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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
9.11.2004
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí

QUATRIÈME SECTION

DÉCISION

SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête no 52644/99
présentée par Şehmus BEDİR et autres
contre la Turquie

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant le 9 novembre 2004 en une chambre composée de :

Sir Nicolas Bratza, président,
MM. M. Pellonpää,
R. Türmen,
J. Casadevall,
R. Maruste,
K. Traja,
Mme L. Mijović, juges,
et de M. M. O'Boyle, greffier de section,

Vu la requête susmentionnée introduite le 21 septembre 1999,

Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,

Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :

EN FAIT

Les requérants, M. Şehmus Bedir et son père, M. Mehmet Bedir, ainsi que M. Ahmet Bedir et Mme Zekiye Bedir, frère et belle-sœur de Şehmus Bedir, sont ressortissants turcs, nés, respectivement, en 1955, 1924, 1945 et 1938. Ils résident actuellement à Diyarbakır.

Devant la Cour, ils sont représentés par Mes Osman Baydemir, Cihan Aydın et Metin Kılavuz, avocats au barreau de Diyarbakır.

A. Les circonstances de l'espèce

Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.

1. Le village de Kışlak

Le village de Kışlak relève du district de Mazıdağı, lequel se situe dans la province de Mardin qui figurait à l'époque des faits parmi celles soumises à l'état d'urgence décrété en 1987 dans le Sud-Est de l'Anatolie. Depuis 1985 environ, de graves troubles ont fait rage dans cette région de la Turquie, entre les forces de sécurité et les membres du PKK. Les événements et les affrontements qui s'y sont produits ont touché de nombreux villages, dont ceux de Mardin ; les maisons étant incendiées ou détruites, certaines agglomérations furent abandonnées.

2. Les faits à l'origine de l'affaire

Une grande partie des faits est controversée entre les parties.

a. La version des faits donnée par les requérants

Dans leur requête, les intéressés affirment que, jusqu'au 28 juillet 1998, ils habitaient le village de Kışlak, dont Şehmus Bedir avait été le maire pendant un certain temps.

En avril 1994, les forces attachées aux postes de la gendarmerie des districts de Mazıdağı, de Seyhan et d'Aksu ainsi qu'au commandement central de la gendarmerie de Mardin, accompagnées des gardes du village de Sultanköy, firent irruption dans Kışlak. Elles incendièrent une partie des habitations appartenant à quinze familles du village au motif que celles-ci, d'après une dénonciation, aideraient le PKK. Les hommes furent placés en garde à vue et subirent des mauvais traitements, et ce, plus d'une fois. Suite à ces incidents, les familles en question quittèrent le village et, dix jours après, le reste des maisons leur appartenant furent également détruites.

En 1996, les forces de la gendarmerie et les gardes des villages de Sultanköy et de Bilge firent derechef une descente dans Kışlak. Les soldats rouèrent de coups certains villageois et en appréhendèrent d'autres, leur reprochant d'apporter un soutien au PKK ; cinq autres maisons, dont celle du requérant Şehmus, furent incendiées. Cependant, dans un premier temps hébergé par son père, Şehmus reconstruisit une habitation et resta dans le village.

Suite à cette dernière opération, le poste de la gendarmerie d'Aksu prit le contrôle de Kışlak et les habitants se virent alors soumis à des restrictions rigoureuses : il leur fut interdit de quitter le village après une certaine heure ; l'approvisionnement en certains produits alimentaires fut prohibé ou quantitativement limité. Sous pareille pression, d'autres familles durent –elles aussi– émigrer.

A partir de fin mai 1998, les gendarmes commencèrent à retourner plus souvent au village et y restaient parfois quelques jours. Cette situation perdura jusqu'au 19 juin 1998, date à laquelle un soldat fut assassiné par balle lors d'une dispute qu'il avait eue avec ses camarades.

Peu après cet incident, les soldats relevant du commandement de la gendarmerie de Mazıdağı (« le commandement ») revinrent au village ; ils convoquèrent les hommes au commandement, en laissant entendre que ceux-ci auraient le choix entre travailler pour le compte de l'Etat en tant que gardes de village ou abandonner Kışlak. Le lendemain, à leur arrivée au commandement, les villageois virent l'officier responsable les menacer de faire incendier leurs maisons dans les dix jours, à moins qu'ils n'acceptent de devenir gardes.

Dix jours plus tard, deux villageois se rendirent au commandement pour déclarer que les hommes de Kışlak ne voulaient pas être gardes. Sur ce, des soldats vinrent au village et ordonnèrent aux habitants d'évacuer les lieux ; les habitants réagirent, en vain, demandant à rester jusqu'à la fin de la moisson et des récoltes.

