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TROISIÈME SECTION
AFFAIRE YILMAZ c. ALLEMAGNE
(Requête no 52853/99)
ARRÊT
STRASBOURG
17 avril 2003
DÉFINITIF
17/07/2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l’article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Yilmaz c. Allemagne,
La Cour européenne des Droits de l’Homme (troisième section), siégeant le 27 mars 2003 en une chambre composée de :
MM. I. Cabral Barreto, président,
G. Ress,
L. Caflisch,
P. Kūris,
R. Türmen
B. Zupančič,
K. Traja, juges,
et de M. M. Villiger, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 16 mai 2002 et le 27 mars 2003,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l’origine de l’affaire se trouve une requête (no 52853/99) dirigée contre la République fédérale d’Allemagne et dont un ressortissant turc, Saldiray Yilmaz (« le requérant »), a saisi la Cour le 11 octobre 1999 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Le requérant est représenté devant la Cour par Me Eberhard Bofinger, avocat à Augsbourg. Le gouvernement allemand (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Klaus Stoltenberg, Ministerialdirigent au ministère fédéral de la Justice.
3. Le requérant alléguait que son expulsion du territoire allemand a enfreint l’article 8 § 1 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la quatrième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d’examiner l’affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l’article 26 § 1 du règlement.
5. Le 25 novembre 1999, le président de la chambre (quatrième section) a décidé de ne pas faire application de l’article 39 du règlement.
6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).
7. Par une décision du 16 mai 2002, la Cour a déclaré la requête recevable.
8. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l’affaire (article 59 § 1 du règlement).
9. Invité à soumettre des observations à la suite de la recevabilité de la requête (article 61 § 1 du règlement), le gouvernement turc ne s’est pas prononcé.
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L’ESPÈCE
10. Depuis sa naissance, le 30 avril 1976 à Marktoberdorf en Allemagne, le requérant y a toujours vécu avec ses parents, qui s’y étaient installés en 1973 et 1974, et ses deux sœurs, nées en 1971 à Istanbul et en 1977 à Marktoberdorf respectivement. Ses parents et ses deux sœurs sont tous titulaires d’un droit au séjour (Aufenthaltsberechtigung) en Allemagne.
11. Après avoir fréquenté l’école de Marktoberdorf, le requérant suivit, du 1er septembre 1991 au 31 août 1993, une formation de vendeur. Peu de temps après, il trouva du travail à Marktoberdorf.
12. Le 23 avril 1992, il obtint un permis de séjour illimité (unbefristete Aufenthaltserlaubnis).
13. Le 18 septembre 1995, le tribunal pour mineurs (Jugendschöffengericht) de Kaufbeuren le condamna à deux semaines d’arrêt (Dauerarrest) pour vol en bande aggravé. Les faits avaient été commis au mois d’avril de la même année.
14. Le 20 août 1996, le tribunal de la jeunesse de Kempten condamna le requérant à un an et dix mois d’emprisonnement avec sursis et mise à l’épreuve notamment pour vol aggravé en bande dans quatre cas, et préparation et tentative d’incitation au vol aggravé avec violences. Les faits avaient été commis en décembre 1995.
15. Le 26 septembre 1996, l’autorité administrative du district de l’Allgäu oriental (Landratsamt Ostallgäu) avertit le requérant du risque d’une mesure d’expulsion à la suite de sa condamnation du 20 août 1996 (ausländerrechtliche Verwarnung) et déclara s’abstenir de prononcer une expulsion à condition qu’il ne commette pas d’autres délits.
16. Le 21 novembre 1996, le tribunal pour mineurs de Neu-Ulm condamna le requérant, par absorption de la peine prononcée le 20 août 1996, à trois ans de prison ferme pour coups et blessures aggravés et contraintes sexuelles collectives. Les faits avaient été commis le 2 juillet 1996 entre détenus, alors que le requérant se trouvait en détention provisoire, suite aux vols qui avaient donné lieu à sa condamnation du 20 août 1996.
17. Le requérant fut emprisonné début 1996, puis mis en liberté le 18 décembre 1997, après qu’il eut purgé les deux tiers de sa peine. Il retrouva alors du travail à Marktoberdorf.
