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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
13.11.2003
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozsudek

TROISIÈME SECTION

AFFAIRE İSMAIL GÜNEŞ c. TURQUIE

(Requête no 53968/00)

ARRÊT

STRASBOURG

13 novembre 2003

DÉFINITIF

13/02/2004

Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire İsmail Güneş c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
L. Caflisch,
P. Kūris,
R. Türmen,
B. Zupančič,
Mme H.S. Greve, juges,
et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 23 octobre 2003,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette date :

PROCÉDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 53968/00) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet Etat, M. İsmail Güneş (« le requérant »), a saisi la Cour le 29 octobre 1999 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).

2. Le requérant est représenté par Mes E. Yıldız et F. Köstak, avocats à Istanbul. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») n'a pas désigné d'agent dans la procédure devant la Cour.

3. Le 28 novembre 2002, la Cour (troisième section) a déclaré la requête partiellement irrecevable et a décidé de communiquer le restant de la requête au Gouvernement. Se prévalant des dispositions de l'article 29 § 3, elle a décidé que seraient examinés en même temps la recevabilité et le bien-fondé de l'affaire.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

4. Le requérant est né en 1965 et réside à Saint-Gall (Suisse).

5. Le 14 décembre 1993, le requérant, alors journaliste pour le quotidien Özgür Gündem, fut arrêté et placé en garde à vue par des agents de la direction de la sûreté d'Ağrı.

6. Le 16 décembre 1993, il comparut devant le procureur de la République d'Ağrı qui recueillit sa déposition avant de le relâcher. Le rapport médical, établi à la même date, ne mentionna aucune trace de coups et blessures sur son corps.

7. Le 17 décembre 1993, le requérant fut arrêté et placé en garde à vue par des agents de la direction de la sûreté d'Iğdır, section de la lutte contre le terrorisme. Il était soupçonné d'appartenir à une organisation illégale, à savoir le PKK.

8. Dans ses dépositions des 18 et 23 décembre 1993, le requérant passa aux aveux et décrivit ses activités au sein de l'organisation. Il expliqua qu'il était chargé de la préparation et de la diffusion de tracts, de faire de la propagande, et indiqua qu'il exerçait ses fonctions de journaliste conformément aux exigences de l'organisation.

9. Le 24 décembre 1993, il déposa devant le procureur de la République. Il revint sur sa déposition recueillie lors de sa garde à vue et indiqua qu'il n'avait aucun lien avec l'organisation en question.

10. Le même jour, le requérant fut traduit devant le juge assesseur près le tribunal pénal d'instance d'Iğdır qui ordonna sa mise en détention provisoire. Devant le juge, il réitéra sa déposition faite devant le procureur de la République.

11. Par un acte d'accusation du 6 juin 1994, le procureur de la République près la cour de sûreté de l'Etat d'Erzurum intenta une action publique à son encontre sur la base de l'article 168 § 2 du code pénal réprimant l'appartenance à une organisation illégale.

12. Devant la cour de sûreté de l'Etat, le requérant contesta ses dépositions recueillies lors de la garde à vue pour avoir été obtenues sous la torture, et demanda sa mise en liberté provisoire.

13. Par un arrêt du 4 octobre 1995, la cour de sûreté de l'Etat reconnut le requérant coupable des faits reprochés et le condamna à douze ans et demi de réclusion criminelle. Afin d'établir sa culpabilité, la cour tint compte des dépositions faites par le requérant et celles des coaccusés aux différents stades de la procédure, ainsi que de l'ensemble des éléments contenus dans le dossier, tels les procès-verbaux d'arrestations et de perquisitions qui avaient permis de retrouver du matériel utilisé pour la préparation et la diffusion de tracts ainsi que des photos du requérant brandissant une arme et accompagné de membres de l'organisation illégale.

14. Par un arrêt de 5 juin 1996, la Cour de cassation cassa la décision de la juridiction de première instance.

15. Par un arrêt du 13 novembre 1997, la cour de sûreté de l'Etat réitéra la peine prononcée à l'encontre du requérant.

16. Par un arrêt du 1er juillet 1999, la Cour de cassation confirma l'arrêt du 13 novembre 1997.

II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS

17. Le droit et la pratique internes pertinents sont décrits dans les arrêts Özel c. Turquie (no 42739/98, §§ 20-21, 7 novembre 2002) et Özdemir c. Turquie (no 59659/00, §§ 21-22, 6 février 2003).

18. L'article 327 du code de procédure pénale énumère les cas où « une affaire qui a abouti à un jugement passé en force de chose jugée peut faire l'objet d'un nouveau procès en faveur du condamné ».

