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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE MEHMET KAYA ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 54335/00)
ARRÊT
STRASBOURG
24 juin 2004
DÉFINITIF
24/09/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kaya et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
L. Caflisch,
R. Türmen,
B. Zupančič,
Mme H.S. Greve,
M. K. Traja, juges,
et de M. M. Villiger, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 3 juin 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 54335/00) dirigée contre la République de Turquie et dont cinq ressortissants de cet Etat, MM. Mehmet Kaya, Fuat Ay, Ekrem Şahin, Sabri Yıldız et Fevzi Yıldız (« les requérants »), ont saisi la Cour le 1er octobre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants, qui ont été admis au bénéfice de l’assistance judiciaire, sont représentés par Me M. İşeri, avocat à Izmir. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent dans la procédure devant la Cour.
3. Le 10 avril 2003, la Cour a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le restant de la requête au Gouvernement. Se prévalant de l’article 29 § 3 de la Convention, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le fond de l’affaire.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
4. Les requérants sont nés respectivement en 1954, 1974, 1962, 1975 et 1967.
5. Les 17 et 18 novembre 1993, les requérants furent arrêtés et placés en garde à vue. Ils étaient soupçonnés d’être membres du PKK, une organisation illégale, et de porter aide et assistance à celle-ci.
6. Le 30 novembre 1993, ils furent traduits devant le juge assesseur près la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir (« la cour de sûreté de l’Etat ») qui ordonna leur mise en détention provisoire.
7. Le 30 décembre 1993, reprochant au premier requérant d’être dirigeant de l’organisation en question, aux deuxième et troisième requérants d’en être membres, et aux autres d’y porter aide et assistance, le procureur de la République près la cour de sûreté de l’Etat intenta une action pénale contre eux sur le fondement des articles 168 et 169 du code pénal et de l’article 5 de la loi no 3713 relative à la lutte contre le terrorisme.
8. Par un arrêt du 18 décembre 1995, la cour de sûreté de l’Etat condamna les premier et deuxième requérants à douze ans et six mois d’emprisonnement, sur la base des articles 168 § 2 du code pénal et 5 de la loi no 3713, pour appartenance à l’organisation illégale, et les autres à trois ans et neuf mois d’emprisonnement pour lui avoir porté aide et assistance, en application des articles 169 du code pénal et 5 de la loi no 3713.
9. Par un arrêt du 19 janvier 1998, la Cour de cassation cassa l’arrêt de première instance pour insuffisance d’enquête et non-respect des droits de la défense.
10. Par un arrêt du 6 août 1998, après un réexamen de l’affaire, la cour de sûreté de l’Etat réitéra les condamnations initialement prononcées à l’encontre des requérants.
11. Par un arrêt du 7 juin 1999, la Cour de cassation confirma l’arrêt attaqué.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
12. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Gençel c. Turquie (no 53431/99, §§ 11-12, 23 octobre 2003).
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 6 DE LA CONVENTION
13. Les requérants allèguent que la cour de sûreté de l’Etat qui les a jugés et condamnés ne constitue pas un « tribunal indépendant et impartial » qui eût pu leur garantir un procès équitable en raison, d’une part, de la présence d’un juge militaire en son sein.
Les requérants dénoncent également le défaut d’équité de la procédure devant la cour de sûreté de l’Etat et la Cour de cassation. Ils se plaignent en ce sens d’avoir été condamnés sur le fondement de leurs dépositions obtenues lors de leur garde à vue, en l’absence de l’assistance d’un avocat, et que l’avis du procureur général près la Cour de cassation ne leur a pas été communiqué.
Enfin, les requérants soutiennent que leur cause n’a pas été entendue dans un délai raisonnable.
Ils y voient une violation de l’article 6 §§ 1 et 3 c) de la Convention qui, en ses parties pertinentes, se lit ainsi :
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial (...) qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...)
3. Tout accusé a droit notamment à :
(...)
c) se défendre lui-même ou avoir l’assistance d’un défenseur de son choix et, s’il n’a pas les moyens de rémunérer un défenseur, pouvoir être assisté gratuitement par un avocat d’office, lorsque les intérêts de la justice l’exigent ;
(...) »
1. Sur l’indépendance et l’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat
14. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir, précité, §§ 35‑36).
15. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu’il est compréhensible que les requérants, qui répondaient devant une cour de sûreté de l’Etat d’infractions prévues et réprimées par le code pénal, aient redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, ils pouvaient légitimement craindre que la cour de sûreté de l’Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu’étaient objectivement justifiés les doutes nourris par les requérants quant à l’indépendance et à l’impartialité de cette juridiction (Incal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV, p. 1573, § 72 in fine).