18. Le 4 septembre 1998, l’autorité administrative informa le requérant qu’il devait quitter l’Allemagne avant le 15 octobre 1998, sans quoi il serait refoulé sans autre avertissement vers la Turquie. Elle prononça en outre une interdiction du territoire de sept ans, prenant effet à compter du jour du départ effectif du requérant, motif pris de raisons impératives tenant à la sécurité et à l’ordre publics. D’après l’administration, la gravité de sa dernière condamnation commandait d’expulser le requérant, seules des circonstances particulières pouvant justifier de faire une exception à cette règle, conformément à l’article 47 §§ 1 et 3 de la loi sur les étrangers (Ausländergesetz - voir paragraphe 29 ci-dessous). De telles circonstances n’existeraient pas en l’espèce. D’une part, il serait probable que le requérant rencontrerait certaines difficultés pour s’intégrer en Turquie, mais il s’agirait là d’une conséquence à accepter par le requérant pour les infractions qu’il avait commises. Du reste, il serait en âge de surmonter ce genre de difficultés. En outre, le requérant serait à considérer comme récidiviste et, en cette qualité, représenterait un réel danger pour la société. Enfin, sa liaison avec une jeune femme allemande et le fait que celle-ci attendait un enfant du requérant ne justifieraient pas non plus de renoncer à l’expulsion, car, d’une part, la grossesse en question n’aurait pas fait l’objet d’un certificat médical et, d’autre part, la protection de l’article 6 de la Loi fondamentale, protégeant le droit au respect de la vie familiale, ne s’étendrait pas à de simples fiancés. Du reste, le requérant aurait entamé cette liaison en sachant qu’il se trouvait sous la menace d’une expulsion.
19. Sur opposition du requérant, l’administration régionale de Souabe (Regierung von Schwaben), le 12 novembre 1998, confirma la décision entreprise. D’après elle, le requérant était un récidiviste qui ne reculait pas devant l’usage de la violence brutale, comme l’avait montré sa dernière condamnation, pour des faits d’ailleurs commis en détention provisoire. Il représentait donc un danger tel pour la société que la protection de celle-ci devait l’emporter sur d’autres considérations tenant à la situation personnelle de l’intéressé. A cet égard, l’administration nota que le requérant n’était pas marié avec sa compagne, qu’à 22 ans on pouvait attendre de lui qu’il puisse commencer une nouvelle vie en Turquie, que rien n’empêchait sa compagne d’aller s’installer avec lui en Turquie et que les difficultés culturelles que cela pouvait entraîner étaient inévitables mais devaient être acceptées (hinzunehmen). Quant à l’article 8 de la Convention, il ressortirait de la jurisprudence des juridictions administratives suprêmes que la protection de cette disposition ne va pas au-delà de celle de l’article 6 § 1 de la Loi fondamentale, lequel ne s’opposait pas à l’expulsion. Du reste, l’expulsion n’était pas disproportionnée du point de vue de la prévention générale, eu égard à la recrudescence de la criminalité des étrangers. L’autorité administrative prononça en outre une interdiction du territoire pour une durée indéterminée au motif qu’une limitation temporaire de l’interdiction du territoire ne pouvait être accordée que sur demande de l’intéressé. Au demeurant, rien ne justifiait en l’espèce de prononcer une telle limitation dès maintenant.
20. Depuis le 1er janvier 1999, le requérant vit avec sa compagne, une ressortissante allemande, dans un appartement faisant partie de la maison de ses parents. Le 23 février 1999, un fils est né de cette liaison, dont le requérant a reconnu être le père.
21. Le 20 avril 1999, le tribunal administratif d’Augsbourg confirma en substance l’expulsion du requérant et les motifs avancés à cet effet par l’administration. Quant à l’enfant du requérant, il ajouta que son existence n’était pas à même de changer la décision arrêtée, compte tenu notamment de la gravité des délits commis par le requérant. Par ailleurs, la séparation temporaire du requérant de son enfant ne porterait pas atteinte au bien-être matériel de l’enfant dans la mesure où la mère de l’enfant travaillait et les parents du requérant la soutenaient. Au demeurant, à l’époque où la liaison entre le requérant et sa compagne avait commencé et l’enfant avait été conçu, le requérant devait d’ores et déjà s’attendre à ce qu’une mesure d’expulsion fût arrêtée à son encontre eu égard à sa nouvelle condamnation en novembre 1996. Le tribunal considéra en outre que c’était lors de la fixation de la durée de l’interdiction du territoire, conformément à l’article 8 § 2 de la loi sur les étrangers (voir paragraphe 27 ci-dessous) que devaient être prises en compte les circonstances en faveur du requérant, telle que l’existence d’un enfant de nationalité allemande, le travail régulier de l’intéressé, son enracinement en Allemagne. Une telle demande n’avait pas été faite lorsque l’autorité administrative avait rendu sa décision et n’était du reste appropriée qu’après une certaine période d’attente.