Le 27 juillet 1998, deux membres du PKK, munis d'armes, firent irruption dans le village de Kışlak et se rendirent chez Hüseyin Demir. A la suite d'une dispute entre celui-ci et les deux agresseurs, ces derniers commencèrent à tirer à l'aveuglette vers la maison de Mehmet Demir, devant laquelle jouaient deux enfants. Touchés par les balles, l'un d'eux trouva la mort et l'autre fut gravement blessé. Aux dires des villageois, les terroristes en auraient voulu à Hüseyin Demir, car celui-ci coopérerait avec l'Etat.

Le lendemain, entre 6 h 00 et 7 h 00, plusieurs soldats du commandement ainsi que des gardes des villages de Sultanköy et de Bilge firent de nouveau une descente dans Kışlak. Ils rassemblèrent les villageois prétextant une fouille des maisons. Or, ils pulvérisèrent une substance blanche sur les habitations, les étables et greniers, puis y mirent le feu. Les villageois qui tentèrent d'éteindre l'incendie, de sauver leur bétail ou de récupérer leurs biens furent menacés d'être « jetés au feu ». Lors de l'événement, les soldats forcèrent le requérant Mehmet – du reste, analphabète – et son fils Celal à signer un papier, sans les informer de la teneur de celui-ci.

Vers 16 heures, à l'exception d'une famille, l'ensemble des villageois dont les requérants montèrent sur la route principale, prirent un véhicule afin de rejoindre leurs proches à Diyarbakır.

A la date de l'introduction de leur requête, les requérants habitaient encore à Diyarbakır ; certains travaillaient dans des emplois journaliers. Aux dires des requérants, Mehmet Bedir aurait été appréhendé un jour et menacé au sujet de la requête introduite devant la Cour alors qu'il aurait tenté de retourner à Kışlak ; on l'aurait également contraint à signer en blanc des documents, mais Mehmet n'aurait toutefois pas cédé.

Dans leurs observations en réponse, les requérants font valoir deux déclarations écrites, rédigées respectivement les 8 et 16 août 2000 par Celal Bedir et Hüseyin Demir. Ces déclarations peuvent se résumer, comme suit.

Celal Bedir :

« Le requérant Mehmet Bedir est mon père, Zekiye Bedir est ma belle-sœur et les autres requérants Şehmus et Ahmet sont mes frères. Mes frères et moi-même vivions dans le village de Kışlak depuis notre naissance jusqu'à ce que nos maisons soient incendiées. Au moment des événements, Ahmet et Şehmus n'étaient pas dans le village. De temps en temps, ils quittaient le village pour travailler. Au moment des faits, leurs épouses et enfants se trouvaient dans leurs maisons à Kışlak. Ils avaient des maisons dans le village ainsi que des biens mobiliers assez importants. Şehmus et Ahmet étaient également propriétaires de maisons dans le centre de Diyarbakır. (...) Le constat fait dans le procès-verbal du 11 septembre 1998 selon lequel « la maison de Mehmet Bedir et Zekiye Bedir aurait été incendiée du fait des balles ayant mis le feu dans les herbes sur la maison » n'est pas le mien. (...) Le lendemain des événements [du 27 juillet 1998] (...) plusieurs soldats arrivèrent au village (...) puis mirent le feu à [notre] maison (...). En ce qui concerne ma déposition (...) du 11 septembre 1998, (...) on nous avait fait signer certains documents, sans avoir été autorisé à les lire. Si je me rappelle bien, il s'agissait de documents dactylographiés. Je ne connais pas leur contenu (...) ».

Hüseyin Demir :

« Le 27 juillet 1998, date des événements qui ont eu lieu dans notre village, j'étais à Ankara, auprès de mon fils. Je n'ai, donc, pas été témoin de ces événements. (...) La signature, qui figure sur le procès-verbal du 28 juillet 1998, ne peut donc être la mienne. Du reste, elle ne ressemble pas à la mienne. Elle est fausse. (...) C'est d'ailleurs la première fois que je vois ce document (...) ».

b. La version des faits donnée par le Gouvernement

Le Gouvernement, dans ses observations écrites, relate ce qui suit ;

Le 27 juillet 1998, vers 19 h 45, deux terroristes du PKK organisèrent une attaque contre le village de Kışlak. Ils se rendirent, dans un premier temps, chez Hüseyin Demir et contraignirent les membres de la famille à se rassembler sur la place du village. Ceux-ci ayant refusé d'obtempérer, les deux terroristes commencèrent à tirer, à partir de la cour de cette maison vers la maison de Mehmet Demir, à 20-25 mètres à l'ouest de celle de Hüseyin Demir, et causèrent la mort d'un enfant et la blessure d'un autre. Sur ce, les deux militants s'enfuirent en direction du village de Elmalibahce, tout en tirant vers la maison du requérant Mehmet Bedir ; les balles enflammèrent la paille étalée sur le toit et, par conséquent, provoquèrent l'incendie de la maison. L'incident dura environ 10 minutes.