16. La Cour conclut que, lorsqu’elle a jugé et condamné les requérants, la cour de sûreté de l’Etat n’était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1.
2. Sur l’absence d’avocat lors de la garde à vue et la non-communication de l’avis du procureur général
17. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu’un tribunal dont le manque d’indépendance et d’impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.
18. Eu égard au constat de violation du droit des requérants à voir leur cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu’il n’y a pas lieu d’examiner les présents griefs (voir, entre autres, Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil 1998-VII, p. 3074, §§ 44-45).
3. Sur la durée de la procédure
19. Le Gouvernement souligne la complexité de l’affaire et la nature des charges pesant sur les requérants. La procédure pénale litigieuse impliquait trente-cinq prévenus, dont le requérant, poursuivis en raison de leur appartenance, aide et assistance à une organisation illégale. Le défaut de comparution des témoins et des parties intervenantes ainsi que la saisine de la Cour de cassation à deux reprises ont contribué à l’allongement de la procédure. Enfin, les requérants ont aussi contribué à ralentir la procédure en refusant de se présenter à six audiences.
Selon le Gouvernement, ces circonstances expliquent la durée de la procédure et aucune négligence n’est imputable aux autorités judiciaires.
20. Les requérants contestent les allégations du Gouvernement.
21. La Cour constate que la période à prendre en considération a commencé avec l’arrestation des requérants les 17 et 18 novembre 1993 (paragraphe 5 ci-dessus), et s’est terminée avec l’arrêt rendu par la Cour de cassation le 7 juin 1999 (paragraphe 11 ci-dessus). Elle est donc d’environ cinq ans et six mois.
22. La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure s’apprécie eu égard aux critères consacrés par sa jurisprudence, en particulier la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes (voir, parmi d’autres, Pélissier et Sassi c. France [GC], no 25444/94, § 67, CEDH 1999‑II).
23. La Cour note d’emblée que la procédure litigieuse revêtait une certaine complexité en ce que les juridictions compétentes ont dû gérer un procès impliquant trente-cinq prévenus, dont le requérant, poursuivis pour plusieurs infractions. Cette circonstance et la nature même des infractions nécessitaient un long travail de reconstitution des faits, de rassemblement des preuves et de détermination, pour chacun des prévenus, des charges à leur encontre.
24. En ce qui concerne le comportement des requérants, la Cour note qu’il n’est pas établi que ceux-ci aient contribué à l’allongement de la procédure.
25. Quant au comportement des autorités judiciaires, la Cour note que l’instance devant la Cour de cassation lors du premier pourvoi formé devant elle s’est étalée sur environ deux ans et un mois ; il s’agit assurément d’une période assez longue. Toutefois, à l’exception de ce manquement à la célérité de la procédure, la Cour ne voit aucune période d’inactivité imputable aux autorités internes. En effet, la durée de la procédure devant la juridiction de première instance et la Cour de cassation lors du second pourvoi ne prête pas à critique.
26. Eu égard à la durée globale de la procédure, la Cour estime qu’il n’y a pas eu dépassement du « délai raisonnable ». Il n’y a donc pas eu violation de l’article 6 § 1.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
27. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage moral
28. Les requérants allèguent avoir subi un préjudice moral qu’ils évaluent à 10 000 euros (EUR) chacun pour les premier et deuxième requérants et 5 000 EUR chacun pour les trois autres requérants.
29. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
30. La Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, p. 3074, § 49).
31. Lorsque la Cour conclut que la condamnation d’un requérant a été prononcée par un tribunal qui n’était pas indépendant et impartial au sens de l’article 6 § 1, elle estime qu’en principe le redressement le plus approprié serait de faire rejuger le requérant en temps utile par un tribunal indépendant et impartial (Gençel, précité, § 27).
B. Frais et dépens
32. Les requérants demandent également 3 000 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. Ils ne fournissent aucun justificatif.
33. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
34. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable d’allouer aux requérants la somme de 2 000 EUR à ce titre.
C. Intérêts moratoires
35. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare le restant de la requête recevable ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d’indépendance et d’impartialité de la cour de sûreté de l’Etat d’Izmir ;
3. Dit qu’il n’y a pas eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure pénale ;
4. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner les autres griefs tirés de l’article 6 de la Convention ;
5. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;
6. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser aux requérants, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 2 000 EUR (deux milles euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
7. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 24 juin 2004 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Mark Villiger Georg Ress
Greffier adjoint Président