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TROISIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 39979/98
présentée par Sahibe NERGİZ et Aysel KARAASLAN
contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 6 novembre 2003 en une chambre composée de
MM. G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
L. Caflisch,
P. Kūris,
R. Türmen,
K. Traja,
Mme A. Gyulumyan, juges,
et de M. M. Villiger, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 22 décembre 1997,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérantes,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérantes, Mmes Sahibe Nergiz et Aysel Karaaslan, sont des ressortissantes turques et résident à Diyarbakır. Elles sont respectivement l’épouse et la fille de Yusuf Nergiz, disparu le 3 octobre 1997. Elles sont représentées devant la Cour par Me S. Tanrıkulu, avocat à Diyarbakır.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le 30 septembre 1997, Yusuf Nergiz (Y.N.) fut arrêté par les forces de l’ordre dans le village de Narlıca, situé dans le district de Kulp (Diyarbakır).
Après avoir été placé en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie de Kulp, il fut mis en liberté provisoire le 3 octobre 1997.
Le même jour, il prit le minibus, immatriculé 21 AR 474, conduit par Şevket Narin à destination de Diyarbakır. Près du district de Kulp, sur ordre d’un garde du village dénommé Alaattin Şahin, ayant pris place dans le même véhicule, Y.N. aurait été emmené au poste de gendarmerie de Zeyrek pour un contrôle d’identité. Il aurait été à nouveau placé en garde à vue. Depuis, Y.N. n’aurait pas donné signe de vie.
Le 7 octobre 1997, Sahibe Nergiz (S.N.) déposa une plainte auprès du parquet de Diyarbakır en faisant valoir que son mari avait été placé en garde à vue le 30 septembre 1997 et mis en liberté le 3 octobre 1997 ; le jour même, il lui avait téléphoné en disant qu’il allait se rendre à leur domicile de Diyarbakır. Elle mentionna qu’elle n’avait plus eu aucune nouvelle et demanda à être informé de son sort. Le même jour, le procureur de la République transmit la requête à la direction de la sûreté de Diyarbakır. Après avoir mené des recherches auprès de la gendarmerie et des autres sections de la sûreté, elle informa le procureur que le nom de Y.N. n’était mentionné sur aucun registre de garde à vue.
Par la suite, S.N. déposa une pétition auprès du bâtonnier de l’ordre des avocats de Diyarbakır. Elle y précisa que son époux avait reçu des menaces de la part de trois villageois, à savoir Ali Duman, Ali Gülayıncı et Sait Gülçiçek.
Le 8 octobre 1997, elle déposa une autre plainte auprès du parquet de Kulp en faisant valoir que son mari avait été placé en garde à vue le 30 septembre 1997 et que, depuis, elle n’avait plus de nouvelles ; elle demanda à être informé de son sort.
Le 10 octobre 1997, S.N. reçut une réponse de la gendarmerie de Diyarbakır l’informant que son mari n’avait pas été placé en garde à vue. Selon la gendarmerie, le 2 octobre 1997, Y.N. s’était rendu à Kulp auprès du muhtar, Mehmet Yeşil, et avait passé la nuit chez lui. Le 3 octobre 1997, Y.N. avait demandé une autorisation à la gendarmerie afin de transporter ses affaires à Diyarbakır et, vers 11 heures, il avait pris le minibus conduit par Şevket Narin. Selon les déclarations de ce dernier, Y.N. était descendu du véhicule avec l’ensemble des voyageurs à l’arrêt de Diyarbakır, Tekkapı.
Par une lettre non datée adressée au barreau de Diyarbakır, S.N. précisa que son mari, arrêté le 3 octobre 1997 à leur domicile de Narlıca par les forces de l’ordre, avait disparu.
Le 26 novembre 1997, Aysel Karaaslan (A.K.) adressa une requête au gouverneur de la région soumise à l’état d’urgence afin d’être informée du sort de son père. Elle indiqua qu’un garde de village était monté dans le même minibus que son père et qu’au poste de gendarmerie de Zeyrek, on l’avait fait descendre du véhicule pour un contrôle d’identité.
Par une lettre du 26 novembre 1997, adressée au préfet de la région soumise à l’état d’urgence, A.K. réitéra les dires de sa mère dans sa lettre non datée adressée au barreau de Diyarbakır.
Par une lettre du 31 janvier 2000, adressée au parquet de Kulp, A.K. renouvela ses allégations et, compte tenu du fait que des corps de personnes inconnues ‑ attribuées aux activités du Hizbullah ‑ avaient été retrouvés, elle se demandait si son père n’avait pas été enlevé par cette organisation et demanda que des recherches soient effectuées en ce sens.
1. Plainte déposée par Yusuf Nergiz devant le parquet de Kulp
Le 3 octobre 1997, Y.N. déposa une plainte devant le parquet de Kulp à l’encontre de Sait Gülçiçek, Ali Gülayıncı et Ali Duman, résidant au village de Narlıca, faisant valoir que ceux-ci le menaçaient, qu’ils vivaient d’actes de terrorisme et que, s’il lui arrivait quelque chose, ils en seraient responsables. Le même jour, Y.N. fut entendu par le parquet et réitéra ses allégations.