A l'appui de ces dires, le Gouvernement se réfère à un constat des lieux, établi le 28 juillet 1998, par trois membres de la gendarmerie et signé par Hüseyin Demir et Celal Bedir. D'après ce document, Mehmet Bedir aurait perdu des matelas et quelques poulets et poussins lors de l'incendie ; sa maison aurait également été en partie endommagée. Ce constat fait également état d'une trentaine de douilles de balles de Kalachnikov, trouvées autour de la maison de Hüseyin Demir ainsi que de vingt impacts de balles sur la maison de Mehmet Bedir.

Le Gouvernement soumet également les déclarations de Celal Bedir, recueillies le 11 septembre 1998 par deux officiers de la Gendarmerie. Selon le procès-verbal établi en conséquence, Celal Bedir aurait affirmé qu'il avait entendu, le 27 juillet 1998, entre 19 h. et 19 h. 30, des tirs d'armes à feu mais n'avait pas vu qui était à l'origine de ces tirs. Son épouse lui aurait affirmé que c'était le PKK qui avait ouvert le feu vers la maison de Hatice Demir. Celal Bedir aurait couru vers la maison visée où il aurait rencontré Bedriye Demir. Cette dernière lui aurait dit que suite aux balles tirées par les membres du PKK, sa fille cadette était décédée et que sa fille aînée était blessée. Lorsqu'il est retourné dans la maison où il habitait avec son père, il aurait vu que les herbes sur le toit de la maison avaient pris feu. Il n'aurait pas tout de suite tenté de l'éteindre, il aurait d'abord appelé la gendarmerie. Celal Bedir aurait également déclaré que ses frères Şehmus et Ahmet, ne vivaient plus à Kışlak depuis 10 ans, qu'ils n'y possédaient aucun bien. Selon ses dires, Şehmus et Ahmet auraient noué des relations avec le parti pro-kurde HADEP et que, influencés par ce parti, ils accuseraient à tort les forces de l'ordre afin d'obtenir de l'Etat une indemnité. Il aurait affirmé en outre que le 27 juillet 1998, une seule maison – celle de son père Mehmet Bedir – avait été endommagée. D'après lui, leur maison aurait probablement pris le feu à cause des balles tirées par les terroristes.

Il ressort du procès-verbal établi le 27 mars 2000 que trois officiers de la gendarmerie vinrent au village de Kışlak et constatèrent que le village était composé d'une cinquantaine de maisons, dont seules sept étaient habitées, hébergeant douze personnes au total. D'après ledit procès-verbal, l'ensemble des villageois avait quitté le village suite aux événements du 27 juillet 1998 et les habitants actuels étaient ceux qui y étaient retournés par la suite.

3. Les démarches entamées par les requérants et l'enquête effectuée au niveau interne

Le 18 août 1998, le requérant Şehmus Bedir, en sa qualité de maire du village ainsi que les requérants, Ahmet et Zekiye Bedir préparèrent une requête commune et demandèrent que l'on remédie aux violences qu'ils avaient essuyées et que leur retour à Kışlak soit assuré.

Dans ses observations, le Gouvernement conteste la qualité de maire du village de Şehmus Bedir, soulignant qu'au moment des faits, celui-ci n'occupait plus les fonctions de maire. Le requérant Şehmus Bedir acquiesça ce fait tout en expliquant qu'il avait signé ces requêtes en qualité de maire du village pour attirer l'attention des autorités.

Ces requêtes furent adressée à la sous-préfecture de Mazıdağ, à la préfecture de Mardin, au gouverneur de l'état d'urgence à Diyarbakır, au commandement général de la gendarmerie à Ankara, au Chef de l'État-major, aux ministères de la Défense et de l'Intérieur, au Premier Ministre, au Président de la République et, enfin, aux bureaux centraux d'Ankara de huit partis politiques.

