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Rozhodnutí
TROISIÈME SECTION
DÉCISION FINALE
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête no 39235/98
présentée par Sevdet EFE
contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 9 octobre 2003 en une chambre composée de
MM. G. Ress, président,
I. Cabral Barreto,
L. Caflisch,
R. Türmen,
B. Zupančič,
Mme H.S. Greve,
M. K. Traja, juges,
et de M. M. Villiger, greffier adjoint de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 24 octobre 1997,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole no 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Vu la décision partielle du 7 septembre 2000,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par la requérante,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
La requérante, Mme Sevdet Efe, est une ressortissante turque, née en 1940 et résidant dans le village de Tepebağ, district de Derik (Mardin). Elle est représentée devant la Cour par Me A. Altunkalem, avocat à Diyarbakır.
Elle introduit sa requête devant la Cour en son nom et en celui de son mari, İsa Efe, qui, affirme-t-elle, a disparu dans des circonstances engageant la responsabilité des membres de forces de l’ordre.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Le 9 juillet 1996 vers 14 heures, l’époux de la requérante, İsa Efe (İ.E.), fut informé qu’il était recherché par la gendarmerie de Tepebağ. Il s’y rendit et fut placé en garde à vue. Il fut libéré quelques heures plus tard.
Le même jour, vers 20 heures, İ.E. fut arrêté par les gendarmes d’Üçyol.
Le 10 juillet 1996, vers 22 heures, il fut libéré. Le procès-verbal de libération dressé par les gendarmes et signé par İ.E., mentionna que celui-ci avait été placé en garde à vue le 9 juillet 1996 à 20 heures et libéré le lendemain à 22 heures. Le rapport médical établi à la fin de garde à vue par l’officier médecin de garde ne mentionne aucune trace de coups et blessures sur le corps d’İ.E.
Le 15 juillet 1996, Salim Efe, proche d’İ.E., s’adressa au procureur de la République de Derik pour s’enquérir du sort de celui-ci.
Le 17 juillet 1996, le capitaine Cemal Vural, commandant la gendarmerie de Derik, recueillit les dépositions du commandant de la gendarmerie de Tepebağ et des gendarmes de garde concernant la libération d’İ.E.
Ender Akalın, le commandant de la gendarmerie de Tepebağ, indiqua qu’il n’était pas présent à la gendarmerie lors de la libération d’İ.E. et que l’officier de garde avait libéré celui-ci conformément à l’ordre reçu et après examen médical. Il avait eu connaissance de la disparition suite au recours formé par les proches du disparu.
L’officier de garde, F. Volkan Kanak, indiqua que vers 21 heures il avait reçu un appel téléphonique du capitaine Cemal Vural qui avait ordonné la libération d’İ.E. Il avait établi un rapport médical et dressé un procès-verbal de libération. Le détenu avait été libéré par le sergent Dursun Tepedelen, qui l’avait accompagné jusqu’à la sortie.
Dursun Tepedelen, le sergent de garde, indiqua que l’officier de garde lui avait demandé de conduire İ.E. dans son bureau où un rapport médical avait été établi et un procès-verbal de libération dressé. Il avait personnellement conduit İ.E. à la sortie et l’avait libéré vers 22 heures. İ.E. s’était dirigé en direction de la route. Il précisa qu’il n’avait pas vu ce dernier monter à bord d’un véhicule.
Hakan Özaydın, posté au point d’entrée, indiqua que le sergent de garde avait libéré İ.E. devant son poste de garde vers 22 heures. İ.E. avait rejoint la route à pied. Environ dix minutes après la libération, il avait vu des voitures passer sur la route mais n’avait pas vu İ.E. monter à bord de l’une d’elles.
Les gendarmes Hüseyin Kara, Ender Erkaya et M. Kemal Yaltırık déclarèrent que l’officier de garde F. Volkan Kanak, qui avait reçu un appel téléphonique du capitaine Cemal Vural pour libérer İ.E., était parti avec le sergent de garde et tous deux étaient revenus vers 22 heures.