Il a été modifié par l'article 3 de la loi no 4793, qui a ajouté un sixième cas de réouverture :

« Lorsqu'il est établi par un arrêt définitif de la Cour européenne des Droits de l'Homme qu'une décision pénale a été prononcée en violation de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales et de ses protocoles additionnels. Dans ce cas, la réouverture du procès peut être demandée dans un délai d'un an à partir de la date à laquelle l'arrêt de la Cour européenne des Droits de l'Homme est devenu définitif. »

La loi no 4793 est entrée en vigueur le 3 février 2003. Selon son article provisoire no 1, l'article 3 ne joue que dans les deux hypothèses suivantes : celle où la Cour a rendu un arrêt devenu définitif avant l'entrée en vigueur de la loi ; celle où la Cour rendra un arrêt définitif au sujet d'une requête introduite après l'entrée en vigueur de la loi.

EN DROIT

I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 DE LA CONVENTION

19. Le requérant allègue principalement que la cour de sûreté de l'Etat qui l'a jugé et condamné ne constitue pas un « tribunal impartial et indépendant » qui eût pu lui garantir un procès équitable en raison de la présence d'un juge militaire en son sein. Il dénonce également le mode de nomination des magistrats de la Cour de cassation. Il se plaint en outre de la méconnaissance de son droit à la présomption d'innocence dans la mesure où les juges du fond se seraient déjà formé une idée quant à sa culpabilité dès le début de la procédure. Il se plaint finalement de n'avoir pas disposé du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et de n'avoir pu interroger certains témoins à charge. Il invoque l'article 6 de la Convention, dont les passages pertinents se lisent ainsi :

« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. (...)

2. Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie.

3. Tout accusé a droit notamment à :

(...)

b) disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense ;

(...)

d) interroger ou faire interroger les témoins à charge et obtenir la convocation et l'interrogation des témoins à décharge dans les mêmes conditions que les témoins à charge ;

(...) »

A. Sur la recevabilité

20. Le Gouvernement soulève deux exceptions d'irrecevabilité.

21. En premier lieu, il invite la Cour à rejeter la requête pour non-épuisement des voies de recours internes, en vertu de l'article 35 de la Convention. Il soutient que le requérant n'a soulevé son grief tiré de l'article 6 § 1 de la Convention à aucun moment de la procédure devant la cour de sûreté de l'Etat.

22. En second lieu, le Gouvernement plaide le non-respect par le requérant du délai de six mois pour introduire sa requête, conformément à l'article 35 de la Convention. D'après lui, ce délai commence à courir à partir de la date à laquelle la cour de sûreté de l'Etat a rendu sa première décision, à savoir le 4 octobre 1995.

23. Le requérant s'oppose à la thèse du Gouvernement.

24. La Cour rappelle qu'elle ne peut être saisie qu'après épuisement des voies de recours internes et dans un délai de six mois à partir de la date de la décision interne définitive.

25. La Cour renvoie aux éléments de droit interne exposés ci-dessus et observe d'emblée que la présence d'un juge militaire dans la composition des collèges des cours de sûreté de l'Etat était expressément prévue par la loi. Elle relève également que le requérant n'a nullement allégué que la législation ait été incorrectement appliquée. Il s'ensuit qu'une éventuelle récusation du magistrat militaire pour la simple raison qu'il faisait partie du corps militaire était nécessairement vouée à l'échec. Dès lors, une telle affirmation devant les juridictions nationales n'aurait en aucun cas permis au requérant de remédier à la situation dénoncée, dans la mesure où comme elle l'a rappelé, les cours de sûreté de l'Etat sont instaurées par la loi (voir, mutatis mutandis, Cabales, Balkandali et autres c. Royaume-Uni, no 9214/80, décision de la Commission du 11 mai 1982, Décisions et rapports 29, p. 176).

26. En ce qui concerne la deuxième exception du Gouvernement, la Cour considère que la décision interne définitive est l'arrêt de la Cour de cassation, rendu le 1er juillet 1999. Le requérant a saisi la Cour moins de six mois plus tard, à savoir le 29 octobre 1999. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que la requête n'est pas tardive au sens de l'article 35 § 1 de la Convention.

27. Partant, la Cour rejette les exceptions du Gouvernement. Elle estime qu'à la lumière des critères qui se dégagent de sa jurisprudence (voir notamment Çıraklar c. Turquie, arrêt du 28 octobre 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-VII), et compte tenu de l'ensemble des éléments en sa possession, la requête doit faire l'objet d'un examen au fond. Elle constate en outre que celle-ci ne se heurte à aucun autre motif d'irrecevabilité.

