÔLE

15. Dans ses observations du 7 mai 2004, le Gouvernement préconise la radiation du rôle de l'affaire au motif que les héritiers du requérant n'auraient pas un intérêt personnel dans la poursuite de la procédure.

16. La Cour a déjà relevé que, quand un requérant décède en cours d'instance, ses héritiers peuvent en principe se prétendre à leur tour « victimes » de la violation alléguée, à titre d'ayants cause et, dans certaines circonstances, en leur propre nom (voir Deweer c. Belgique, arrêt du 27 février 1980, série A no 35, § 37).

17. La Cour constate que le requérant a été condamné par les juridictions nationales à une peine d'emprisonnement de trois ans et neuf mois pour aide et assistance à une organisation illégale. Elle estime que ses enfants ont un intérêt légitime à faire constater que sa condamnation par la cour de sûreté de l'Etat a eu lieu en méconnaissance des droits qu'il a invoqués (voir, mutatis mutandis, X c. France, arrêt du 31 mars 1992, série A no 234-C, p. 89, § 26, Dalban, précité, § 39, et Çakar c. Turquie, no 42741/98, § 19, 23 octobre 2003).

18. Par conséquent, la demande du Gouvernement visant la radiation du rôle de l'affaire doit être rejetée. La Cour reconnaît aux enfants de Rıza Vural qualité pour se substituer désormais à celui-ci.

II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

19. Le requérant allègue que la cour de sûreté de l'Etat qui l'a jugé et condamné ne constitue pas un « tribunal indépendant et impartial » qui eût pu lui garantir un procès équitable en raison, d'une part, de la présence d'un juge militaire en son sein.

Le requérant se plaint en outre de la méconnaissance de son droit à un procès équitable dans la mesure où il n'a pas été informé des accusations portées contre lui et qu'il n'a pas pu contacter ses proches et son avocat lors sa garde à vue. Il allègue que le principe de la présomption d'innocence a été méconnu puisqu'il aurait été « contraint » d'accepter les accusations à son encontre.

Il y voit une violation de l'article 6 §§ 1, 2 et 3 de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)

2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

a) être informé, dans le plus court délai, dans une langue qu'il comprend et d'une manière détaillée, de la nature et de la cause de l'accusation portée contre lui ;

(...)

c) se défendre lui-même ou avoir l'assistance d'un défenseur de son choix et, s'il n'a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d'office, lorsque les intérêts de la justice l'exigent ;

(...) »

A. Sur la recevabilité

1. Sur le non-épuisement des voies de recours internes

20. Le Gouvernement invite la Cour à rejeter la requête pour non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que le requérant n'a soulevé son grief à aucun moment de la procédure devant la cour de sûreté de l'Etat.

21. Le requérant s'oppose à la thèse du Gouvernement.

22. La Cour observe que la présence d'un juge militaire dans la composition des collèges des cours de sûreté de l'Etat était expressément prévue par la loi. Le requérant n'alléguait d'ailleurs nullement que la législation ait été incorrectement appliquée. Il s'ensuit qu'une éventuelle demande de récusation du magistrat militaire pour la simple raison qu'il faisait partie du corps militaire était nécessairement vouée à l'échec. Dès lors, une telle affirmation devant les juridictions nationales n'aurait en aucun cas permis au requérant de remédier à la situation dénoncée. Il s'ensuit que cette exception ne saurait être retenue.

2. Sur le non-respect du délai de six mois

23. Le Gouvernement plaide le non-respect par le requérant du délai de six mois pour introduire sa requête. Il fait observer, d'une part, que la décision interne définitive, en l'occurrence l'arrêt de cassation, a été rendue le 6 mai 1999 alors que la requête a été introduite le 19 novembre 1999 ; d'autre part, le cachet d'accusé de réception apposé par le greffe de la Cour sur le formulaire de requête indique la date du 16 mars 2000.

24. Le requérant conteste la thèse du Gouvernement.

25. La Cour rappelle sa jurisprudence selon laquelle lorsque le requérant est en droit de se voir signifier d'office une copie de la décision interne définitive, il est plus conforme à l'objet et au but de l'article 35 § 1 de la Convention de considérer que le délai de six mois commence à courir à compter de la date de la signification de la copie de la décision (voir Worm c. Autriche, arrêt du 29 août 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-V, p. 1547, § 33). Or, lorsque la signification n'est pas prévue en droit interne, la Cour estime qu'il convient de prendre en considération la date de la mise à disposition de la décision, date à partir de laquelle les parties peuvent réellement prendre connaissance de son contenu (voir, mutatis mutandis, Papachelas c. Grèce [GC], no 31423/96, § 30, CEDH 1999-II, Haralambidis et autres c. Grèce, no 36706/97, 29 mars 2001, Seher Karataş c. Turquie (déc.), no 33179/96, 9 juillet 2002, Z.Y. c. Turquie (déc.), no 27532/95, 9 avril 2002, et Karatepe c. Turquie (déc.), no 43924/98, 3 avril 2003).