Ahmet Özbal indiqua qu’il avait reçu un appel téléphonique du capitaine et informé l’officier de garde. Ce dernier avait ordonné au sergent de garde de conduire İ.E. dans son bureau, établi un rapport médical, dressé un procès-verbal de libération et demandé au sergent de garde de le libérer.
Yaşar Parim, le gendarme de garde chargé de la surveillance des locaux de garde à vue, indiqua avoir sorti İ.E. de sa cellule à la demande du sergent de garde et l’avoir conduit à l’officier de garde.
Mehmet Sürücü indiqua qu’il n’avait pas vu de voiture s’arrêter sur la route.
Le 22 juillet 1996, la requérante forma un recours auprès du procureur de la République pour s’enquérir du sort de son mari. Elle indiqua que ce dernier n’avait pas été libéré et qu’elle était sans nouvelle depuis son arrestation.
Dans sa déposition du 28 juillet 1996 devant le commandant de la gendarmerie d’Üçyol, la requérante indiqua que son mari avait été arrêté par des gendarmes d’Üçyol le 9 juillet 1996 vers 20 heures et qu’elle était sans nouvelle de lui depuis lors. Elle déclara que, selon les dires des villageois, son mari serait monté à bord d’un véhicule après sa libération. Elle indiqua qu’elle soupçonnait les gardes de village İdan, Seydo et Orhan Denli, et Abit Sakin d’être impliqués dans la disparition de son mari.
Le même jour, le commandant de la gendarmerie d’Üçyol recueillit la déposition de plusieurs proches d’İ.E.
Salim Efe, placé en garde à vue dans les mêmes locaux qu’İ.E., indiqua que les gendarmes avaient sorti ce dernier de sa cellule vers 20 heures en indiquant qu’il allait être libéré. Il soutint que le gendarme de garde rencontré à la gendarmerie où il se rendait pour s’enquérir du sort d’İ.E. avait indiqué que celui-ci avait été emmené à bord d’un véhicule. Il indiqua que les recours formés auprès du procureur de la République de Derik, de la préfecture de Mardin, de la préfecture de la région soumise à l’état d’urgence (Diyarbakır), du ministère de la Justice et du ministère de l’Intérieur étaient restés sans effet. Il rejeta l’implication des gendarmes dans la disparition d’İ.E. et fit part d’un différend qui opposait sa famille à la famille Denli.
Bubo Efe, placé en garde à vue dans les mêmes locaux qu’İ.E., indiqua qu’il dormait au moment de la libération de dernier et qu’il avait été informé de sa libération le lendemain matin. Il déclara ne pas connaître les responsables de la disparition de son cousin.
Ali Akyol et Sinan Efe indiquèrent ne pas connaître les responsables de la disparition d’İ.E.
Le 29 juillet 1996, le commandant de la gendarmerie d’Üçyol entendit Abit Sakin, le garde de village mis en cause par la requérante. Il indiqua ne pas connaître İ.E. et nia toute implication dans la disparition de celui-ci.
Le 1er août 1996, le procureur de la République demanda au commandement de la gendarmerie et à la direction de la sûreté de Derik de poursuivre leurs investigations et de l’informer régulièrement des éléments recueillis dans cette affaire.
Le 1er août 1996, le procureur de la République entendit la requérante et des proches d’İ.E.
La requérante réitéra ses soupçons concernant les gardes de village et allégua l’implication du capitaine Cemal Vural. Elle soutint que les gardes de village avaient menacé de la tuer au cas où elle témoignerait à leur encontre. Elle cita le nom d’un témoin, Vedat Akyol.