Le 11 novembre 1997, après avoir ouvert une enquête préliminaire, le parquet entendit Ali Duman qui déclara que, la nuit de l’opération menée dans le village, Y.N. avait été emmené par des gendarmes au commandement de la gendarmerie de Kulp ; il avait eu connaissance de cela par les dires des frères de Y.N. et des villageois.
Le même jour, le parquet entendit Ali Gülayıncı qui réitéra dans les mêmes termes la déposition d’Ali Duman.
Le 13 novembre 1997, le parquet entendit Sait Gülçiçek qui déclara que, le jour de l’événement, des membres des forces de l’ordre étaient venus dans le village ; ils avaient perquisitionné son domicile et celui de Y.N. ; lors de la perquisition effectuée dans le village, un affrontement avait eu lieu ; les forces de l’ordre s’étaient rendues au domicile de Y.N. et l’avaient emmené à la gendarmerie, il ne savait pas ce qu’il avait fait là-bas.
Le 26 novembre 1997, le parquet s’adressa au commandement de la gendarmerie de Kulp en demandant qu’une enquête soit menée afin d’éclaircir les liens entre Y.N. d’un côté et Sait Gülçiçek, Ali Gülayıncı et Ali Duman de l’autre, et d’établir les motifs pouvant justifier un tel enlèvement.
Le 22 décembre 1997, le parquet décida de joindre le dossier d’investigation ouvert suite à la plainte de Y.N. au dossier ouvert suite à sa disparition.
2. Plainte déposée par Sahibe Nergiz devant le parquet de Diyarbakır
Suite à la plainte de la première requérante déposée le 7 octobre 1997, le parquet de Diyarbakır mena une enquête préliminaire.
Le 6 novembre 1997, entendue par le commissariat de Yenişehir, S.N. fit valoir entre autres que, le 30 septembre 1997, son époux s’était rendu à Narlıca ; le 3 octobre 1997, il l’avait appelée ; il avait été placé en garde à vue à Kulp puis libéré, et ne s’était pas rendu à son domicile de Diyarbakır. Elle s’était rendue à son village et l’ancien muhtar du village avait déclaré que son époux avait passé la nuit chez lui et avait quitté son domicile pour se rendre au poste de gendarmerie pour demander un document. Son beau-frère, Adil Nergiz, avait vu Y.N. à Kulp, lequel avait dit qu’il allait se rendre à Diyarbakır.
Le 13 novembre 1997, le parquet de Diyarbakır demanda au parquet de Kulp de mener une enquête pour savoir si Y.N. avait été arrêté et, dans l’affirmative, connaître les raisons de son arrestation ; s’il avait été libéré, savoir où il s’était rendu ; interroger ses proches, en particulier S.N., l’ancien muhtar du village, Mehmet Caba, le garde de village, Alattin Şahin ainsi que le conducteur du minibus.
Par une décision du 28 décembre 1999, le parquet de Diyarbakır se déclara incompétent ratione loci eu égard à la plainte de S.N. au sujet de la disparition de son époux. Il transmit le dossier d’enquête au parquet de Kulp. Ce dernier joignit ce dossier à celui de l’enquête préliminaire ouvert au sujet de la disparition de Y.N.
3. Plainte déposée par Sahibe Nergiz devant le parquet de Kulp
Le 8 octobre 1997, à la suite de la plainte déposée par S.N. au sujet de la disparition de son époux, le parquet de Kulp demanda à la direction des registres d’état civil de Kulp une copie du registre concernant Y.N.
Le même jour, le parquet demanda la copie du registre des gardes à vue du commandement de la gendarmerie de Kulp pour déterminer si Y.N. y avait été convoqué ou arrêté le 30 septembre 1997.
Puis, par un courrier du même jour, adressé au commandement de la gendarmerie de Kulp, le parquet délivra un mandat d’amener à l’encontre d’Adil Nergiz, frère de Y.N.
Dans sa déposition du 13 octobre 1997, Adil Nergiz déclara notamment que, quelques jours avant sa mort, il avait rencontré son frère à Narlıca à la demande de la gendarmerie de Kulp. Il indiqua qu’il avait vu son frère le 1er octobre 1997 et que les forces spéciales étaient venues l’arrêter. Le 3 octobre 1997 avant 11 heures, il avait vu son frère devant le café situé près de la banque Sümerbank, qui lui avait dit que les gendarmes venaient de le laisser là ; son frère avait pris un billet pour le minibus de 11 heures pour Diyarbakır ; Adil Nergiz ne savait pas si son frère avait pris ce minibus.
Le 14 octobre 1997, le parquet délivra un mandat d’amener à l’encontre de Mehmet Yeşil (Mehmet Buca), le muhtar d’Akdoruk.
Le 16 octobre 1997, ce dernier fut emmené au parquet.
Dans sa déposition du 17 octobre 1997, il affirma que Y.N. avait passé la nuit du 2 octobre 1997 chez lui ; il lui avait dit qu’il allait demander une autorisation à la gendarmerie pour se rendre dans son village pour y prendre des affaires ; il était énervé et anxieux ; il s’était rendu à la gendarmerie le 3 octobre 1997 mais le commandant étant absent, on lui avait demandé de revenir et, vers 11 heures, il avait pris un billet pour se rendre à Diyarbakır. Puis, Adil Nergiz, était venu le voir pour demander s’il avait vu Y.N. et, le 4 octobre 1997, ce dernier lui avait téléphoné pour savoir si son frère se trouvait avec lui.
