Přehled
Rozsudek
TROISIÈME SECTION
AFFAIRE KAYA ET AUTRES c. TURQUIE
(Requête no 36564/97)
ARRÊT
STRASBOURG
27 mai 2004
DÉFINITIF
27/08/2004
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Kaya et autres c. Turquie,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :
MM. G. Ress, président,
P. Kūris,
B. Zupančič,
J. Hedigan,
Mmes M. Tsatsa-Nikolovska,
H.S. Greve, juges,
M. F. Gölcüklü, juge ad hoc,
et de M. V. Berger, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 mai 2004,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 36564/97) dirigée contre la République de Turquie et dont quatre ressortissants de cet Etat, MM. Bekir Kaya, Mustafa Kaya, Sami Kaya et Mme Hadice Kaya (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l’Homme (« la Commission ») le 17 mai 1997 en vertu de l’ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés par Me Y. Karataş, avocat à Birecik. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n’a pas désigné d’agent dans la procédure devant la Cour.
3. Le 20 mai 1998, la Commission (deuxième chambre) a décidé de communiquer la requête au Gouvernement.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d’entrée en vigueur du Protocole no 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole no 11).
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement. A la suite du déport de M. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (article 28), le Gouvernement a désigné M. F. Gölcüklü pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7. Par une lettre du 8 juillet 2003, la Cour a informé les parties qu’elle se prononcerait, en application de l’article 29 §§ 1 et 3 de la Convention, tant sur la recevabilité que sur le fond de la requête.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
8. Les requérants résident à Şanlıurfa.
9. En 1996, le ministère de l’Energie et des Ressources naturelles (« le ministère ») expropria des biens immobiliers appartenant aux requérants, sis à Birecik. Des indemnités d’expropriation fixées par le ministère furent versées aux requérants à la date du transfert de propriété.
10. En désaccord sur le montant payé par le ministère, les requérants introduisirent auprès du tribunal de grande instance de Birecik, pour chaque bien immobilier, une action en augmentation de l’indemnité d’expropriation.
11. Le tribunal donna gain de cause aux requérants et condamna le ministère à leur verser des indemnités d’expropriation complémentaires, assorties d’intérêts moratoires simples au taux de 30 % l’an à compter de la date de l’expropriation. Ces jugements furent confirmés par la Cour de cassation et devinrent définitifs.
12. En 1996 et 1997, le ministère versa aux requérants les compléments d’indemnité en question.
13. Le 24 septembre 2001, le ministère décida de renoncer à l’expropriation d’un vaste terrain à Birecik. Les biens des requérants furent concernés par cette décision, à l’exception d’une parcelle appartenant à Mustafa Kaya (parcelle no 250).
14. Par une lettre du 24 juillet 2003 adressée à la Cour, le représentant des requérants confirma la rétrocession des biens immobiliers par le ministère. En contrepartie de la rétrocession, les requérants remboursèrent les indemnités d’expropriation qu’ils avaient perçues.
15. Des détails concernant la parcelle no 250, non comprise dans la renonciation à l’expropriation, figure dans le tableau suivant :
DATE DU JUGEMENT | DATE DE DÉPART DU CALCUL DE L’INTÉRÊT MORATOIRE | DATE DE L’ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION | MONTANT DE L’INDEMNITÉ COMPLÉMENTAIRE (TRL) | DATE DU PAIEMENT |
26.12.1996 | 7.3.1996 | 3.3.1997 | 7 187 668 680 | 21.10.1997 |
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
16. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Akkuş c. Turquie (9 juillet 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, pp. 1305-1306, §§ 13-16) et Aka c. Turquie (23 septembre 1998, Recueil 1998‑VI, pp. 2674‑2676, §§ 17-25).
EN DROIT
I. SUR LA RECEVABILITÉ
17. Les requérants se plaignent du paiement tardif des indemnités complémentaires d’expropriation et de l’insuffisance du taux des intérêts moratoires par rapport au taux de l’inflation. Ils se plaignent en outre de la durée globale de la procédure d’indemnisation. Ils invoquent les articles 1 du Protocole no 1 et 6 § 1 de la Convention.
18. Le Gouvernement fait valoir que, le 24 septembre 2001, le ministère a pris la décision de renoncer à l’expropriation des biens en question, à l’exception d’une parcelle appartenant à Mustafa Kaya.
19. Les requérants ont accepté la rétrocession des biens concernés par la décision de renonciation à l’expropriation. Ils prétendent toutefois que le ministère devrait leur verser une indemnité supplémentaire pour la perte de la valeur des fonds restés non cultivés après l’expropriation.
20. La Cour considère que les griefs dont elle est saisie portent sur la perte de valeur des indemnités complémentaires d’expropriation qui auraient résultées du paiement tardif du ministère et de l’insuffisance du taux d’intérêts moratoires par rapport au taux d’inflation, et de la durée globale de la procédure d’indemnisation.