Vedat Akyol, placé en garde à vue dans les mêmes locaux qu’İ.E., déclara que le 10 juillet 1996 vers 22 heures, deux gendarmes était venus libérer İ.E. et avaient dit qu’un véhicule l’attendait à la sortie. Lorsqu’il s’était adressé deux jours plus tard à la gendarmerie, le gendarme de garde, interrogé par l’officier de garde concernant la présence d’un véhicule lors de la libération d’İ.E., aurait confirmé la présence d’un véhicule avec trois personnes à bord. Il soutint en outre que le capitaine Cemal Vural était présent lors de la libération d’İ.E.
Salim Efe réitéra sa déposition faite le 28 juillet 1996.
Dans sa déposition du 2 août 1996 devant le procureur de la République, Abdurrahman Temel, le muhtar (l’élu du village) de Kocatepe, indiqua que Vedat Akyol n’avait pas été autorisé à entrer dans l’enceinte de la gendarmerie de Tepebağ lorsqu’ils s’y étaient rendus pour s’enquérir du sort d’İ.E. Lors de son entretien avec le commandant Ender Akalın, il aurait entendu des gendarmes indiquer qu’İ.E. aurait été emmené à bord d’un véhicule.
Le 5 août 1996, le procureur de la République délivra un mandat d’amener à l’encontre des gardes de village İdan Denli, Seydo Denli, Orhan Denli et Abit Sakin.
Le 6 août 1996, il délivra un mandat d’amener à l’encontre des gendarmes Dursun Tepedelen, Hasan Özaydın et Hakan Bal.
Dans leurs dépositions du 7 août 1996 devant le procureur de la République, Yaşar Parim, Hakan Özaydın et Dursun Tepedelen réitérèrent leurs déclarations du 17 juillet 1996. Hakan Özaydın précisa que le sergent de garde avait accompagné İ.E. jusqu’au point de sortie et qu’aucun véhicule n’attendait ce dernier. Il ajouta que le capitaine Cemal Vural, qui était venu à la gendarmerie le 10 juillet 1996 vers midi, n’était pas présent lors de la libération d’İ.E.
Entendus le 12 août 1996, les gardes de village Orhan, İdan et Seydo Denli contestèrent leur implication dans la disparition d’İ.E. et les allégations de la requérante quant aux prétendues menaces. Le jour de la libération d’İ.E., vers 20 h 30, Orhan et İdan s’étaient rendus à la gendarmerie d’Üçyol pour informer les gendarmes d’un départ d’incendie à proximité de leur village. Seydo s’était rendu sur les lieux de l’incendie. Orhan indiqua que, suite à l’arrestation d’İ.E., le comandant de la gendarmerie de Derik, le capitaine Cemal Vural, lui avait demandé de témoigner, ce qu’il avait refusé de faire.
Le 12 août 1996, le procureur de la République délivra un mandat d’amener à l’encontre d’Abit Sakin, garde de village et muhtar d’İncesu.
Par une lettre du 12 août 1996, la direction de la sûreté de Diyarbakır informa le procureur de la République de la poursuite des recherches concernant İ.E.
Dans sa déposition du 20 août 1996 recueillie par le procureur de la République, Abit Sakin déclara ne pas connaître İ.E. et nia toute implication dans la disparition de celui-ci.
Le 19 septembre 1996, le procureur de la République délivra un mandat d’amener à l’encontre de Şakir Arda, placé en garde à vue dans les mêmes locaux qu’İ.E.
Entendu le 19 septembre 1996 par le procureur de la République, Mehmet Sürücü, gendarme de garde lors de la libération d’İ.E, indiqua qu’il ne pouvait pas observer les entrées et sorties depuis son poste de garde.
Le 24 septembre 1996, le procureur de la République demanda à la gendarmerie de Derik de l’informer des motifs de l’arrestation İ.E., de la durée de sa garde à vue et des poursuites engagées à son encontre, et de produire le rapport médical ainsi que la liste des officiers et gendarmes de garde le 10 juillet 1996 vers 22 heures à la gendarmerie de Tepebağ.