Le 17 octobre 1997, le parquet délivra un mandat d’amener à l’encontre de Sait Gülçiçek, Ali Gülayıncı et Ali Duman.
Le 6 novembre 1997, le parquet réitéra sa demande d’information du 8 octobre 1997 auprès de la gendarmerie de Kulp.
Le 7 novembre 1997, la direction de la sûreté de Diyarbakır informa le parquet de Diyarbakır que Y.N. n’avait été arrêté par aucun des services suivants, à savoir entre autres la section de la sûreté, la section de la lutte contre le terrorisme, le commandement de la gendarmerie du chef-lieu, la direction de la section des armes, des munitions et de la contrebande, la direction de la section financière et la direction des narcotiques.
Par un procès-verbal du 24 novembre 1997, le commandement de la gendarmerie de Kulp informa le parquet que Y.N. n’avait pas été placé en garde à vue dans leurs locaux. Les copies du registre des gardes à vue couvrant la période du 5 juin au 15 octobre 1997 furent également jointes.
Le 19 novembre 1997, le parquet délivra un mandat d’amener à l’encontre de Mehmet Yeşil (Mehmet Buca) et d’Alattin Şahin.
Dans sa déposition du 25 novembre 1997, Mehmet Yeşil réitéra sa déposition du 17 octobre 1997 en y ajoutant qu’il avait déclaré au frère de Y.N. qu’il s’était rendu à la gendarmerie.
Dans sa déposition du 25 novembre 1997, Alattin Şahin confirma que Y.N. avait pris le même minibus que lui pour aller à Diyarbakır ; lui-même était descendu une dizaine de kilomètres plus loin, à l’intersection de la route de Karpuzlu ; Y.N. n’était pas descendu du véhicule. Il mentionna que, ce jour-là, Y.N. était au commandement de la gendarmerie de Kulp ; lui-même s’y était rendu pour obtenir une autorisation ; à la demande Y.N., les gendarmes lui avaient rendu ses pièces d’identité car il voulait se rendre à Diyarbakır ; ils avaient pris le minibus ensemble.
Dans sa déposition du 27 novembre 1997, le conducteur du minibus déclara que, le jour de l’événement, quinze passagers étaient montés à bord de son véhicule au centre de Kulp ; il n’avait pris aucun passager au commissariat de Zeyrek et personne n’y était descendu d’ailleurs ; une semaine après, il avait été convoqué par le commissariat central de Kulp où on lui avait demandé s’il connaissait Y.N. ; il leur avait déclaré ne pas le connaître.
Dans sa déposition du 22 décembre 1997 pris par la gendarmerie de Kulp, Ali Duman déclara que Y.N. se rendait seul dans des lieux considérés comme dangereux par tous les villageois ; il savait que Y.N. avait déposé une plainte à son encontre ; il n’avait pas d’explication au sujet de sa disparition.
Dans sa déposition du 22 décembre 1997 prise par la gendarmerie de Kulp, Sait Gülçiçek déclara qu’il était venu dans son village en août pour y cultiver ses terres et qu’il y était resté pendant quatre mois environ. Y.N. se trouvait également au village lors de cette même période. Il précisa que, deux mois plutôt, Y.N. était venu dans le village avec deux réchauds à gaz et une trentaine de paires de chaussettes pour son usage personnel ; la nuit de son arrivée, les militaires avaient tendu une embuscade près du village et des membres du PKK avaient laissé sur le terrain deux réchauds à gaz et une trentaine de paires de chaussettes pendant leur fuite. Après cet événement, Y.N. avait quitté le village pour se rendre à Diyarbakır ; il y était revenu vingt jours plus tard et depuis il ne l’avait plus revu.
Dans sa déposition du 23 décembre 1997 devant le parquet, Ali Duman déclara qu’il avait déjà déposé le 11 novembre 1997. Il indiqua que, trois ou quatre mois plus tôt, il avait vu Y.N. au village ; il s’y rendait de temps à autre pour y cultiver ses champs.
Dans sa déposition du 23 décembre 1997 devant le parquet, Sait Gülçiçek déclara qu’il avait déjà déposé les 13 novembre et 2 décembre 1997 devant la gendarmerie de Kulp ; trois ou quatre mois plus tôt, Y.N. était venu au village et, la nuit de son arrivée, une perquisition avait été effectuée dans le village ; Y.N. avait été emmené à Kulp puis libéré ; il avait entendu qu’il devait se rendre à Diyarbakır.
Par des demandes d’information des 26 janvier et 10 mars 1998, adressées au commandement de la gendarmerie de Kulp, le parquet demanda qu’une enquête fût menée au sujet de Y.N., arrêté le 30 septembre 1997 et libéré le 3 octobre 1997, et dont personne n’avait aucune nouvelle depuis, et de l’en informer du résultat de l’enquête.
Par une demande d’information du 9 février 1998, adressée à la direction de la sûreté de Diyarbakır, le parquet de Diyarbakır demanda de vérifier à nouveau si Y.N. avait été placé en garde à vue ou non et de l’en informer.