26. Elle observe qu'à l'époque des faits, les arrêts de cassation rendus dans les affaires pénales n'étaient pas signifiés aux parties. Celles-ci ne pouvaient être informées qu'après le dépôt de l'arrêt en question au greffe de la juridiction de première instance et/ou la notification d'un acte en vue de l'exécution de la peine infligée.

27. En l'espèce, l'arrêt du 6 mai 1999 rendu par la Cour de cassation, qui constitue la décision interne définitive, n'a pas été signifié au requérant ou à son défenseur. Le 15 juin 1999, le texte de cet arrêt a été versé au dossier de l'affaire se trouvant au greffe de la cour de sûreté de l'Etat et mis à la disposition des parties. Dès lors, le délai de six mois commence à courir à compter de cette dernière date et la requête a été introduite moins de six mois après.

28. Quant à la date sur le formulaire de requête, la Cour observe que celle-ci est la date à laquelle elle a reçu ce formulaire et non la date de la première lettre du requérant exposant l'objet de sa plainte.

29. La Cour estime devoir tenir compte de la pratique en la matière des organes de la Convention, selon laquelle la date de l'introduction d'une requête est celle de la première lettre par laquelle le requérant formule, ne serait-ce que sommairement, les griefs qu'il entend soulever (article 47 § 5 du règlement). Toutefois, lorsqu'un intervalle de temps important s'écoule avant qu'un requérant ne donne les informations complémentaires nécessaires à l'examen de la requête, il y a lieu d'examiner les circonstances particulières de l'affaire pour décider de la date à considérer comme date d'introduction de la requête (voir Chalkley c. Royaume-Uni (déc.), no 63831/01, 26 septembre 2002).

30. Dans la présente affaire, la première lettre du requérant donnant des informations substantielles quant aux faits de la cause et à la nature des griefs qu'il entendait soulever est datée du 19 novembre 1999. Le cachet d'accusé réception apposé sur cette première communication porte la date du 23 novembre 1999. La Cour considère que l'intervalle de temps, écoulé entre cette dernière date et la date de réception du formulaire de requête, à savoir le 16 mars 2000, ne saurait être considéré comme un intervalle « important » de temps (en ce sens, voir Paulescu c. Roumanie, no 34644/97, § 27, 10 juin 2003). Partant, elle écarte cette exception.

31. La Cour estime qu'à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir notamment Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VII), et compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, la requête doit faire l'objet d'un examen au fond. Elle constate en outre que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.

B. Sur le fond

1. Sur l'indépendance et l'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat

32. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir c. Turquie, no 59659/00, §§ 3536, 6 février 2003

33. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente. Il est compréhensible que le requérant, qui répondait devant une cour de sûreté de l'Etat d'infractions prévues et réprimées par le code pénal, ait redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, il pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l'Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu'étaient objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l'indépendance et à l'impartialité de cette juridiction (Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998IV, p. 1573, § 72 in fine).

34. La Cour conclut que, lorsqu'elle a jugé et condamné le requérant, la cour de sûreté de l'Etat n'était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1.

2. Sur l'équité de la procédure pénale

35. La Cour rappelle que la présomption d'innocence que consacre le paragraphe 2 et les divers droits que le paragraphe 3 de l'article 6 énumère en des termes non exhaustifs constituent des éléments, parmi d'autres, de la notion de procès équitable en matière pénale (voir, entre autres, Deweer, précité, p. 30, § 56).

36. Elle rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu'un tribunal dont le manque d'indépendance et d'impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.

37. Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner le présent grief (voir, entre autres, Çıraklar, précité, p. 3074, §§ 44-45).

III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

38. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage matériel et moral

39. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel et moral qu'il évalue à 48 588 euros (EUR).

40. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

41. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l'Etat aurait abouti si l'infraction à la Convention n'avait pas eu lieu. Il n'y a donc pas lieu d'accorder au requérant une indemnité à ce titre (Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 284, § 85).

42. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, p. 3074, § 49).

B. Frais et dépens

43. Le requérant demande également 3 650 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. Il ne fournit aucun justificatif.

44. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

45. Compte tenu des circonstances de l'espèce et statuant en équité comme le veut l'article 41 de la Convention, la Cour estime raisonnable la somme de 1 000 EUR tous frais confondus et l'accorde au requérant.

C. Intérêts moratoires

46. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare le restant de la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d'indépendance et d'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat de Diyarbakır ;

3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les autres griefs tirés de l'article 6 de la Convention ;

4. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;

5. Dit

a) que l'Etat défendeur doit verser aux héritiers du requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 000 EUR (mille euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 décembre 2004 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

S. Dollé J.-P. Costa
Greffière Président