Dans sa déposition du 4 octobre 1996 devant le procureur de la République, Şakir Arda déclara qu’İ.E. était resté en garde à vue un jour et qu’il était sorti de sa cellule le 10 juillet 1996 vers 22 heures.
Par une lettre du 17 octobre 1996, le commandement de la gendarmerie de Derik informa le procureur de la République qu’İ.E. avait été arrêté le 9 juillet 1996 à 20 heures par les gendarmes d’Üçyol, puis conduit pour interrogatoire à la gendarmerie de Tepebağ et libéré le 10 juillet 1996 à 22 heures. Aucune poursuite n’avait été engagée à son encontre faute de preuve dans la mesure où le repenti Orhan Denli avait refusé de témoigner contre lui. En outre furent communiqués le rapport médical, le registre de garde à vue, le procès-verbal de libération et la liste des gardes.
Le 22 octobre 1996, le procureur de la République demanda aux parquets d’İskenderun, de Karşıyaka et d’Aslanapa de recueillir respectivement les dépositions d’Ender Akalın, de Tufan Sarısu et de F. Volkan Kanak.
Le 31 octobre 1996, le commandement de la gendarmerie de Derik informa le procureur de la République de la mutation du capitaine Cemal Vural à Zonguldak.
Dans sa déposition du 4 novembre 1996 recueillie par le procureur de la République, Veysel Öztürk, le commandant de la gendarmerie d’Üçyol, indiqua qu’ils avaient appréhendé İ.E. le 9 juillet 1996 au village de Kocatepe, conformément à l’ordre reçu par le commandant de la gendarmerie de Derik, qu’il l’avait placé dans leur locaux et inscrit sur le registre de garde à vue. Le même jour vers 21 heures, ils avaient conduit İ.E. dans les locaux de la gendarmerie de Tepebağ. Il avait été informé de la libération d’İ.E. par le capitaine et l’officier de garde, et reporté sur le registre de garde à vue la date et l’heure de la libération, après consultation du procès-verbal de libération. Il précisa que le jour de la libération d’İ.E., Orhan et İdan Denli était venus à la gendarmerie d’Üçyol pour les informer d’un départ d’incendie.
Le 5 novembre 1996, le procureur de la République d’Aslanapa délivra un mandat d’amener à l’encontre de F. Volkan Kanak.
Le même jour, le commandement de la gendarmerie d’Aslanapa informa le parquet d’Aslanapa que F. Volkan Kanak exerçait ses fonctions au centre médical de Gönen.
Le 15 novembre 1996, le procureur de la République de Kayşıyaka entendit Tufan Sarısu, le chauffeur du capitaine Cemal Vural.
Le 20 novembre 1996, le procureur de la République demanda aux parquets de Gönen et de Zonguldak d’entendre respectivement F. Volkan Kanak et Cemal Vural.
Le 25 novembre 1996, le procureur de la République entendit à nouveau Orhan et İdan Denli. Ces derniers réitérèrent leurs dépositions faites le 12 août 1996 devant ce même procureur.
Le 29 novembre 1996, le procureur de la République de Zonguldak délivra un mandat d’amener à l’encontre de Cemal Vural.
Le 5 décembre 1996, le procureur de la République demanda à la gendarmerie de Derik de l’informer sur les poursuites engagées à l’encontre d’Orhan Denli et des personnes arrêtées sur la base de sa déposition.
Dans sa déposition du 13 décembre 1996 devant le procureur de la République de Zonguldak, le capitaine Cemal Vural déclara que le nom d’İ.E. avait été cité lors des dépositions faites par deux repentis mais qu’aucune poursuite judiciaire n’avait pu être engagée à son encontre dans la mesure où il était resté longtemps introuvable. Le 10 juillet 1996, informé de l’arrestation d’İ.E., il avait demandé à Orhan Denli de témoigner, ce que celui-ci avait refusé par crainte de représailles. Faute de preuve suffisante, il avait ordonné, par téléphone, à l’officier de garde de libérer İ.E. Il précisa qu’il avait été informé de la disparition d’İ.E. le lendemain de sa libération et recueilli les dépositions des gendarmes et d’autres personnes concernées conformément à la demande du procureur de la République.