22. Le 7 septembre 1999, la cour d’appel administrative de Bavière (Bayerischer Verwaltungsgerichtshof) refusa au requérant l’autorisation de faire appel du jugement du 20 avril 1999. D’après elle, les conditions légales pour faire appel n’étaient pas réunies, notamment en raison du fait que le jugement du 20 avril 1999 ne s’écartait pas de la jurisprudence de la Cour fédérale administrative (Bundesverwaltungsgericht).
23. Le 23 septembre 1999, l’administration cantonale informa le requérant qu’il avait jusqu’au 10 octobre 1999 pour quitter volontairement le territoire allemand, sans quoi il serait refoulé sans autre avertissement.
24. Le 29 octobre 1999, la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht), statuant en comité de trois juges, refusa d’examiner le recours constitutionnel du requérant, au motif qu’il ne présentait pas assez de chances de succès.
25. Le 7 mars 2000, le requérant quitta l’Allemagne pour la Turquie.
26. Le 15 juin 2000, l’autorité administrative du district de l’Allgäu oriental informa le requérant que, compte tenu du fait que celui-ci ne se trouvait en Turquie que depuis trois mois, elle refusait pour le moment de lui accorder un permis de séjour provisoire pour rendre visite à son enfant, ne relevant l’existence ni d’une raison pertinente ni d’une sévérité démesurée aux termes de l’article 9 § 3 de la loi sur les étrangers (voir paragraphe 28 ci-dessous). Elle nota en outre que les autorités arrêtant l’expulsion, confirmées par les tribunaux administratifs, avaient dûment tenu compte de la situation familiale du requérant et que celle-ci devrait être prise en considération lors d’une décision, le moment venu, portant sur la limitation de la durée de l’interdiction du territoire. une exception ne pouvait être admise que si un tribunal estimerait indispensable la présence du requérant sur le territoire allemand ou au bout de douze mois depuis son départ.
II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
27. L’article 8 § 2 de la loi sur les étrangers (Ausländergesetz) du 9 juillet 1990 (Journal Officiel fédéral - Bundesgesetzblatt I, p. 1354) dispose notamment qu’un étranger qui a fait l’objet d’une mesure d’expulsion (Ausweisung) ou de refoulement (Abschiebung) n’est pas habilité à entrer sur le territoire allemand ou à y séjourner. Sur demande, l’effet d’une telle mesure, en règle générale, est limité dans le temps.
Le terme « sur demande » fut inséré à l’article 8 § 2 de la loi sur les étrangers en 1990, alors qu’il était absent dans la disposition équivalente (article 15) de l’ancienne loi sur les étrangers applicable jusqu’au 31 décembre 1990. De l’avis de certains auteurs, tout en reconnaissant qu’il faut, en principe, une demande de la part de l’étranger pour que les autorités administratives puissent limiter l’interdiction du territoire résultant d’une mesure d’expulsion ou de refoulement, il n’est pas exclu que celles-ci examinent ex officio la question de savoir si l’octroi d’une limitation s’impose dans un cas particulier (voir, par exemple, Günter Renner - Ausländerrecht, 7ème édition 1999, § 8 no 17, et Kay Hailbronner - Ausländerrecht, tome 1, 31ème actualisation août 2002, § 8 no 48). Ils renvoient notamment à deux arrêts de la Cour constitutionnelle fédérale du 18 juillet 1979 (no 1 BvR 650/77) et de la Cour fédérale administrative du 31 mars 1981 (no 1 B 853/80).
En règle générale, une limitation dans le temps d’une mesure d’expulsion ou de refoulement n’intervient que lorsque les buts poursuivis par ces mesures ont été atteints. Dans la pratique, surtout lorsqu’il s’agit d’une expulsion à la suite de condamnations pénales, il convient d’attendre un certain temps avant de formuler une demande de fixation d’un délai. La jurisprudence administrative n’exclut pas qu’une telle limitation puisse intervenir en même temps que la mesure d’expulsion ou de refoulement (voir, par exemple, les arrêts de la Cour fédérale administrative du 11 août 2000, no 1 C 5/00, des cours d’appel administratives de Bade‑Wurtemberg (20 février 2002, no 11 S 2734/01) et de Brême (28 septembre 1995, no 1 B 55/95), et les jugements du tribunal administratifs de Karlsruhe du 19 février 2002, nos 11 K 1914/01 et 11 K 2455/01).