Le 12 mars 1998, le parquet de Diyarbakır demanda aux commandements des gendarmeries de Diyarbakır et de Kulp de mener une enquête au sujet de Y.N., disparu le 2 octobre 1997 et dont on avait aucune nouvelle depuis, et de l’informer tous les trois mois. Le parquet réitéra cette demande les 25 mai, 18 juin, 2 et 10 novembre 1998, 28 avril et 21 octobre 1998, 26 mars et 16 juillet 1999, et 1er juin 2000, en émettant un avis de recherche permanent.
Le 10 décembre 1997, la gendarmerie de Diyarbakır informa le parquet de Kulp que Y.N. s’était rendu à Kulp le 2 octobre 1997 et avait vu Mehmet Yeşil à qui il avait dit qu’il allait se rendre à Diyarbakır le lendemain, il avait passé la nuit chez lui ; Y.N. s’était adressé à la gendarmerie centrale de Kulp pour obtenir une autorisation en vue d’emmener des affaires à Diyarbakır ; le 3 octobre 1997, il avait pris le minibus de 11 heures pour Diyarbakır ; Y.N. n’était pas descendu au cours du trajet et s’était rendu à destination selon les déclarations de Şevket Narin, le conducteur du minibus.
Par un procès-verbal du 2 juin 1998, la gendarmerie de Kulp indiqua qu’elle n’avait pas arrêté ni placé en garde à vue une personne du nom de Y.N. et qu’elle continuait ses recherches.
Par des procès-verbaux des 16 août 1999, 26 janvier 2000 et 1er juin 2000, la gendarmerie de Kulp réitéra les termes de son procès-verbal du 2 juin 1998.
B. Le droit interne pertinent
La Cour se réfère à l’aperçu du droit interne livré dans d’autres arrêts, notamment Ertak c. Turquie (no 20764/92, §§ 94-106, CEDH 2000‑V), Kurt c. Turquie (arrêt du 25 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998‑III, pp. 1169-1170, §§ 56-62), Tekin c. Turquie (arrêt du 9 juin 1998, Recueil 1998‑IV, pp. 1512-1513, §§ 25-29) et Çakıcı c. Turquie ([GC], no 23657/94, §§ 56-67, CEDH 1999-IV).
GRIEFS
Invoquant l’article 2 de la Convention, les requérantes allèguent que la disparition de leur mari et père suite à sa garde à vue, niée par les autorités nationales, s’analyse en un acte meurtrier.
Invoquant les articles 3 et 5 de la Convention, elles se plaignent de l’impossibilité de découvrir la vérité sur le sort de leur parent et des souffrances qu’elles endurent en raison de sa disparition.
Invoquant les articles 6 et 13 de la Convention, elles soutiennent l’absence d’une instance nationale indépendante devant laquelle présenter leurs griefs.
EN DROIT
1. Les requérantes allèguent que la disparition de leur époux et père, à la suite de sa garde à vue niée par les autorités, s’analyse en un acte meurtrier. Elles invoquent l’article 2 de la Convention ainsi libellé :
« 1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire:
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection. »
a) Sur l’exception préliminaire du Gouvernement
Le Gouvernement soutient que les requérantes n’ont épuisé aucune des voies de recours disponibles. Il souligne que la requête a été introduite le 22 décembre 1997, soit à peine un mois et demi après la disparition alléguée de Y.N. Il était possible pour les intéressées d’intenter une action pénale à l’encontre des responsables de l’administration en raison du décès de leur parent. Elles pouvaient également intenter une action devant les juridictions administratives, qui se révèle simple quant à l’administration de la preuve dans la mesure où l’identification de l’auteur du crime n’est pas nécessaire. Or les requérantes n’ont jamais présenté leurs griefs devant les autorités nationales, en particulier celui tiré de l’article 2 de la Convention.
Les requérantes contestent les arguments du Gouvernement. Elles soutiennent qu’elles se sont adressées aux parquets de Diyarbakır et de Kulp, au préfet de la région soumise à l’état d’urgence, au bâtonnier du barreau de Diyarbakır pour que les responsables de la disparition de Y.N. soient identifiés. Dans leur demande adressée au parquet de Kulp, le 31 octobre 2000, elles souhaitaient que son corps soit trouvé. Elles exposent que le Hizbullah n’avait mené aucune activité dans la région de Kulp, et l’attitude du Gouvernement consistant à dire que Y.N. aurait été enlevé par cette organisation manque de crédibilité. Elles soutiennent que plus de trois ans après la disparition de leur parent aucun résultat n’a été obtenu, ce qui démontre l’inefficacité des voies de recours internes.
Cependant, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement puisqu’à supposer même que ces conditions fussent remplies, ce grief est en tout état de cause irrecevable pour les motifs indiqués ci-dessous.
b) Sur le bien-fondé
i. Thèses des parties
Le Gouvernement souligne d’abord que les requérantes n’apportent aucune preuve concernant la disparition de Y.N. susceptible de mettre en cause la responsabilité de l’Etat défendeur. Eu égard aux éléments contenus dans le dossier, sa disparition ne peut être attribuée aux membres des forces de sécurité ni à de tierces personnes. Se fondant sur les procès-verbaux établis respectivement les 7 octobre et 24 novembre 1997 par la direction de la sûreté de Diyarbakır et la gendarmerie de Kulp, ainsi que le registre des gardes à vue, il soutient que Y.N. n’a pas été placé en garde à vue le 30 septembre 1997. Selon lui, ce fait serait corroboré par la déposition d’Adil Nergiz du 13 octobre 1997.