N'ayant obtenu aucune réponse à leur demande, les requérants déclarèrent à la presse qu'ils entendaient introduire une requête devant la Cour européenne des droits de l'Homme. L'incident qui s'était déroulé à Kışlak fit la une du quotidien Gündem qui y consacra sa première page, les 31 juillet et 15 août 1998.

Dans l'intervalle, le 6 août 1998, les requérants saisirent séparément le procureur de la République de Mazıdağı et portèrent plainte contre les forces du commandement local de la gendarmerie, reprochant à celles-ci d'avoir incendié leurs maisons, détruit leurs biens mobiliers et de leur avoir infligé des mauvais traitements. Les plaintes déposées par Zekiye, Ahmet et Şehmus furent inscrites au registre du parquet, le 7 août 1998, sous les nos 22211, 22212 et 22213 respectivement ; celle de Mehmet Bedir, fut enregistrée le 14 août 1998, sous le no 23495.

En l'absence de nouvelles sur leur affaire, les requérants recoururent aux services d'un avocat. Le 21 décembre 1998, celui-ci entreprit une démarche, auprès du procureur, afin de s'enquérir sur l'état de la procédure. Le procureur informa l'avocat que suite aux plaintes des requérant, une enquête avait été diligentée contre le lieutenant U.Ö, en sa qualité de commandant par intérim de la compagnie de la gendarmerie et que le dossier d'instruction avait été transmis à la direction générale des affaires pénales du ministère de la Justice pour l'autorisation de l'ouverture d'une poursuite.

Par lettre du 4 février 1999, ladite direction informa l'avocat des requérants que l'enquête menée contre le lieutenant U.Ö n'avait pas permis de justifier sa poursuite.

B. Le droit et la pratique internes pertinents

Les principes et les procédures relatifs à la responsabilité pour des actes délictueux et criminels commis par des fonctionnaires, peuvent se résumer comme suit.

1. La poursuite pénale des infractions

Le code pénal turc réprime le fait de contraindre un individu par la force ou la menace à commettre ou ne pas commettre un acte (article 188), de proférer des menaces (article 191), de procéder illégalement à une perquisition domiciliaire (articles 193 et 194), d'infliger de mauvais traitements et tortures (articles 243-245) et d'incendier et/ou d'endommager volontairement les biens d'autrui (articles 369 et 516 respectivement).

Les articles 151 à 153 du code de procédure pénale régissent les devoirs incombant aux autorités quant à l'enquête préliminaire au sujet des faits susceptibles de constituer pareils crimes et portés à la connaissance des autorités. Ainsi, toute infraction peut être dénoncée aussi bien aux autorités ou agents des forces de l'ordre qu'aux parquets. La déposition de telles plaintes peut être écrite ou orale, et dans ce dernier cas l'autorité est tenue d'en dresser procès-verbal (article 151).

Si l'auteur présumé d'une infraction est un gradé agent-chef de la fonction publique et si l'acte a été commis pendant l'exercice de ses fonctions relatives aux affaires judiciaires, l'instruction préliminaire de l'affaire relève de la loi no 2802 sur les magistratures (article 154 du CPP), laquelle délimite la compétence ratione personae du ministère de la Justice quant à cette phase de la procédure. En pareil cas, l'enquête préliminaire et, par conséquent, l'autorisation d'ouvrir des poursuites pénales, seront du ressort du ministre de la Justice. Une fois pareille autorisation délivrée, il incombe au procureur de la République d'instruire l'affaire. Selon l'article 92 de la loi no 2802, en ce qui concerne les décisions de ne pas poursuivre l'intéressé, seul le procureur peut faire opposition devant une cour d'assises.

2. Les responsabilités administrative et civile

L'article 125 §§ 1 et 7 de la Constitution énonce :

« Tout acte ou décision de l'administration est susceptible d'un contrôle juridictionnel.
(...)
L'administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et mesures. »

La disposition précitée – qui a d'ailleurs inspiré la dernière phrase de l'article 8 du décret-loi no 430 susmentionné – ne souffre aucune restriction, même en cas d'état d'urgence ou de guerre. Le second alinéa ne requiert pas forcément d'apporter la preuve de l'existence d'une faute de l'administration, dont la responsabilité revêt dès lors un caractère absolu et objectif, fondé sur la théorie du « risque social ». L'administration peut donc indemniser quiconque est victime d'un préjudice résultant d'actes commis par des personnes non identifiées ou des terroristes, lorsque l'on peut dire que l'Etat a manqué à son devoir de maintenir l'ordre et la sûreté publique, ou à son obligation de protéger la vie et les biens des individus.