28. L’article 9 § 3 de la même loi prévoit qu’avant l’expiration du délai fixé en vertu de l’article 8 § 2 de cette loi, un étranger peut être autorisé, de manière exceptionnelle, à entrer sur le territoire allemand, pour une courte durée, si sa présence est nécessaire pour des raisons pertinentes ou si le refus de l’autorisation constituerait une sévérité démesurée (unbillige Härte) à son égard.
29. L’article 47 § 1 de la loi sur les étrangers est ainsi rédigé :
« Un étranger est expulsé (wird ausgewiesen) s’il
1. (...) a été condamné pour des infractions commises intentionnellement à plusieurs peines d’emprisonnement (y compris des peines d’emprisonnement pour mineurs) d’au moins trois ans (...) pendant une période de cinq ans (...) »
L’article 47 § 3 se lit ainsi :
« Un étranger est expulsé en règle générale (wird in der Regel ausgewiesen) s’il bénéficie d’une protection spéciale empêchant son expulsion en vertu de l’article 48 § 1 de la même loi (...) »
L’article 48 de la loi sur les étrangers dispose qu’un étranger qui dispose d’un droit de séjour (Aufenthaltsberechtigung), d’une autorisation de séjour illimitée (unbefristete Aufenthaltserlaubnis), qui vit maritalement avec une personne de nationalité allemande ou qui bénéficie du droit d’asile, ne peut être expulsé que pour des motifs graves (schwerwiegende Gründe) d’atteinte à la sécurité et à l’ordre public, tels que ceux énoncés à l’article 47 § 1 de cette loi.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L’ARTICLE 8 § 1 DE LA CONVENTION
30. Le requérant estime que son expulsion vers la Turquie et l’interdiction du territoire illimitée sont contraires à son droit au respect de la vie familiale. Il invoque l’article 8 de la Convention qui dispose:
« 1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien‑être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »
A. Thèses des parties
31. Le Gouvernement considère que la mesure litigieuse était justifiée compte tenu de la gravité des infractions que le requérant avait commises, du fait qu’il était récidiviste et du risque réel qu’il commette d’autres délits. Sur ce point, le Gouvernement souligne que ni sa situation stable en Allemagne ni sa détention provisoire ne l’ont empêché d’être l’objet d’une nouvelle condamnation pénale. Quant à sa situation familiale en Allemagne, le Gouvernement soutient que les autorités ont dûment pesé les intérêts en jeu avant d’enjoindre au requérant de quitter le territoire allemand. A cet égard il relève que le requérant était majeur au moment de la décision litigieuse, qu’il parle le turc, qu’il a souvent passé des vacances en Turquie, que ses grand-parents y habitent et que ni ses parents ni lui-même n’avaient fait une demande de naturalisation alors qu’ils étaient en droit de la faire et qu’il a commencé la relation avec sa compagne et mère de son enfant en janvier 1998, c’est-à-dire à une époque où il savait déjà qu’il devait quitter le territoire allemand. En ce qui concerne les circonstances en faveur du requérant, en particulier le fait qu’il est né et a grandi en Allemagne et que ses parents et ses sœurs y vivent, le Gouvernement estime que celles-ci doivent être plutôt prises en compte lors de la fixation de la durée de l’interdiction du territoire. Une limitation de l’interdiction peut être obtenue sur demande dans le cadre d’une propre procédure administrative sous contrôle du juge administratif. Le Gouvernement fait état de ce que le requérant n’a pas encore formulé une telle demande et qu’il peut par ailleurs demander un permis de séjour de courte durée aux fins de rendre visite à son enfant, conformément à l’article 9 § 3 de la loi sur les étrangers (voir paragraphe 28 ci-dessus).