Dans sa déposition du 20 décembre 1996 devant le procureur de la République de Gönen, l’officier de garde F. Volkan Kanka réitéra ses déclarations faites le 17 juillet 1996. Il précisa que le capitaine Cemal Vural était arrivé à la gendarmerie de Tepebağ vers 21 h 45 et que deux individus, sans doute des proches, était venu chercher İ.E. à la sortie de la gendarmerie et l’avait amené à bord d’un véhicule immatriculé [le département] 35, avec lequel le capitaine Cemal Vural était venu. Ces derniers avaient pris la direction du village de Kocatepe. Le capitaine avait quitté la gendarmerie environ quinze minutes après la libération d’İ.E. et pris la direction opposée. Il précisa que la déposition d’İ.E. avait été recueillie par ledit capitaine.
Le 4 février 1997, le procureur de la République d’İskenderun recueillit la déposition du commandant de la gendarmerie de Tepebağ, Ender Akalın, qui réitéra sa déposition faite le 17 juillet 1996.
Le 21 mai 1997, le procureur de la République demanda au parquet de Zonguldak de recueillir à nouveau la déposition de Cemal Vural afin de faire la lumière sur les controverses.
Le 26 mai 1997, la gendarmerie de Derik communiqua au procureur de la République un croquis décrivant l’emplacement des postes de garde et des points d’entrée et sortie de la gendarmerie de Tepebağ.
Interrogé à nouveau par le procureur de la République de Zonguldak le 17 juillet 1997, Cemal Vural indiqua qu’İ.E. figurait parmi les personnes qui avaient été arrêtées sur la base de la déposition faite par le repenti Orhan Denli. Il expliqua l’intervalle de temps entre la date à laquelle le repenti avait déposé et celle à laquelle İ.E. avait été arrêté par le nombre important de personnes citées dans la déposition du repenti, l’impossibilité de retrouver certaines d’entre elles, l’absence de preuve à charge pour les déférer devant le parquet et son indisponibilité pendant près de sept mois en raison d’un accident. Il expliqua qu’en raison d’une activité intense au moment des faits, il se rendait plusieurs fois par jour à la gendarmerie de Tepebağ mais ne se souvenait pas s’il s’y était rendu le 10 juillet 1997 vers 21 h 45. Il exposa qu’il ne s’était jamais rendu à la gendarmerie de Tepebağ à bord d’un véhicule immatriculé [le département] 35. Quant à la libération d’İ.E. à 22 heures, il indiqua que la gendarmerie de Tepebağ n’était pas située dans une zone isolée et que sa libération à une heure tardive ne présentait aucun danger pour celui-ci.
Le 6 octobre 1997, le procureur de la République demanda aux parquets d’Eskişehir et d’Erzurum de recueillir respectivement les dépositions des gendarmes Hakan Özaydın et Yalçın Akdoğan.
Le 22 octobre 1997, le procureur de la République d’Erzurum délivra un mandat d’amener à l’encontre de Yalçın Akdoğan.
Le procès-verbal dressé le 10 novembre 1997 indiqua que Yalçın Akdoğan était introuvable malgré les recherches.
Le 24 novembre 1997, le procureur de la République de Bandırma délivra un mandat d’amener à l’encontre de Hakan Özaydın.
Entendu le 1er décembre 1997 par le procureur de la République de Bandırma, Hakan Özaydın réitéra la déposition faite devant le procureur de la République le 7 août 1996.