En second lieu, il soutient que les plaintes des requérantes divergent sur certains points. Ainsi, dans une lettre du 7 octobre 1997, S.N. déclare que son mari a pu être replacé en garde à vue. Elles allèguent ensuite que Y.N., alors qu’il se rendait de Kulp à Diyarbakır, a été emmené au commissariat de Zeyrek accompagné d’un garde de village. Le Gouvernement note que les requérantes accusaient trois gardes de village, Sait Gülçiçek, Ali Günayıncı et Ali Duman, de vouloir du mal à leur parent. Or, ces affirmations sont démenties par la déposition du 25 novembre 1997 d’Alattin Şahin et celle de Şevket Narin du 27 novembre 1997. Il constate qu’il existe des déclarations contradictoires quant au déroulement des événements qui ont eu lieu le 30 septembre 1997 dans le village de Narlıca et, se fondant sur la déposition d’Adil Nergiz du 13 octobre 1997, il avance qu’il n’est pas certain que Y.N. ait été emmené par les gendarmes. Il souligne qu’aucune des personnes entendues n’a soutenu qu’il avait été arrêté par les forces de l’ordre ou de tierces personnes le 3 octobre 1997.
Les requérantes allèguent que le point qui n’a pas été élucidé par le Gouvernement est celui de savoir si Y.N. a été placé en garde à vue dans le village de Narlıca (Kulp), et, dans l’affirmative, à quelle date il a été mis en liberté. Se fondant sur les dépositions de Sait Gülçiçek, Ali Duman et Ali Gülayıncı, datées respectivement des 13 et 11 novembre 1997, elles soutiennent que Y.N. a été placé en garde à vue. Elles s’appuient également sur les dépositions d’Adil Nergiz, du 13 octobre 1997 et d’Alattin Şahin du 25 novembre 1997. Elles font valoir que leur parent a été placé en garde à vue par les forces de l’ordre qui avaient perquisitionné le village de Narlıca (Kulp) le 30 septembre 1997 et qu’il a été libéré le 2 octobre 1997 en début de soirée. Le dernier bus pour Diyarbakır partant à 15 heures, il n’a pu partir à Diyarbakır et a dû passé la nuit à Kulp chez Mehmet Yeşil.
Citant la jurisprudence de la Cour, elles mettent en doute la crédibilité des registres de gardes à vue des gendarmeries de Diyarbakır et de Kulp. L’examen du registre des gardes à vue de celle de Kulp pour la période du 13 août au 7 octobre 1997 montrent qu’une seule personne a été placée en garde à vue, le 16 septembre 1997. A leur avis, cela démontre que le registre n’était pas tenu avec régularité. Par ailleurs, selon les déclarations des témoins, Y.N. a été placé en garde à vue dans les locaux de la gendarmerie de Kulp, or son nom n’apparaît pas sur ce registre. Elles allèguent que, dans ces conditions, soutenir que Y.N. n’a pas été placé en garde à vue ne reflète pas la réalité. Elles allèguent aussi qu’il a été arrêté par les forces de l’ordre à Narlıca, mais que son arrestation n’a pas été reportée sur le registre des gardes à vue.
Elles attirent l’attention de la Cour sur les dépositions de Sait Gülçiçek du 22 décembre 1997 et d’Ali Duman du 22 décembre 1997. De ces déclarations, elles déduisent que, sans nul doute, Y.N. aidait une organisation terroriste et que, de ce fait, il a été placé en garde à vue. Elles font valoir ensuite que, libéré le 2 octobre 1997, il a déposé le lendemain une plainte devant le parquet de Kulp qui démontre ses craintes sur son sort. Elles allèguent qu’il ressort des documents fournis par le Gouvernement que Y.N. a disparu à l’intersection de la route de Zeyrek. A cet égard, elles déclarent qu’il a appelé son épouse pour lui dire qu’il allait à Diyarbakır.
Ensuite, le 8 octobre 1997 le parquet de Kulp a adressé à la gendarmerie de Kulp une demande d’information afin de savoir si Y.N. avait été convoqué à la gendarmerie et de lui adresser copie du registre des gardes à vue. En l’absence de réponse, le parquet a réitéré sa demande le 6 novembre 1997. La gendarmerie de Kulp n’y a répondu que le 24 novembre 1997. Elles allèguent qu’en ne répondant pas promptement à la demande du parquet, le commandement de la gendarmerie de Kulp a eu le temps de supprimer les éléments de preuve. Elles soulignent le manque de diligence des autorités internes. A cet égard, elles mettent en avant la déposition de Şevket Narin du 27 novembre 1997. Elles soutiennent que celui-ci n’a pas dit toute la vérité dans la mesure où il ressort de la déposition d’Alattin Şahin du 25 novembre 1997 qu’aux dires du conducteur du minibus, Y.N. était bien descendu du minibus au village de Karpuzlu, situé près de la gendarmerie de Zeyrek.
