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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
22.7.2004
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE MUHEY YAŞAR ET AUTRES c. TURQUIE

(Requête no 36973/97)

ARRÊT

STRASBOURG

22 juillet 2004

DÉFINITIF

22/10/2004

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l’affaire Muhey Yaşar et autres c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. G. Ress, président,
L. Caflisch,
B. Zupančič,
Mmes M. Tsatsa-Nikolovska,
H.S. Greve,
A. Gyulumyan,
M. F. Gölcüklü, juges,
et de M. M. Villiger, greffier adjoint de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 1er juillet 2004,

Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36973/97) dirigée contre la République de Turquie et dont dix ressortissants de cet Etat, MM. Muhey Yaşar, Mustafa Karadağ, Şevket Kılınç, Cuma Özdemir, Ramazan Özdemir, Mehmet Sait Kendirci, Abdurrahman Kendirci, Salih Arslan, Mehmet Emin Kayıran et Mme Zarife Bostancı (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 17 mai 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Les requérants sont représentés par Me Y. Karataş, avocat à Birecik. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent dans la procédure devant la Cour.

3. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).

4. A la suite de la communication de la requête au Gouvernement par la Commission, l’affaire a été transférée à la Cour le 1er novembre 1998 en vertu de l’article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention.

5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28), le Gouvernement a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc, à sa place (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).

6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).

7. Par une lettre du 8 juillet 2003, la Cour a informé les parties qu’elle se prononcerait, en application de l’article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE

8. Les requérants résident à Şanlıurfa.

9. En 1996, le ministère de l’Energie et des Ressources naturelles (« le ministère ») expropria des biens immobiliers appartenant aux requérants, sis à Birecik. Des indemnités d’expropriation fixées par le ministère furent versées aux requérants à la date du transfert de propriété.

10. En désaccord sur le montant payé par le ministère, les requérants introduisirent auprès du tribunal de grande instance de Birecik, pour chaque bien immobilier, une action en augmentation de l’indemnité d’expropriation.

11. Le tribunal donna gain de cause aux requérants et condamna le ministère à leur verser des indemnités d’expropriation complémentaires, assorties d’intérêts moratoires simples au taux de 30 % l’an à compter de la date de l’expropriation. Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation et devinrent définitifs.

12. En 1997, le ministère versa aux requérants les compléments d’indemnité en question.

13. Le 24 septembre 2001, le ministère décida de renoncer à l’expropriation d’un vaste terrain à Birecik. Les biens appartenant à Muhey Yaşar, Şevket Kılınç, Mehmet Emin Kayıran et Zarife Bostancı furent concernés par cette décision.

14. Par une lettre du 24 juillet 2003 adressée à la Cour, le représentant des requérants confirma la rétrocession des biens immobiliers concernés par la décision de renonciation. En contrepartie de la rétrocession, les requérants remboursèrent les indemnités d’expropriation qu’ils avaient perçues.

15. Des détails concernant les biens immobiliers, non comprise dans la renonciation à l’expropriation, figurent dans le tableau suivant :

NOMS DES REQUÉRANTS

DATE DE DÉPART DU CALCUL DE L’INTÉRÊT MORATOIRE

DATE DE L’ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION

MONTANT DE L’INDEMNITÉ COMPLÉMEN-TAIRE

(TRL)

DATE DU PAIEMENT

Mustafa KARADAĞ

26.3.1996

11.11.1996

201 716 370

4.2.1997

Cuma ÖZDEMİR

Ramazan ÖZDEMİR

1.3.1996

23.12.1996

2 456 487 250

10.6.1997

Ramazan ÖZDEMİR

Mehmet Sait KENDİRCİ

7.3.1996

23.12.1996

2 587 836 300

10.6.1997

Abdurrahman KENDİRCİ

Salih ARSLAN

1.3.1996

23.12.1996

1 292 865 040

10.6.1997

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

16. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Akkuş c. Turquie (9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, pp. 1305-1306, §§ 13-16) et Aka c. Turquie (23 septembre 1998, Recueil 1998VI, pp. 26742676, §§ 17-25).

EN DROIT

I. SUR LA RECEVABILITÉ

17. Les requérants se plaignent du paiement tardif des indemnités complémentaires d’expropriation et de l’insuffisance du taux des intérêts moratoires par rapport au taux de l’inflation. Ils se plaignent en outre de la durée globale de la procédure d’indemnisation. Ils invoquent les articles 1 du Protocole no 1 et 6 § 1 de la Convention.

18. Le Gouvernement fait valoir que, le 24 septembre 2001, le ministère a pris la décision de renoncer à l’expropriation des biens appartenant à Muhey Yaşar, Şevket Kılınç, Mehmet Emin Kayıran et Zarife Bostancı.

19. Ces derniers ont accepté la rétrocession. Ils prétendent toutefois que le ministère devrait leur verser une indemnité supplémentaire pour la perte de la valeur des fonds restés non cultivés après l’expropriation.