Le 15 janvier 1998, le procureur de la République rendit une ordonnance de non-lieu concernant la plainte déposée par la requérante et Salim Efe. Il indiqua qu’au vu des registres de garde à vue, du procès-verbal de libération et des dépositions des témoins, İ.E. avait été libéré le 10 juillet 1996. Il releva que les plaignants n’avaient produit aucune preuve à l’appui de leurs allégations et que celles-ci étaient infondées.
Le même jour, le procureur de la République demanda à la gendarmerie de Derik de notifier cette ordonnance aux plaignants.
Les gendarmes notifièrent l’ordonnance de non-lieu à Salim Efe et à la requérante respectivement les 19 et 24 février 1998. Ceux-ci en accusèrent réception et apposèrent leur signature sur l’acte de notification.
Le 5 mars 1998, le commandement de la gendarmerie de Derik informa le procureur de la République de cette notification et annexa l’acte correspondant.
Le représentant de la requérante fait valoir qu’aucune copie de l’ordonnance n’a été remise à la requérante et qu’en conséquence, elle n’a pas eu la possibilité d’y faire opposition devant la cour d’assises.
B. Le droit et la pratique internes pertinents
La Cour se réfère à l’aperçu du droit interne livré dans d’autres arrêts, et notamment Ertak c. Turquie (no 20764/92, §§ 94-106, CEDH 2000-V), Kurt c. Turquie (25 mai 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-III, pp. 1169-1170, §§ 56-62), Tekin c. Turquie (9 juin 1998, Recueil 1998-IV, pp. 1512-1513, §§ 25-29), et Çakıcı c. Turquie ([GC], no 23657/94, §§ 56-67, CEDH 1999-IV).
GRIEFS
Sous l’angle de l’article 2 de la Convention, la requérante allègue que la disparition de son époux suite à son placement en garde à vue, nié par les autorités, s’analyse en un meurtre commis par des agents de sécurité (gendarmes et gardes de village). Elle affirme qu’il existe de nombreux cas de morts inexpliquées survenues dans le Sud-Est de la Turquie et que la disparition de son mari constitue la preuve d’une pratique de disparition effectuée par les forces de l’ordre.
EN DROIT
La requérante allègue que la disparition de son époux, suite à sa garde à vue niée par les autorités, s’analyse en un acte meurtrier. Elle invoque l’article 2 de la Convention.
A. Sur l’exception préliminaire du Gouvernement
Le Gouvernement soulève une exception tirée du non-épuisement des voies de recours internes. Il fait valoir que la requérante a introduit sa requête devant la Cour alors qu’une enquête pénale était toujours en cours devant le procureur de la République de Derik. Il indique en outre qu’elle n’a pas attaqué l’ordonnance de non-lieu rendue le 15 janvier 1998 et qui lui a été notifié le 19 février 1998.
La requérante conteste les arguments du Gouvernement et fait valoir que l’enquête menée par les autorités internes ne peut passer pour efficace et effective, et se réfère à cet égard à l’ordonnance de non-lieu. Elle soutient en outre que celle-ci ne lui a pas été notifiée.
Cependant, la Cour n’estime pas nécessaire d’examiner l’exception d’irrecevabilité soulevée par le Gouvernement puisqu’à supposer même que ces conditions fussent remplies, ce grief est en tout état de cause irrecevable pour les motifs indiqués ci-dessous.
B. Sur le bien-fondé
Le Gouvernement soutient que les allégations de la requérante sont dénuées de fondement et que le dossier ne contient aucun élément susceptible d’expliquer en quoi la disparition d’İ.E. serait imputable aux forces de l’ordre.
Quant à l’enquête sur la disparition, il soutient que les autorités ont mené leurs investigations de manière minutieuse et appropriée. Toutes les mesures requises ont été prises rapidement et efficacement : les dépositions de toutes les personnes susceptibles de faire la lumière sur les circonstances de la disparition ont été recueillies.