21. La Cour relève que le ministère a décidé de renoncer à l’expropriation, acte juridique se trouvant à l’origine des faits qui auraient causé la perte de la valeur des indemnités complémentaires d’expropriation. La renonciation en question concerne les biens immobiliers des requérants, à l’exception de la parcelle no 250 appartenant à Mustafa Kaya. La rétrocession des biens en question a été confirmée par le représentant des requérants. La Cour considère, eu égard à la restitution en nature des biens expropriés, que les requérants Bekir Kaya, Sami Kaya, Hadice Kaya et Mustafa Kaya, ce dernier pour autant qu’est concerné le bien rétrocédé, ne peuvent plus se prétendre victimes des violations alléguées, et que cette partie de la requête doit être rejetée conformément à l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
22. En ce qui concerne la parcelle no 250 de Mustafa Kaya, la Cour estime, à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir notamment Aka c. Turquie (arrêt précité) et compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, que cette partie de la requête doit faire l’objet d’un examen au fond. Elle constate en outre que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d’irrecevabilité.
II. SUR LE FOND
A. Sur la violation alléguée de l’article 1 du Protocole no 1
23. Le requérant se plaint d’une perte de valeur de l’indemnité complémentaire d’expropriation, en raison du retard du ministère dans le paiement de cette indemnité et de l’insuffisance du taux des intérêts moratoires par rapport au taux d’inflation très élevé en Turquie. Il invoque à cet égard l’article 1 du Protocole no 1, ainsi libellé :
« Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d’utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu’ils jugent nécessaires pour réglementer l’usage des biens conformément à l’intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d’autres contributions ou des amendes. »
24. La Cour a traité à maintes reprises d’affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d’espèce et a constaté la violation de l’article 1 du Protocole no 1 (voir Aka, précité, p. 2682, §§ 50-51).
25. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n’a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate que le retard pris dans le paiement de l’indemnité complémentaire accordée par les juridictions internes est imputable à l’administration expropriante, qui a fait subir au propriétaire un préjudice distinct s’ajoutant à l’expropriation de son bien. Ce préjudice est doublé par l’insuffisance du taux des intérêts moratoires par rapport à celui de l’inflation. Le décalage entre la valeur de la créance du requérant au moment de l’expropriation de son terrain et sa valeur lors de son règlement effectif, amène la Cour à considérer que le requérant a eu à supporter une charge spéciale et exorbitante qui a rompu le juste équilibre devant régner entre les exigences de l’intérêt général et la sauvegarde du droit au respect des biens.
26. Par conséquent, il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1.
B. Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention
27. Le requérant se plaint également que le laps de temps qui s’est écoulé entre sa saisine du tribunal de grande instance de Birecik et le paiement effectif a méconnu son droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable au sens de l’article 6 § 1 de la Convention.
28. Eu égard à la conclusion formulée sur le terrain de l’article 1 du Protocole no 1, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner la question séparément sous l’angle de l’article 6 § 1.
III. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
29. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage matériel et moral
30. Pour ses deux biens expropriés, le requérant Mustafa Kaya affirme devoir être dédommagé pour un préjudice matériel qu’il évalue à 55 000 dollars américains (USD). Il réclame en outre la réparation d’un dommage moral qu’il évalue à 20 000 USD.
31. Le Gouvernement conteste ces prétentions.
32. La Cour rappelle avoir déclaré la requête recevable pour autant qu’elle concerne la parcelle non rétrocédée (no 250) de Mustafa Kaya. Considérant le mode de calcul adopté dans l’arrêt Aka (précité, pp. 2683‑2684, §§ 55-56) et à la lumière des données économiques pertinentes, la Cour accorde à titre de dommage matériel l’intégralité de la somme sollicitée, à savoir 45 000 euros (EUR).
Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l’espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante.
B. Frais et dépens
33. Le requérant demande également 10 000 USD pour les frais et dépens encourus devant la Commission et la Cour.
34. Le Gouvernement s’en remet à la sagesse de la Cour.
35. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable la somme de 100 EUR tous frais confondus.
C. Intérêts moratoires
36. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Déclare la requête recevable pour autant qu’elle concerne la parcelle no 250 appartenant au requérant Mustafa Kaya, et irrecevable pour le surplus ;
2. Dit qu’il y a eu violation de l’article 1 du Protocole no 1 ;
3. Dit qu’il n’y a pas lieu d’examiner séparément le grief tiré de l’article 6 § 1 de la Convention ;
4. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral ;
5. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant Mustafa Kaya dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes plus tout montant pouvant être dû au titre de taxes, droits de timbres et charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement :
i. 45 000 EUR (quarante-cinq mille euros) pour dommage matériel ;
ii. 100 EUR (cent euros) pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 27 mai 2004 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Vincent Berger Georg Ress
Greffier Président