Plus particulièrement, en vertu de l'article 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative, toute victime d'un dommage résultant d'un acte de l'administration peut demander réparation à cette dernière dans le délai d'un an à compter de la date de l'acte allégué. En cas de rejet en tout ou partie de la demande ou si aucune réponse n'a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure administrative. En vertu de l'article 13 de la loi no 657 sur les employés de l'Etat, les personnes ayant subi un dommage du fait de l'exercice d'une fonction relevant du droit public peuvent, en principe, ester en justice uniquement contre l'autorité publique dont relève le fonctionnaire en cause et pas directement contre celui-ci (articles 129 § 5 de la Constitution, 55 et 100 du code des obligations). Cependant, eu égard au décret-loi no 430, les dispositions précitées sont, selon toute vraisemblance, inapplicables aux gouverneurs de la région de l'état d'urgence.

Les règles exposées ci-dessus ne sont toutefois pas absolues. Lorsque l'acte en question est qualifié d'illicite ou de délictueux et, par conséquent, perd son caractère d'acte ou de fait « administratif », les juridictions civiles peuvent accueillir une demande de dommages-intérêts dirigée contre l'auteur lui-même, sans préjudice de la possibilité d'engager la responsabilité conjointe de l'administration en sa qualité d'employeur de l'auteur de l'acte (article 50 du code des obligations). Ainsi, tout acte « illégal » commis par un fonctionnaire, qu'il s'agisse d'une infraction pénale ou d'un délit civil, provoquant un dommage matériel ou moral, peut faire l'objet d'une action en réparation devant les juridictions civiles de droit commun ou les juridictions administratives.

Enfin, les dommages résultant d'actes terroristes peuvent être indemnisés par le fonds d'entraide sociale et de solidarité. Pour être admis au bénéfice de ce fonds, l'intéressé n'a, en principe, qu'à démontrer l'existence d'un préjudice et d'un lien de causalité entre celui-ci et un acte de terrorisme.

GRIEFS

Les requérants allèguent une violation des articles 3, 5, 6, 8, 13, 14 de la Convention et l'article1 du Protocole no 1.

Quant à l'article 3 de la Convention, ils se plaignent de ce que les circonstances pénibles, dans lesquelles, ils ont vu anéantir leurs maisons et étables, sans même pouvoir sauver leur biens mobiliers ni leur bétail, s'analysent en un traitement inhumain et dégradant.

S'agissant de l'article 5, les requérants soutiennent que la destruction de leurs biens par les forces armées, l'impossibilité, pour eux, de retourner dans leur village ainsi que les conditions précaires de leur vie, constitueraient une violation de leur sûreté et liberté personnelles.

Quant aux articles 6 et 13, les requérants mettent en exergue le fait que, malgré toutes les démarches qu'ils ont entreprises auprès des autorités tant judiciaires qu'administratives, nul n'aurait cherché à enquêter sur leurs allégations ni à remédier à la situation dont ils furent victimes. Dans ces conditions, les requérants considèrent s'être vus dénier leur droit à un recours « effectif » sur le plan du droit interne.

Sous l'angle de l'article 8, les requérants affirment que l'évacuation et la destruction de leur maison juste avant l'hiver et le fait qu'ils aient été obligés de se réfugier chez des proches sont des circonstances les ayant condamnés à vivre dans des conditions très dures et, partant, constitutives d'une violation injustifiée de leur droit au respect de leur vie familiale et de leur domicile.

Invoquant l'article 1 du Protocole no 1, les requérants allèguent en outre que les graves dommages délibérément infligés à leurs biens agricoles, mobiliers ainsi qu'immobiliers, l'impossibilité, pour eux, de retourner dans le village et d'exploiter leurs terrains, constituent une atteinte injustifiable tant à leur droit de propriété qu'à leur droit au respect de leurs biens.

Les requérants prétendent enfin que ce qu'ils ont vécu témoigne d'une pratique discriminatoire contraire à l'article 14 de la Convention, fondée sur leur appartenance à l'ethnie kurde et à leurs mœurs.

EN DROIT

A. Sur les exceptions préliminaires du Gouvernement

1. L'exception tirée de la qualité de victime des requérants, Şehmus et Ahmet Bedir

Se référant au constat des lieux du 27 juillet 1998 ainsi qu'au procès-verbal du 11 septembre 1998, le Gouvernement soutient que les requérants, Şehmus et Ahmet Bedir n'habitaient pas, à l'époque des faits, dans le village de Kışlak et qu'ils n'y possédaient pas de biens. Selon le Gouvernement, Şehmus et Ahmet Bedir ne peuvent pas se prétendre victimes au regard de l'article 1 du Protocole no 1.