20. La Cour considère que les griefs dont elle est saisie portent sur la perte de valeur des indemnités complémentaires d’expropriation qui auraient résulté du paiement tardif du ministère et de l’insuffisance du taux d’intérêts moratoires par rapport au taux d’inflation, et de la durée globale de la procédure d’indemnisation.

21. La Cour relève que le ministère a décidé de renoncer à l’expropriation des biens de certains des requérants, acte juridique se trouvant à l’origine des faits qui auraient causé une perte de valeur des indemnités complémentaires d’expropriation. La rétrocession des biens en question a été confirmée par le représentant des requérants. La Cour considère, eu égard à la restitution en nature des biens expropriés, que les requérants, Muhey Yaşar, Sevket Kılınç, Mehmet Emin Kayıran et Zarife Bostancı ne peuvent plus se prétendre victimes des violations alléguées, et que cette partie de la requête doit être rejetée conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.

22. En ce qui concerne les autres requérants, à savoir Mustafa Karadağ, Cuma Özdemir, Ramazan Özdemir, Mehmet Sait Kendirci, Abdurrahman Kendirci et Salih Arslan, la Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir, notamment, Aka, précité) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que cette partie de la requête doit faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en outre que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.

II. SUR LE FOND

A. Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1

23. Les requérants se plaignent d’une perte de valeur de l’indemnité complémentaire d’expropriation, en raison du retard du ministère dans le paiement de cette indemnité et de l’insuffisance du taux des intérêts moratoires par rapport au taux d’inflation très élevé en Turquie. Ils invoquent à cet égard l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :

« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.

Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »

24. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Aka, précité, p. 2682, §§ 50-51).

25. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate que le retard pris dans le paiement de l’indemnité complémentaire accordée par les juridictions internes est imputable à l’administration expropriante, qui a fait subir aux propriétaires un préjudice distinct s’ajoutant à l’expropriation de leurs biens. Ce préjudice est doublé par l’insuffisance du taux des intérêts moratoires par rapport à celui de l’inflation. Le décalage entre la valeur de la créance des requérants au moment de l’expropriation de leurs terrains et sa valeur lors de son règlement effectif, amène la Cour à considérer que les requérants ont eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde du droit au respect des biens.

26. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.

B. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention

27. Les requérants se plaignent également que le laps de temps qui s’est écoulé entre leur saisine du tribunal de grande instance de Birecik et le paiement effectif a méconnu leur droit à ce que leur cause soit entendue dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.

28. Eu égard à la conclusion formulée sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner la question séparément sous l’angle de l’article 6 § 1.

III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

29. Aux termes de larticle 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage matériel et moral

30. Les requérants affirment devoir être dédommagés pour un préjudice matériel qu’ils évaluent ainsi : Mustafa Karadağ à 2 000 dollars américains (USD), Cuma et Ramazan Özdemir à 15 000 USD, Ramazan Özdemir et Mehmet Sait Kendirci à 15 000 USD, Abdurrahman Kendirci et Salih Arslan à 10 000 USD. Ils réclament en outre la réparation d’un dommage moral qu’ils évaluent à 20 000 USD chacun.

31. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

32. Considérant le mode de calcul adopté dans l’arrêt Aka (précité, pp. 26832684, §§ 55-56) et à la lumière des données économiques pertinentes, la Cour accorde à titre de dommage matériel à Mustafa Karadağ 1 435 euros (EUR). Elle accorde aux autres requérants l’intégralité des sommes sollicitées, soit 12 500 EUR à Cuma Özdemir et Ramazan Özdemir conjointement, 12 500 EUR à Ramazan Özdemir et Mehmet Sait Kendirci conjointement, et 8 350 EUR à Abdurrahman Kendirci et Salih Arslan conjointement.

Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.

B. Frais et dépens

33. Les requérants demandent également 20 000 USD pour les frais et dépens encourus devant la Commission et la Cour.

34. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.

35. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme de 400 EUR tous frais confondus.

C. Intérêts moratoires

36. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable pour autant qu’elle concerne les requérants Mustafa Karadağ, Cuma Özdemir, Ramazan Özdemir, Mehmet Sait Kendirci, Abdurrahman Kendirci et Salih Arslan, et irrecevable pour le surplus ;

2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;

3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;

4. Dit

a) que lEtat défendeur doit verser, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes plus tout montant pouvant être dû au titre de taxes, droits de timbres et charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :

i. pour dommage matériel,

à Mustafa Karadağ 1 435 EUR (mille quatre cent trente-cinq euros),

à Cuma Özdemir et Ramazan Özdemir conjointement 12 500 EUR (douze mille cinq cents euros),

à Ramazan Özdemir et Mehmet Sait Kendirci conjointement 12 500 EUR (douze mille cinq cents euros),

à Abdurrahman Kendirci et Salih Arslan conjointement 8 350 EUR (huit mille trois cent cinquante euros) ;

ii. 400 EUR (quatre cents euros) aux requérants conjointement pour frais et dépens ;

b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 22 juillet 2004 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Mark Villiger Georg Ress
Greffier adjoint Président