Le Gouvernement conclut qu’il n’y aucune violation en l’espèce étant donné que les autorités saisies de l’affaire ont procédé aux investigations nécessaires et que celles-ci se sont avérées nullement concluantes quant à l’implication à un degré quelconque des forces de l’ordre.
Les requérants réitèrent leurs allégations.
1. Quant à la disparition d’İsa Efe
La Cour répète que l’article 2 de la Convention se place parmi les articles primordiaux de la Convention et que, combiné avec l’article 3, il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe (voir Çakıcı c. Turquie [GC], no 23657/94, § 86, CEDH 1999-IV, Finucane c. Royaume‑Uni, no 29178/95, §§ 67-71, 1er juillet 2003). De surcroît, reconnaissant l’importance de la protection octroyée par l’article 2, elle doit se former une opinion en examinant avec la plus grande attention les griefs portant sur le droit à la vie (voir Ekinci c. Turquie, no 25625/94, § 70, 18 juillet 2000).
La Cour relève que dans le cas d’espèce les faits exposés par les parties ne sont pas divergents. En revanche, leurs avis diffèrent quant aux conclusions à en tirer au regard de l’article 2 de la Convention.
La Cour examinera les questions qui se posent à la lumière des documents versés au dossier de l’affaire, en particulier ceux soumis par le Gouvernement quant aux enquêtes judiciaires effectuées, ainsi que les observations présentées par les parties. Pour apprécier les preuves, elle se sert du critère de la preuve « au-delà de tout doute raisonnable » (voir, mutatis mutandis, Irlande c. Royaume‑Uni, arrêt du 18 janvier 1978, série A no 25, pp. 64-65, §§ 160-161). Toutefois, une telle preuve peut résulter d’un faisceau d’indices, ou de présomptions non réfutées, suffisamment graves, précis et concordants (voir Abdurrahman Orak c. Turquie, no 31889/96, § 69, 14 février 2002). En outre, le comportement des parties lors de la recherche des preuves peut être pris en compte (voir Sabuktekin c. Turquie, no 27243/95, § 93, CEDH 2002-II).
En l’occurrence, la Cour constate que les faits litigieux se sont déroulés à Derik, sous-préfecture de Mardin, située dans la région du Sud-Est de la Turquie, soumise à l’état d’urgence à l’époque des faits. Elle relève qu’il ressort de la copie des registres des gardes à vue, du procès-verbal de libération, des dépositions des gendarmes ainsi que des personnes placées en garde à vue dans les mêmes locaux qu’İ.E., que ce dernier a été placé en garde à vue le 9 juillet 1996 vers 20 heures et libéré le lendemain vers 22 heures.
La Cour note que, selon la requérante, son époux a été délibérément tué par les forces de l’ordre ou à leur instigation. Toutefois, la Cour relève que ces allégations ne sont corroborées de façon concluante par aucune déposition de témoin ou autre élément de preuve.
Dans ces conditions, la Cour considère qu’une conclusion selon laquelle les forces de l’ordre ou les gardes de village seraient impliqués dans la disparition d’İ.E. relèverait plus du domaine de l’hypothèse et de la spéculation que d’indices fiables. Elle est d’avis que les éléments de preuve dont elle dispose ne fournissent pas d’indices de nature à étayer une telle conclusion.
2. Quant au caractère des investigations menées
La Cour rappelle que l’obligation de protéger le droit à la vie qu’impose l’article 2 de la Convention, combinée avec le devoir général incombant à l’Etat en vertu de l’article 1 de « reconna[ître] à toute personne relevant de [sa] juridiction les droits et libertés définis [dans] la (...) Convention », implique et exige de mener une forme d’enquête efficace lorsque le recours à la force a entraîné mort d’homme (voir, mutatis mutandis, les arrêts McCann et autres c. Royaume‑Uni, 27 septembre 1995, série A no 324, p. 49, § 161, et Kaya c. Turquie, 19 février 1998, Recueil 1998‑I, p. 329, § 105).