B. Sur le fond

1. Sur l'indépendance et l'impartialité de la cour de sûreté de l'Etat

28. La Cour a traité à maintes reprises d'affaires soulevant des questions semblables à celles du cas d'espèce et a constaté la violation de l'article 6 § 1 de la Convention (voir Özel, précité, §§ 33-34, et Özdemir, précité, §§ 3536).

29. La Cour a examiné la présente affaire et considère que le Gouvernement n'a fourni aucun fait ni argument pouvant mener à une conclusion différente dans le cas présent. Elle constate qu'il est compréhensible que le requérant, qui répondait devant une cour de sûreté de l'Etat d'infractions prévues et réprimées par le code pénal, ait redouté de comparaître devant des juges parmi lesquels figurait un officier de carrière appartenant à la magistrature militaire. De ce fait, il pouvait légitimement craindre que la cour de sûreté de l'Etat se laissât indûment guider par des considérations étrangères à la nature de sa cause. Partant, on peut considérer qu'étaient objectivement justifiés les doutes nourris par le requérant quant à l'indépendance et à l'impartialité de cette juridiction (İncal c. Turquie, arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998IV, p. 1573, § 72 in fine).

30. La Cour conclut que, lorsqu'elle a jugé et condamné le requérant, la cour de sûreté de l'Etat n'était pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1.

2. Sur l'équité de la procédure pénale

31. Le Gouvernement conteste l'existence d'une violation.

32. La Cour rappelle avoir déjà jugé dans des affaires similaires qu'un tribunal dont le manque d'indépendance et d'impartialité a été établi ne peut, en toute hypothèse, garantir un procès équitable aux personnes soumises à sa juridiction.

33. Eu égard au constat de violation du droit du requérant à voir sa cause entendue par un tribunal indépendant et impartial auquel elle parvient, la Cour estime qu'il n'y a pas lieu d'examiner les présents griefs (voir, entre autres, Çiraklar, précité, §§ 44-45).

II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION

34. Aux termes de l'article 41 de la Convention,

« Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. »

A. Dommage

35. Le requérant allègue avoir subi un préjudice matériel et moral qu'il évalue à 19 176 euros (EUR).

36. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

37. En ce qui concerne le dommage matériel allégué, la Cour ne saurait spéculer sur le résultat auquel la procédure devant la cour de sûreté de l'Etat aurait abouti si l'infraction à la Convention n'avait pas eu lieu. Il n'y a donc pas lieu d'accorder au requérant une indemnité à ce titre (voir Findlay c. Royaume-Uni, arrêt du 25 février 1997, Recueil 1997-I, p. 284, § 85).

38. Quant au préjudice moral, la Cour estime que, dans les circonstances de l'espèce, le constat de violation constitue en soi une satisfaction équitable suffisante (Çıraklar, précité, p. 3074, § 49).

39. Lorsque la Cour conclut que la condamnation d'un requérant a été prononcée par un tribunal qui n'était pas indépendant et impartial au sens de l'article 6 § 1, elle estime qu'en principe le redressement le plus approprié serait de faire rejuger le requérant en temps utile par un tribunal indépendant et impartial.

B. Frais et dépens

40. Le requérant demande également 1 754 EUR pour les frais et dépens encourus devant la Cour. Il ne fournit aucun justificatif.

41. Le Gouvernement conteste ces prétentions.

42. Compte tenu des éléments en sa possession et de sa jurisprudence en la matière, la Cour estime raisonnable d'allouer au requérant la somme de 1 500 EUR pour la procédure devant la Cour.

C. Intérêts moratoires

43. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.

PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L'UNANIMITÉ,

1. Déclare la requête recevable ;

2. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention en raison du manque d'impartialité et d'indépendance de la cour de sûreté de l'Etat d'Erzurum ;

3. Dit qu'il n'y a pas lieu d'examiner les autres griefs tirés de l'article 6 de la Convention ;

4. Dit que le présent arrêt constitue par lui-même une satisfaction équitable suffisante pour le préjudice moral ;

5. Dit

a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, 1 500 EUR (mille cinq cents euros) pour frais et dépens, plus tout montant pouvant être dû au titre de la taxe sur la valeur ajoutée ou toutes autres charges fiscales exigibles au moment du versement, à convertir en livres turques au taux applicable à la date du règlement ;

b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ce montant sera à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;

6. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.

Fait en français, puis communiqué par écrit le 13 novembre 2003 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.

Vincent Berger Georg Ress
Greffier Président