A cet égard, les requérants font valoir la déclaration de Celal Bedir, signée le 8 août 2000 et celle de Hüseyin Demir, signée le 16 août 2000.

La Cour rappelle que par « victime », l'article 34 désigne la personne directement concernée par l'acte ou l'omission litigieux (voir, parmi d'autres, Groppera Radio AG et autres c. Suisse, arrêt du 28 mars 1990, série A no 173, p. 20, § 47). Toutefois, la Cour constate que l'exception du Gouvernement tirée de l'absence de qualité de victime des requérants, Şehmus et Ahmet Bedir, au sens de l'article 34 de la Convention est étroitement liée à leurs doléances soulevées au regard de l'article 1 du Protocole no 1, à savoir la détermination de l'existence des biens des requérants ainsi que d'une ingérence à la jouissance de ces biens (Doğan et autres c. Turquie, no 8803/02, § 93, 29 juin 2004). Par conséquent, la Cour joint l'exception préliminaire du Gouvernement relative à la qualité de victime de ces requérants à l'examen au fond.

2. L'exception tirée de non-épuisement des voies de recours internes

Le Gouvernement, renvoyant aux dispositions pertinentes du droit interne, excipe du non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l'article 35 de la Convention.

Il reproche d'abord aux requérants d'avoir omis de former opposition contre l'ordonnance de non-lieu rendue par le procureur.

Le Gouvernement déplore également que les intéressés n'aient jamais tenté de se prévaloir des voies de réparation administrative et civile, ouvertes en droit turc. S'agissant plus particulièrement du recours administratif prévu à l'article 125 de la Constitution, il soumet une copie d'un jugement prononcé le 10 juillet 1996 par le Tribunal administratif de Malatya (dossier no 1995/1143, décision no 1996/603). Il ressort de ce jugement qu'une victime d'un incendie provoqué par des « terroristes d'une organisation illégale » a obtenu gain de cause et qu'elle s'est vue allouer une indemnité pour dommage matériel. Ce jugement démontre également que la victime en question a, par ailleurs, bénéficié d'une aide pécuniaire du fonds d'entraide sociale et de solidarité. Le Gouvernement soutient à cet égard que les requérants ont omis de s'adresser à ce fonds, ce qui leur aurait permis d'obtenir pareille aide, sans avoir à identifier les responsables des préjudices allégués.

De leur coté, les requérants rappellent qu'en vertu de la loi no 2802 relative à la magistrature, ils ne disposaient d'aucun moyen pour contester la décision de ne pas poursuivre. Quant aux recours administratifs et civils, les requérants insistent sur le caractère subsidiaire de tels recours. Ils soutiennent qu'en l'espèce, c'est la voie pénale qui s'avérait, a priori, la plus adéquate. Ils affirment, de plus, que s'agissant des allégations telles que les leurs, il n'y avait aucun exemple de jugement administratif où la responsabilité des forces de sécurité ait été reconnue.

La Cour rappelle que la règle de l'épuisement des voies de recours internes énoncée à l'article 35 de la Convention impose à un requérant l'obligation d'utiliser auparavant les recours normalement disponibles et suffisants dans l'ordre juridique interne pour lui permettre d'obtenir réparation des violations qu'il allègue. Ces recours doivent exister à un degré suffisant de certitude, en pratique comme en théorie, sans quoi leur manquent l'effectivité et l'accessibilité voulues (Yaşa c. Turquie, arrêt du 2 septembre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VI, p. 2431, § 71).

Concernant d'abord le recours pénal, la Cour observe d'emblée que ni le Gouvernement, ni les requérants n'ont soumis une décision de non-lieu concernant les plaintes formelles déposées par les requérants. La seule décision dont la Cour dispose est celle de ne pas autoriser la poursuite de l'adjoint du commandement de la Gendarmerie U.Ö, rendue par le ministère de la Justice. Il ressort clairement des dispositions du droit interne que seul le procureur peut faire opposition devant une cour d'assises de la décision de ne pas poursuivre. La voie d'opposition n'étant pas ouverte aux plaignants, les requérants n'avaient pas la possibilité d'attaquer cette décision à titre individuel. D'après la Cour, les requérants ont ainsi exercé un recours pénal qui, en ce qui concerne leurs griefs, constitue un recours adéquat, et qui, dans les circonstances particulières de l'espèce, était suffisant aux fins de l'article 35 § 1 de la Convention.