La Cour souligne que l’obligation susmentionnée ne vaut pas seulement pour les cas où il a été établi que la mort a été provoquée par un agent de l’Etat. Le simple fait que les autorités soient informées du décès donnerait ipso facto naissance à l’obligation, découlant de l’article 2, de mener une enquête efficace sur les circonstances dans lesquelles il s’est produit (voir, mutatis mutandis, les arrêts Ergi c. Turquie, 28 juillet 1998, Recueil 1998‑IV, p. 1778, § 82, Yaşa c. Turquie, 2 septembre 1998, Recueil 1998‑VI, p. 2438, § 100, Hugh Jordan c. Royaume‑Uni, no 24746/94, §§ 107-109, CEDH 2001‑III, et Sabuktekin, précité, § 98).
La Cour considère de surcroît que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité de l’enquête dépendent des circonstances de l’espèce. Il s’apprécient sur la base de l’ensemble des faits pertinents et eu égard aux réalités pratiques du travail d’enquête. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (voir, mutatis mutandis, Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000‑VI).
Dans le cas présent, les démarches entreprises par les autorités chargées de l’enquête préliminaire et le parquet compétent à la suite de l’incident ne prêtent pas à controverse.
La Cour note que, suite à la communication de la décision sur la recevabilité de la requête, le Gouvernement a fourni l’intégralité du dossier d’enquête ainsi que des informations sur son déroulement.
Il en ressort qu’à la suite de la requête déposée le 15 juillet 1996 par Salim Efe quant au sort d’İ.E., le procureur de la République de Derik a demandé des informations au commandant de la gendarmerie de Derik, lequel a recueilli, le 17 juillet 1996, les dépositions du commandant de la gendarmerie de Tepebağ, de l’officier et des gendarmes de garde lors de la libération d’İ.E. Le procureur de la République de Derik, après avoir été informé des griefs de la requérante le 22 juillet 1996, a recueilli les témoignages de celle-ci, de ses proches, des personnes placées en garde à vue dans les mêmes locaux qu’İ.E. et celles mises en causes par la requérante dans ses dépositions, ainsi que des officiers et gendarmes concernés. La copie du registre des gardes à vue, le procès-verbal de libération et le rapport médical établi à la fin de la garde à vue ont été produits. Il ressort de ces éléments qu’İ.E. a été arrêté le 9 juillet 1996 et libéré le lendemain vers 22 heures.
La Cour note cependant que les témoignages sont divergents quant à la présence d’un véhicule dans lequel İ.E. serait monté après sa libération. Elle relève que les allégations de la requérante et de ses proches à ce sujet sont fondées sur des suppositions et rumeurs, et non sur des faits précis. En ce qui concerne les allégations en ce sens de l’officier de garde, F. Volkan Kanak, la Cour constate que le procureur de la République, à la suite de la déclaration de celui-ci, a à nouveau recueilli la déposition du capitaine Cemal Vural et du gendarme de garde se trouvant à l’issue de la gendarmerie par laquelle İ.E. a été libéré.
La Cour estime que, dans les circonstances de la cause, les autorités chargées d’enquêter ont pris en compte les éventuelles implications des forces de l’ordre dans la disparition d’İ.E. et ont poursuivi toutes les pistes pour en trouver le ou les responsables. Ainsi, il ressort des éléments du dossier d’instruction et des informations concrètes fournies par le Gouvernement que l’enquête, sans avoir pu aboutir à l’élucidation des circonstances exactes de la disparition d’İ.E., n’a pas été dénuée d’efficacité, et qu’on ne saurait soutenir que les autorités compétentes sont restées passives face aux allégations de la requérante.
Eu égard aux circonstances de la cause et aux preuves produites devant elle, la Cour estime que les faits ne sont pas suffisamment établis pour lui permettre de conclure à la violation de l’article 2 de la Convention.
Il s’ensuit que la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Mark Villiger Georg Ress
Greffier adjoint Président