Les requérantes font valoir que Şevket Narin a été entendu par le parquet de Kulp le 19 novembre 1997 alors qu’il ressort de ses dires qu’il a été entendu par la gendarmerie de Kulp bien avant la demande du parquet du 19 novembre 1997. Selon elles, il a été entendu par la gendarmerie aux alentours du 10 octobre 1997 et elles soutiennent que le Gouvernement n’a pas envoyé de procès-verbal à ce sujet. Elles expliquent en outre que Şevket Narin était connu des gendarmes car il transportait quotidiennement des voyageurs entre Kulp et Diyarbakır.
ii. Décision de la Cour
α) Quant au décès de l’époux et père des requérantes
La Cour répète que l’article 2 de la Convention se place parmi les articles primordiaux de la Convention et que, combiné avec l’article 3 de la Convention, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voire Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV, Finucane c. Royaume‑Uni, no 29178/95, §§ 67-71, 1er juillet 2003). De surcroît, reconnaissant l’importance de la protection octroyée par l’article 2, elle doit se former une opinion en examinant avec la plus grande attention les griefs portant sur le droit à la vie (voir Ekinci c. Turquie, no 25625/94, § 70, 18 juillet 2000).
La Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents versés au dossier, en particulier ceux soumis par le Gouvernement quant aux enquêtes judiciaires effectuées, ainsi que des observations présentées par les parties. Pour apprécier les preuves, la Cour se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (voir, mutatis mutandis, Irlande c. Royaume-Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 64-65, §§ 160-161). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir Abdurrahman Orak c. Turquie, no 31889/96, § 69, 14 février 2002). En outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (voir Sabuktekin, précité, § 93).
En l’occurrence, la Cour constate que les faits litigieux se sont déroulés à Kulp, sous-préfecture de Diyarbakır, située dans la région du sud-est de la Turquie. A cette époque, cette région était soumise à l’état d’urgence. Nonobstant la copie des registres de gardes à vue, la Cour constate qu’il ressort des dépositions des villageois Sait Gülçiçek, Ali Duman et Ali Gülayıncı, datées respectivement des 13 et 11 novembre 1997, que, juste après la prétendue opération menée par les forces de l’ordre dans son village, Y.N. a été placé en garde à vue. Il a été libéré le 3 octobre 1997. Cela est d’ailleurs confirmé par la déposition de son frère, Adil Nergiz, du 13 octobre 1997, selon laquelle le vendredi 3 octobre 1997, vers 10 h 30 environ, son frère lui avait dit que les gendarmes l’avaient laissé devant le café près de la banque Sümerbank à Kulp. Il avait pris un billet pour le bus de 11 heures pour Diyarbakır. Son frère ne savait pas s’il y était allé. La Cour relève par ailleurs que le jour même de sa mise en liberté, le 3 octobre 1997, Y.N. a déposé une plainte devant le parquet de Kulp contre trois villageois.
La Cour note que, selon les griefs des requérantes, l’objet de la requête est de savoir si leur parent est monté dans le minibus pour Diyarbakır et si, ensuite, il a été placé en garde à vue au point de contrôle de Zeyrek, avant de disparaître. Les requérantes et le Gouvernement diffèrent radicalement quant aux conclusions à tirer de ces faits au regard de l’article 2 de la Convention. Elles allèguent que leur époux et père, après être monté dans le minibus pour Diyarbakır, a été placé en garde à vue au point de contrôle de Zeyrek et a disparu, alors qu’il était connu pour ses prises de position.
La Cour constate qu’il ressort de la déposition d’Adil Nergiz, de S.N. et d’Alattin Şahin que Y.N. a pris un billet pour le minibus de 11 heures pour Diyarbakır. Il ne fait pas de doute qu’il voulait s’y rendre. Cela étant, la Cour note qu’il ressort des dépositions d’Alattin Şahin (passager du minibus) et de Şevket Narin (conducteur du minibus) que Y.N. a pris ce minibus. Le premier a déclaré le 25 novembre 1997 avoir pris le minibus avec Y.N. mais être descendu à l’intersection de la route de Karpuzlu. Il ressort de sa déposition que Y.N. avait demandé à la gendarmerie de Kulp de lui redonner ses pièces d’identité car il devait partir à Diyarbakır. Quant au second, il a déclaré le 27 novembre 1997 que quinze passagers étaient montés dans le minibus sans préciser si Y.N. se trouvait parmi eux, en mentionnant toutefois que personne n’était descendu au point de contrôle de Zeyrek. A sa demande, la gendarmerie de Diyarbakır avait informée S.N. que son mari était bien monté dans le bus de 11 heures et était descendu à l’arrêt Tekkapı de Diyarbakır.
Dans ces conditions, la Cour considère qu’une conclusion selon laquelle Y.N. aurait été placé en garde à vue par des agents de l’Etat ou avec leur complicité et aurait disparu lors de celle-ci relèverait plus du domaine de l’hypothèse et de la spéculation que d’indices fiables. Elle est d’avis que les éléments de preuve dont elle dispose ne sont pas de nature à étayer une telle conclusion.
Eu égard aux circonstances de la cause et aux preuves produites devant elle, la Cour estime que les faits ne sont pas suffisamment établis pour lui permettre de conclure à la violation de l’article 2 de la Convention.