La Cour admet, toutefois, que les requérants disposaient, en théorie, de la possibilité d'intenter au civil une action en réparation des dommages ou d'introduire, devant les tribunaux administratifs, une action fondée sur la responsabilité objective de l'Etat pour des actes illicites de ses agents, recours prévu dans la loi no 2577.

Or, aux yeux de la Cour, ni le recours civil, ni le recours administratif aurait pu présenter une quelconque perspective de succès ; car, pour ce qui est du recours civil, il est nécessaire non seulement d'établir l'existence d'un lien de causalité entre l'acte délictuel et le dommage subi, mais aussi d'identifier l'auteur présumé de l'acte. Etant donné que les vrais responsables des faits dénoncés par les requérants demeurent inconnus à ce jour, il était impossible, pour les requérants, de réunir les conditions requises devant les tribunaux civils aux fins de cette démarche.

Quant au recours devant les juridictions administratives, comme la Cour l'a déjà dit à plusieurs reprises, ce recours fondé sur la responsabilité objective de l'Etat, ne pouvait passer pour adéquat et suffisant, étant entendu qu'il ne permettait pas de statuer sur les griefs des destructions des biens par les forces de l'ordre (voir, par exemple, Akdıvar et autres c. Turquie, arrêt du 16 septembre 1996, Recueil 1996-VI, pp. 1211-1213, § 72). De surcroît, la Cour souligne que, dans la présente affaire, les allégations des requérants portent également sur l'impossibilité pour ceux-ci de retourner dans leur village, et non seulement sur l'absence de réparation pour les dommages qui auraient été subis en l'espèce (mutatis mutandis, Doğan et autres c. Turquie, no 8803/02, § 108 in fine, le 29 juin 2004, et voir ci-après les arguments du Gouvernement quant au fond de ce grief).

Les considérations précédentes dispensent la Cour d'examiner l'intérêt qu'aurait pu présenter un éventuel recours au fonds d'entraide sociale et de solidarité.

En bref, la Cour rejette l'exception préliminaire du Gouvernement en toutes ses branches.

B. Sur le bien-fondé des griefs

1. Invoquant l'article 5 de la Convention, les requérants allèguent que leur évacuation forcée de leur village ainsi que les conditions précaires de leur vie après les événements dénoncés constitueraient une violation de leur droit à la liberté et à la sûreté.

Dans ses parties pertinentes, l'article 5 de la Convention se lit ainsi :

« 1. Toute personne a droit à la liberté et à la sûreté. Nul ne peut être privé de sa liberté, sauf dans les cas suivants et selon les voies légales ».

La Cour a procédé à un examen préliminaire des faits et des arguments des parties au litige quant au bien-fondé de ce grief sur lequel le Gouvernement ne se prononce pas.

Elle rappelle d'emblée que selon la jurisprudence des organes de la Convention, le « droit (...) à la sûreté » mentionné dans la première phrase de l'article 5 § 1 est une garantie contre l'arbitraire en matière d'arrestation et de détention (Dyer c. Royaume-Uni, requête no 10475/83, décision de la Commission du 9 octobre 1984, Décisions et rapports 39, pp. 246-266).

En l'espèce, les requérants n'ayant été ni arrêtés ni privés de leur liberté, aucune apparence de violation de cette disposition ne saurait être établie en l'espèce. Par ailleurs, les conditions précaires dans laquelle les requérants prétendent se trouver ne relèvent pas de la notion de sûreté de la personne, au sens de l'article 5 de la Convention (Menteş et autres c. Turquie, arrêt du 28 novembre 1997, no 23186/94, Recueil des arrêts et décisions 1997-VIII, pp. 2750-2751).

La Cour estime dès lors que cette partie de la requête doit être rejetée, comme étant manifestement mal fondée en application de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

2. Les requérants affirment avoir été l'objet d'une discrimination du fait de leur origine kurde, et ce, au mépris de l'article 14 de la Convention, combiné avec les articles 3, 8 et 13 ainsi que l'article 1 du Protocole no 1. L'article 14 est ainsi libellé :

« La jouissance des droits et libertés reconnus dans la (...) Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l'origine nationale ou sociale, l'appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation. »

Le Gouvernement ne se prononce pas sur ces allégations.

Au vu des éléments qui lui sont soumis, la Cour estime que les requérants n'ont pas suffisamment étayé leurs allégations.

Elle estime, dès lors, que ce grief est dénué de fondement et qu'il devrait être déclaré irrecevable au regard de l'article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

3. Invoquant les articles 3, 6, 8, 13 de la Convention, ainsi que l'article 1 du Protocole no 1, les requérants se plaignent de la destruction de leurs maisons et de leurs biens par les forces de l'ordre, de l'évacuation forcée du village de « Kışlak », de l'impossibilité d'y retourner et d'exploiter leurs terrains. Ils dénoncent également l'absence de recours effectif au sujet de leurs allégations.