32. Le requérant réplique qu’il est né en Allemagne, qu’il y a toujours vécu et qu’il y a obtenu ses diplômes scolaires. De ce fait, il n’a presque aucun lien avec la Turquie. En particulier, s’il est vrai qu’il parle le turc, il ne connaît pratiquement pas le pays où il n’a séjourné que quatre semaines au total depuis 1989 et où il n’a passé ses vacances que tous les deux ans jusque-là. A part sa grand-mère maternelle dont le mari mourut en décembre 1999, toute sa famille vit en Allemagne. En ce qui concerne ses condamnations pénales, à l’origine desquelles il n’y avait du reste pas d’infractions à la législation sur les stupéfiants, le requérant souligne que sa peine de trois ans d’emprisonnement n’était certes pas anodine mais que les requérants dans les affaires Beljoudi, Nasri et Mehemi c. France (arrêts du 26 mars 1992, série A no 234-A, du 13 juillet 1995, série A no 320-B, et du 26 septembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-VI, respectivement) où la Cour avait conclu à une violation de l’article 8 de la Convention, avaient été condamnés à des peines beaucoup plus lourdes. Quant à la possibilité d’introduire une demande tendant à limiter la durée de l’interdiction du territoire, le requérant rétorque que, d’une part, l’administration régionale de Souabe, dans sa décision du 12 novembre 1998, a non seulement prononcé une interdiction illimitée mais a ajouté que compte tenu des circonstances le requérant n’avait probablement pas le droit de demander une limitation de l’interdiction pour le moment. Le requérant soutient que, selon la pratique administrative, il ne pourrait introduire une telle demande de limitation qu’après la radiation dans le casier judiciaire des condamnations à l’origine de l’expulsion, ce qui signifierait un temps d’attente de 15 ans dans son cas. En ce qui concerne la possibilité de demander un permis de séjour de courte durée conformément à l’article 9 § 3 de la loi sur les étrangers, le requérant relève que de tels permis ne sont accordés que si la présence de l’intéressé devant un tribunal ou une administration ou à un événement familial s’avère nécessaire. Pour ce qui est de la naturalisation, le requérant soutint qu’une telle demande aurait été suspendue dès l’ouverture de la première information judiciaire contre le requérant. Quant à sa relation avec sa compagne, il fait état de ce que celle‑ci était sérieuse et qu’elle avait commencé avant que l’administration, le 4 septembre 1998, ne rendît sa décision.
33. Dans ses observations complémentaires du 21 mai 2002, le Gouvernement soutient que le requérant a volontairement quitté l’Allemagne et n’aurait jusqu’à présent formulé aucune demande tendant à limiter la durée de l’interdiction du territoire. Il informe la Cour en outre de ce que la mère de l’enfant du requérant s’est tournée vers un autre homme et ne démontre plus aucun intérêt pour le requérant. Il l’invite, par conséquent, à rayer l’affaire du rôle en vertu de l’article 37 § 1 de la Convention, la poursuite de l’examen de l’affaire ne se justifiant plus.
34. Le requérant rétorque que s’il est vrai qu’entre la mère de l’enfant et lui existent des tensions, il souhaite néanmoins garder le contact avec son enfant, ce qui ne peut se faire qu’au domicile de celui-ci en Allemagne. Par ailleurs, il n’a pas quitté l’Allemagne de son plein gré.
35. Le gouvernement turc ne s’est pas prononcé.
B. Appréciation de la Cour
1. Existence d’une ingérence
36. La Cour rappelle que la Convention ne garantit, comme tel, aucun droit pour un étranger d’entrer ou de résider sur le territoire d’un pays déterminé. Toutefois, exclure une personne d’un pays où vivent ses parents proches peut constituer une ingérence dans le droit au respect de la vie familiale, tel que protégé par l’article 8 § 1 de la Convention (Moustaquim c. Belgique, arrêt du 18 février 1991, série A no 193, p. 18, § 16).
37. Elle rappelle aussi que pour examiner la question de savoir si le requérant avait une vie familiale au sens de l’article 8, elle se place à l’époque à laquelle la mesure d’interdiction du territoire est devenue définitive (arrêts Bouchelkia c. France du 29 janvier 1997, Recueil 1997-I, p. 63, § 41, et El Boujaïdi c. France du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, p. 1990, § 33).
38. En l’occurrence, le requérant, un ressortissant turc, a un enfant avec une ressortissante allemande. La Cour note que la mesure d’expulsion est devenue définitive, au sens de sa jurisprudence, le 29 octobre 1999, date de la décision de la Cour constitutionnelle fédérale de ne pas retenir le recours constitutionnel du requérant. Son expulsion a dès lors constitué une ingérence dans l’exercice par l’intéressé de son droit au respect de sa vie familiale, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention.