β) Quant au caractère des investigations menées
La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête efficace lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, McCann et autres c. Royaume-Uni, arrêt du 27 septembre 1995, série A no 324, p. 49, § 161, et Kaya, précité, p. 329, § 105).
La Cour souligne que l’obligation susmentionnée ne vaut pas seulement pour les cas où il a été établi que la mort a été provoquée par un agent de l’Etat. Le simple fait que les autorités soient informées du décès donnerait ipso facto naissance à l’obligation, découlant de l’article 2, de mener une enquête efficace sur les circonstances dans lesquelles il s’est produit (voir, mutatis mutandis, Ergi c. Turquie, arrêt du 28 juillet 1998, Recueil 1998‑IV, p. 1778, § 82, Yaşa, précité, p. 2438, § 100, Jordan c. Royaume-Uni, no 24746/94, §§ 107-109, 4 mai 2001, et Sabuktekin, précité, § 98).
La Cour considère de surcroît que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Il s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (voir, mutatis mutandis, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI).
En l’espèce, les démarches entreprises par les autorités chargées de l’enquête préliminaire et les différents parquets compétents à la suite de l’incident ne prêtent pas à controverse.
La Cour note qu’à la suite de la communication de la décision sur la recevabilité de la requête, le Gouvernement a fourni l’intégralité du dossier d’enquête ainsi que des informations sur son déroulement.
Il ressort des éléments du dossier, notamment de la copie du dossier d’enquête présenté par le Gouvernement, que, par une requête du 7 octobre 1997, S.N. a informé le parquet de Diyarbakır de la disparition de son époux. Le parquet a demandé une information à la direction de la sûreté, laquelle, après avoir mené des recherches auprès de la gendarmerie et des autres sections de la direction de la sûreté, a fait savoir que Y.N. n’avait pas été placé en garde à vue. Le 8 octobre 1997, S.N. a déposé une autre plainte devant le parquet de Kulp. Deux jours plus tard, elle a été informé que son époux s’était rendu auprès du muhtar Mehmet Yeşil et avait passé la nuit chez lui ; le 3 octobre 1997, après avoir demandé une autorisation à la gendarmerie, il avait pris le minibus de 11 heures pour Diyarbakır et y était descendu avec l’ensemble des voyageurs.
Après avoir été informé des griefs des requérantes, le parquet de Diyarbakır a entendu S.N. le 6 novembre 1997. Puis, le 13 novembre 1997, il a ordonné au parquet de Kulp de mener une première enquête pour savoir si Y.N. avait été entendu, d’interroger ses proches, en particulier S.N., le muhtar du village Mehmet Yeşil, le garde de village Alattin Şahin ainsi que Şevket Narin, le conducteur du minibus. Par ailleurs, en réponse à une information ouverte par le parquet de Diyarbakır, la direction de la sûreté de Diyarbakır a informé ce dernier que Y.N. n’avait été arrêté par aucun des services suivants, à savoir la section de la sûreté, la section de la lutte contre le terrorisme, le commandement de la gendarmerie du chef-lieu, la direction de la section des armes, des munitions et de la contrebande, la direction de la section financière et celle des narcotiques.
En ce qui concerne les investigations menées par le parquet de Kulp, à la suite de la plainte déposée par les requérantes et par Y.N. lui-même le jour même de sa mise en liberté, la Cour constate que, d’une part, les autorités ont effectué des recherches pour entendre les trois villageois mis en cause par Y.N., et que, d’autre part, une instruction a été menée pour entendre les différents témoins qui ont vu Y.N. juste avant sa disparition alléguée, le 3 octobre 1997.
Ainsi, à la suite de la plainte de Y.N., le parquet de Kulp a entendu les trois villageois mis en cause par celui-ci. Ces derniers avaient confirmé qu’une opération avait eu lieu dans le village de Narlıca, que le domicile de Y.N. avait été perquisitionné et que Y.N. avait été emmené à la gendarmerie. Or, il ressort des faits et des éléments du dossier qu’apparemment placé en garde à vue, Y.N. a été libéré le 3 octobre 1997 au matin. La Cour rappelle que cette garde à vue ne pose pas de problème particulier dans la mesure où les requérantes allèguent que leur parent a disparu après avoir été libéré. Le parquet a décidé de joindre cette enquête au dossier d’investigation ouvert à la suite de la disparition de Y.N.