Le Gouvernement conteste vivement la version des faits de la partie requérante relative aux événements qui se sont déroulés tant avant l'incident du 27 Juillet 1998 qu'après. Se référant au constat des lieux du 27 juillet 1998 ainsi qu'au procès-verbal de déposition du 11 septembre 1998, il soutient que les habitants de Kışlak ont évacué leur village de leur plein gré, suite à l'attaque qui y avait été perpétrée le 27 juillet 1998 par les terroristes du PKK ayant causé les dommages matériels dénoncés en l'espèce. Le Gouvernement en déduit qu'aucune violation de la Convention et/ou de son Protocole additionnel ne saurait être imputée aux forces de l'ordre, lesquelles n'auraient jamais donné l'ordre d'évacuer le village de Kışla.

Quant aux allégations tirées des articles 6 et 13 de la Convention, le Gouvernement se réfère au jugement rendu le 10 juillet 1996 par le tribunal administratif de Malatya et réfute les allégations des requérants concernant le droit d'accès à un tribunal.

Du reste, le Gouvernement, invoquant le constat des lieux effectué le 27 mars 2000, soutient qu'à l'heure actuelle, rien n'empêcherait les requérants de retourner dans leur village, comme l'auraient déjà fait certains autres villageois.

Les requérants réfutent les thèses du Gouvernement. Réitérant leurs griefs tirés des articles 3, 8, de la Convention ainsi que de l'article 1 du Protocole no 1, ils font valoir un rapport établi le 18 juin 1997 sur l'immigration par la Commission de l'Assemblée nationale turque, lequel étayerait la réalité de l'évacuation forcée des villages et des hameaux dans le sud-est de la Turquie. Les requérants contestent l'affirmation du Gouvernement selon laquelle ils peuvent retourner dans leur village ; l'absence d'une quelconque réponse lorsqu'ils se sont adressés aux autorités étatiques et politiques concernant leurs allégations démontrerait le contraire.

S'agissant de leurs allégations tirées des articles 6 et 13 de la Convention, les requérants soutiennent notamment que l'intervention, d'un organe, relevant de l'exécutif dans l'instruction pénale, à savoir le ministère de la Justice, a finalement eu comme effet de les priver de l'accès aux tribunaux nationaux. A cet égard, ils ajoutent que leur participation à la procédure de l'enquête n'a jamais été assurée et qu'ils n'ont pas été informés de l'objet de l'enquête administrative menée contre le commandant adjoint d'U.Ö.

La Cour note que les requérants n'ont pas introduit d'action en dommages-intérêts devant les juridictions civiles ou administratives pour des raisons qu'ils exposent dans leur réponse à l'exception du gouvernement relative à l'épuisement des recours internes et qu'ils se plaignent, pour l'essentiel, de l'absence d'enquête effective au sujet de leurs allégations. De ce fait, elle estime devoir examiner ce grief sous l'angle de l'obligation plus générale, que l'article 13 de la Convention fait peser sur les Etats, d'offrir un recours effectif permettant de se plaindre de violations de la Convention (voir, mutatis mutandis, Aksoy c. Turquie, arrêt du 18 décembre 1996, Recueil 1996-VI, pp. 2285-2286, §§ 92-94).

La Cour estime, à la lumière de l'ensemble des arguments des parties, que ces griefs posent de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond ; il s'ensuit que ces griefs ne sauraient être déclarés manifestement mal fondés, au sens de l'article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d'irrecevabilité n'a été relevé.

Par ces motifs, la Cour, à l'unanimité,

Joint l'exception du Gouvernement tirée de l'absence de qualité de victime des requérants, Şehmus et Ahmet Bedir, au fond de l'examen de leur grief tiré de l'article 1 du Protocole no 1 ;

Rejette, l'exception préliminaire du Gouvernement tirée du non épuisement des voies de recours internes, au sens de l'article 35 de la Convention ;

Déclare, irrecevable les griefs des requérants tirés de l'article 5 de la Convention et de l'article 14 combiné avec les articles 3, 8 et 13 de la Convention ainsi qu'avec l'article 1 du Protocole no 1;

Déclare, recevables, tous moyens de fond réservés, les griefs présentés au regard des articles 3, 8, 13 de la Convention ainsi que de l'article 1 de son Protocole additionnel.

Michael O'Boyle Nicolas Bratza
Greffier Président