2. Justification de l’ingérence
39. Pareille ingérence enfreint la Convention si elle ne remplit pas les exigences du paragraphe 2 de l’article 8. Il faut donc rechercher si elle était « prévue par la loi », inspirée par un ou plusieurs buts légitimes au regard dudit paragraphe, et « nécessaire, dans une société démocratique ».
a) « Prévue par la loi »
40. Il n’est pas contesté que l’expulsion et l’interdiction du territoire définitive du territoire allemand prononcées à l’encontre du requérant se fondaient sur l’article 47 §§ 1 et 3 de la loi sur les étrangers (voir paragraphes 26-28 ci-dessus).
b) But légitime
41. Il n’est pas davantage controversé que l’ingérence en cause visait des fins pleinement compatibles avec la Convention, à savoir « la défense de l’ordre et la prévention des infractions pénales ».
c) « Nécessaire », « dans une société démocratique »
42. La Cour rappelle qu’il incombe aux Etats contractants d’assurer l’ordre public, en particulier dans l’exercice de leur droit de contrôler, en vertu d’un principe de droit international bien établi et sans préjudice des engagements découlant pour eux des traités, l’entrée et le séjour des non‑nationaux. A ce titre, ils ont la faculté d’expulser les délinquants parmi ceux-ci. Toutefois, leurs décisions en la matière, dans la mesure où elles porteraient atteinte à un droit protégé par le paragraphe 1 de l’article 8, doivent se révéler nécessaires, dans une société démocratique, c’est-à-dire justifiées par un besoin social impérieux et, notamment proportionnées au but légitime poursuivi (Amrollahi c. Danemark, no 56811/00, 11 juillet 2002, CEDH 2002-..., § 33, Boultif c. Suisse, no 54273/00, 2 août 2001, CEDH 2001-..., § 46, Adam c. Allemagne (déc.), no 43359/98, 4 octobre 2001).
43. Aussi la tâche de la Cour consiste-t-elle à déterminer si le refus de renouveler l’autorisation de séjour du requérant en l’espèce a respecté un juste équilibre entre les intérêts en présence, à savoir, d’une part, le droit de l’intéressé au respect de sa vie familiale, et, d’autre part, la protection de l’ordre public et la prévention des infractions pénales.
44. En ce qui concerne la situation familiale du requérant, la Cour constate que le requérant est un immigré dit de la « deuxième génération ». En effet, il est né en Allemagne, y a fait toute sa scolarité et bénéficiait d’un permis de séjour illimité au moment où la mesure d’expulsion fut arrêtée. La Cour note que le requérant est père d’un enfant issu d’une relation avec une ressortissante allemande. Par ailleurs, ses parents et ses deux sœurs y vivent. A cet égard, la Cour rappelle que les rapports entre adultes ne bénéficieront pas nécessairement de la protection de l’article 8 de la Convention sans que soit démontrée l’existence d’éléments supplémentaires de dépendance, autres que les liens affectifs normaux (Ezzouhdi c. France, no 47160/99, 13 février 2001, CEDH 2001-..., § 34, et Kwakie-Nti et Dufie c. Pays-Bas (déc.), no 31519/96, 7 novembre 2000, non publiée). En ce qui concerne les attaches du requérant avec son pays d’origine, la Cour note au demeurant que celui-ci n’a qu’une grand-mère en Turquie dont le mari est décédé en 1999 et qu’il ne s’y est rendu que pour quelques séjours de vacances.
45. La Cour relève qu’entre-temps la relation du requérant avec la mère de l’enfant semble avoir cessé d’exister ; le requérant parle de tensions entre les deux à ce sujet. Elle rappelle cependant qu’elle est appelée à examiner la situation du requérant au moment où la mesure d’expulsion est devenu définitive (paragraphe 37 ci-dessus). Sa tâche consiste à constater si ou non les autorités nationales ont dûment pris en considération la situation
familiale du requérant à ce moment précis sans avoir regard à des circonstances survenues ultérieurement (Yildiz c. Autriche, no 37295/97, 31 octobre 2002, CEDH 2002-..., § 44).