Ensuite, s’agissant de l’enquête préliminaire menée au sujet de la disparition alléguée, il ressort des éléments du dossier que les autorités ont recueilli les témoignages de S.N., son épouse, de son beau-frère, Adil Nergiz, du muhtar de Narlıca, Mehmet Yeşil, des trois villageois, Sait Gülçiçek, Ali Gülayıncı et Ali Duman, d’Alattin Şahin, un des voyageurs du minibus, et de Şevket Narin, le conducteur du minibus. Les témoignages d’Adil Nergiz, de S.N., d’Alattin Şahin et de Şevket Narin vont dans le même sens et tendraient à confirmer que Y.N. avait bien pris un billet pour le minibus de 11 heures pour Diyarbakır, qu’il y était monté et en serait descendu à Diyarbakır. Cela étant, la Cour constate qu’indépendamment de ces témoignages, le parquet de Kulp s’est adressé à la direction de la sûreté de Diyarbakır pour faire des recherches sur le point de savoir si Y.N. avait été placé en garde à vue. Le parquet avait également demandé une information à la gendarmerie de Kulp par des lettres des 26 janvier et 10 mars 1998. De même, une pareille démarche a été effectuée auprès des gendarmeries de Diyarbakır et de Kulp, et, en particulier, par des lettres des 12 mars, 25 mai, 18 juin, 2 et 10 novembre 1998, 28 avril, 26 mars, 16 juillet et 21 octobre 1999 et 1er juin 2000, le parquet a émis un avis de recherche permanent. Par des procès-verbaux des 2 juin 1998, 16 août 1999, 26 janvier et 1er juin 2000, la gendarmerie de Kulp a réitéré que Y.N. n’avait pas été placé en garde à vue.
La Cour estime que dans les circonstances de la cause, et eu égard aux éléments du dossier d’enquête qui lui a été transmis, les autorités chargées d’enquêter ont pris en compte l’éventuelle implication des forces de l’ordre dans la disparition de Y.N. et ont poursuivi toutes les pistes pour en trouver le ou les responsables. Ainsi, il ressort des éléments du dossier d’instruction et des informations concrètes fournies par le Gouvernement que l’enquête, sans avoir pu aboutir à l’identification de l’auteur ou des auteurs de la disparition, n’a pas été dénuée de toute efficacité, et qu’on ne saurait soutenir que les autorités compétentes sont restées passives face aux circonstances dans lesquelles le mari et père des requérantes a disparu.
Eu égard aux constatations qui précèdent et ayant analysé les diverses mesures prises en l’espèce, la Cour conclut que les enquêtes menées sur les circonstances dans lesquelles Y.N. a disparu peuvent être considérées comme satisfaisant aux exigences de l’article 2 de la Convention.
Il s’ensuit que la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
2. Les requérantes se plaignent de l’impossibilité de découvrir la vérité sur le sort de leur mari et père et des souffrances qu’elles endurent en raison de sa disparition. Elles invoquent les articles 3 et 5 de la Convention.
Le Gouvernement fait valoir qu’eu égard à la formulation des griefs des requérantes et de la jurisprudence de la Cour, il n’existe aucune violation de l’article 3 de la Convention.
Au vu de ses conclusions sur le terrain de l’article 2, la Cour ne juge pas nécessaire d’examiner séparément sur le terrain des articles 3 ou 5 de la Convention les allégations formulées par les requérantes.
3. Les requérantes allèguent l’absence d’une instance nationale indépendante devant laquelle présenter leurs griefs. Elles invoquent les articles 6 et 13 de la Convention. La Cour décide d’examiner ces griefs sous l’angle de l’article 13, ainsi libellé :
« Toute personne dont les droits et libertés reconnus dans la (...) Convention ont été violés, a droit à l’octroi d’un recours effectif devant une instance nationale, alors même que la violation aurait été commise par des personnes agissant dans l’exercice de leurs fonctions officielles. »
Se référant à ses arguments soulevés au sujet de la recevabilité de la requête et eu égard à l’enquête préliminaire menée par les autorités internes, le Gouvernement soutient qu’il n’y a pas de violation de l’article 6.
La Cour rappelle que l’article 13 de la Convention garantit l’existence en droit interne d’un recours permettant de se prévaloir des droits et libertés consacrés par la Convention. Cette disposition a donc pour conséquence d’exiger un recours interne habilitant « l’instance nationale » compétente à connaître du contenu du grief fondé sur la Convention et à offrir le redressement approprié, même si les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation quant à la manière de se conformer aux obligations que leur fait cette disposition. Le recours doit être « effectif » en pratique comme en droit, en ce sens particulièrement que son exercice ne doit pas être entravé de manière injustifiée par les actes ou omissions des autorités de l’Etat défendeur. Toutefois, cette disposition ne s’applique qu’aux griefs défendables au regard de la Convention (voir Çakıcı, précité, p. 691, § 112, Boyle et Rice c. Royaume-Uni, arrêt du 27 avril 1988, série A no 131, p. 23, § 52, et Velikova, précité, § 89).
En l’espèce, la Cour a estimé que les éléments du dossier ne permettaient pas de conclure que la responsabilité de la disparition du mari et père des requérantes pouvait être attribuée aux forces de l’ordre ou à leur connivence. Cette circonstance, toutefois, ne prive pas nécessairement le grief tiré de l’article 2 de son caractère défendable (voir, entre autres, Sabuktekin, précité, § 110). La conclusion de la Cour quant au bien-fondé n’annule pas l’obligation de mener une enquête effective sur la substance dudit grief.
Ayant analysé les diverses mesures prises en l’espèce, la Cour a conclu qu’on ne saurait soutenir que les autorités compétentes sont restées passives face aux circonstances de la disparition alléguée. Dès lors, pour les raisons énoncées ci-dessus sous l’angle de l’article 2, l’Etat défendeur peut passer pour avoir mené une enquête pénale effective comme le veut l’article 13 de la Convention.
Il s’ensuit que la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Mark Villiger Georg Ress
Greffier adjoint Président