46. Pour ce qui est de la gravité des infractions commises par le requérant, la Cour note que le requérant était relativement jeune (19 et 20 ans) à l’époque des faits qui étaient à l’origine de ses condamnations et qu’il a encouru une peine globale de trois ans ; par ailleurs, il a été relâché après avoir purgé les deux tiers de sa peine. Elle relève au demeurant que le requérant n’a pas été condamné pour des délits de stupéfiants, un domaine où la Cour conçoit que les Etats contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à la propagation de ce fléau (arrêts C. c. Belgique du 7 août 1996, Recueil 1996-III, p. 924, § 35, Dalia c. France du 19 février 1998, Recueil 1998-I, p. 92, § 54, et Baghli c. France, no 34374/97, 30 novembre 1999, CEDH 1999-VIII, § 48 in fine, et Jankov c. Allemagne (déc.), no 35112/97, 13 janvier 2000).
47. Le Gouvernement soutient qu’une limitation de l’interdiction du territoire peut être obtenue sur demande dans le cadre d’une propre procédure administrative sous contrôle du juge administratif. Il fait état de l’absence d’une telle demande par le requérant. La Cour note en effet que, aux termes de l’article 8 § 2 de la loi sur les étrangers, les autorités administratives, en règle générale, limitent dans le temps une mesure d’expulsion ou de refoulement, si l’étranger le demande. La nécessité pour l’intéressé de faire une telle demande a été insérée dans la loi sur les étrangers en vigueur depuis le 1er janvier 1991. La Cour relève que dans sa décision du 4 septembre 1998, l’autorité administrative a estimé nécessaire de limiter la durée de l’interdiction du territoire à sept ans. Par la suite, l’autorité administrative de recours a annulé cette décision au motif que le requérant n’avait pas fait de demande en ce sens ; par ailleurs le requérant n’avait probablement pas le droit de demander une limitation de l’interdiction pour le moment. Quant aux juridictions administratives, elles confirmèrent ce raisonnement.
48. La Cour considère que la mesure d’expulsion du requérant n’était pas en soi disproportionnée aux buts légitimes poursuivis par les autorités nationales. Cependant, le fait qu’elle a été arrêtée sans l’assortir d’une limitation dans le temps s’analyse en une ingérence disproportionnée, compte tenu des circonstances de l’espèce, à savoir, d’une part, la situation familiale du requérant, en particulier la naissance de son fils en février 1999 ainsi que le jeune âge de celui-ci (voir les arrêts Berrehab c. Pays-Bas du 21 juin 1988, série A no 138, p. 16, § 29, et Mehemi c. France du 26 septembre 1997, Recueil 1997-VI, p. 1972, § 37 in fine) et, d’autre part le fait qu’il bénéficiait d’un titre de séjour illimité en Allemagne au moment où la mesure d’expulsion fut arrêtée (voir, a contrario, Jakupovic c. Autriche, no 36757/97, 6 février 2003, § 28).
49. Au vu de ce qui précède, la Cour est d’avis que l’expulsion du requérant combiné avec l’interdiction illimitée du territoire allemand constituait une mesure disproportionnée aux buts légitimes poursuivis. Il y a donc eu violation de l’article 8 de la Convention.
II. SUR L’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
50. Aux termes de l’article 41 de la Convention,
« Si la Cour déclare qu’il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d’effacer qu’imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s’il y a lieu, une satisfaction équitable. »
A. Dommage
51. Le requérant réclame la somme globale de 50 000 euros (EUR) sans préciser la nature du dommage.
52. Le Gouvernement ne s’est pas prononcé à ce sujet.
53. La Cour considère que le requérant a subi un dommage moral certain. Statuant en équité, comme le veut l’article 41 de la Convention, elle lui octroie la somme de 3 000 euros (EUR) à ce titre.
B. Frais et dépens
54. Le requérant n’a pas fait de demande à ce titre, mais s’est limité à réclamer la somme globale de 50 000 EUR (voir paragraphe 51 ci-dessus). La Cour estime donc qu’il n’y a pas lieu d’octroyer de somme au titre des frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
55. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d’intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
1. Dit qu’il y a eu violation de l’article 8 de la Convention ;
2. Dit
a) que l’Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l’arrêt sera devenu définitif conformément à l’article 44 § 2 de la Convention, 3 000 EUR (trois mille euros) pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ce montant sera à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 17 avril 2003 en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Mark Villiger Ireneu Cabral Barreto
Greffier adjoint Président