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Rozhodnutí
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 40150/98 de la requête n° 40153/98
présentée par Sezgin TANRIKULU présentée par Vedat ÇETİN
contre la Turquie contre la Turquie
de la requête n° 40160/98
par Mehmet KAYA et autres
contre la Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (deuxième section), siégeant le 6 novembre 2001 en une chambre composée de
MM. J.-P. Costa, président,
A.B. Baka,
Gaukur Jörundsson,
L. Loucaides,
R. Türmen,
C. Bîrsan,
Mme A. Mularoni, juges,
et de M. T.L. Early, greffier adjoint de section,
Vu les requêtes susmentionnées respectivement introduites devant la Commission européenne des Droits de l’Homme les 24 janvier, 5 janvier et 5 février 1998 et enregistrées le 9 mars 1998,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole n° 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner les requêtes,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Les requérants sont des ressortissants turcs et résident à Diyarbakır. Ils sont représentés devant la Cour par Mes Tahir Elçi et Sinan Tanrıkulu, avocats au barreau de Diyarbakır.
Le requérant, Sezgin Tanrıkulu, est l’un des fondateurs de l’Association des Droits de l’Homme à Diyarbakır. Les requérants Vedat Çetin (chroniqueur de Diyarbakır’dan Notlar - « Les Notes de Diyarbakır » - chronique publiée chaque mardi dans le quotidien Ülkede Gündem - « Ordre du jour du Pays »), Mehmet Kaya, İsmet Bakaç (le représentant d’Ülkede Gündem à Diyarbakır), Ahmet Sünbül, Zeynel Bağir, Metin Dağ, Kemal Şahin, et Naif Kiliç sont journalistes et travaillent à Diyarbakır pour Ülkede Gündem. Quant aux autres requérants, Abdülvahap Taş, Faraç Sevilgen et İrfan Karaca sont employés et Heyber Akdoğan secrétaire du bureau.
A. Les circonstances de l’espèce
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
Les affaires concernent l’interdiction, par une décision du préfet de la région, de la distribution du quotidien Ülkede Gündem, quotidien de langue turque ayant son siège à Istanbul, dans la région visée à l’état d’urgence.
1. Quant aux entraves à la distribution du quotidien
Selon les requérants, la distribution du quotidien Ülkede Gündem était perturbée par des actes des forces de sécurité. Pour étayer ces allégations, ils fournissent à la Cour plusieurs procès-verbaux faisant état de saisies d’exemplaires du quotidien. Ces procès-verbaux peuvent être résumés comme suit :
Le procès-verbal daté du 22 octobre 1997 dressé par Atakan Aydın (vendeur du journal) fit état de ce que 525 exemplaires du journal avaient été saisis par des personnes en tenue civile portant talkies-walkies et armes.
Le procès-verbal date du 19 octobre 1997 établi par Nihat Yıldız, employé de T.H.Y (les lignes aériennes de Turquie) chargé du courrier fit état de ce que 1 500 exemplaires d’Ülkede Gündem ont été pris par des personnes en tenue civile dont Faruk Koca, un adjudant de gendarmerie.
Le procès-verbal daté du 12 novembre 1997 établi par Ramazan Tekin, vendeur du journal, fait état de ce que 35 exemplaires d’Ülkede Gündem avaient été saisis par un adjudant de gendarmerie dénommé Faruk Koca sans qu’il ait dressé un procès-verbal.
Le procès-verbal établi par Alaattin Aydın, directeur d’une société de distribution de journaaux (Birleşik Basım Dağıtım) fit état de ce que des personnes en tenue civile se présentant comme gendarmes avaient pris 350 exemplaires le 11 novembre 1997 et 1 000 exemplaires le lendemain.
Le 13 novembre 1997, le propriétaire d’Ülkede Gündem fit parvenir une lettre au ministère de l’Intérieur par laquelle il faisait part des entraves subies lors de la distribution du journal et demanda l’interruption de ces actes illicites. Il réclama également une indemnisation résultant du préjudice subi.
Le 19 novembre 1997, le préfet de la région visée à l’état d’urgence envoya une lettre au propriétaire d’Ülkede Gündem par laquelle il faisait valoir que la préfecture n’avait pas accompli les actes mentionnés dans la lettre. Il annexa par contre les décisions de saisie rendues par les autorités compétentes.
Le Gouvernement soumet à la Cour soixante-douze décisions de saisie ordonnées par les juges assesseurs auprès de la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul aux mois de septembre, novembre et décembre 1997.
Le 4 novembre 1997, les requérants Bakaç et Bağır, ainsi que Selahattin Deli le 13 novembre 1997, déposèrent une plainte auprès du parquet de Diyarbakır dénonçant les entraves alléguées à la distribution du journal.
Le 25 novembre 1997, le parquet de Diyarbakır se déclara incompétent et renvoya les plaintes en question au conseil administratif de Diyarbakır en vertu de la loi sur la poursuite des fonctionnaires.
Le 5 février 1998, compte tenu des décisions de saisie du journal rendues par la cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul, le conseil administratif de Diyarbakır rendit une décision de non-lieu quant aux plaintes en question, décision qui fut confirmée par le Conseil d’Etat le 3 mars 2000.
2. Quant au reportage effectué avec Sezgin Tanrıkulu
Le 20 novembre 1997, Sezgin Tanrikulu prononça un discours consacré entre autres au problème kurde, lors de son séjour à Washington (Etats-Unis d’Amérique) à l’occasion de la cérémonie du prix des Droits de l’Homme qui lui fut attribué par le Centre mémorial Robert F. Kennedy pour les Droits de l’Homme (The Robert F. Kennedy Memorial Center for Human Rights). Le prix ainsi que le discours du requérant suscitèrent un vif débat dans la presse turque. Par la suite, les grands quotidiens turcs publièrent des articles au sujet de ce discours.
Le 5 décembre 1997, le quotidien Ülkede Gündem publia un reportage fait avec le requérant au sujet de la conférence suscitée.
3. Quant à l’interdiction de la distribution et de l’entrée d’Ülkede Gündem dans la région soumise à l’état d’urgence
Le 4 décembre 1997, la direction de la sécurité de Diyarbakır adressa une lettre à İsmet Bakaç, représentant de Diyarbakır d’Ülkede Gündem, ainsi libellée :
« Se référant à la directive n° 1344 du 1er décembre 1997 de la préfecture de la région visée à l’état d’urgence,
La distribution et l’entrée du journal dénommé Ülkede Gündem publié quotidiennement à présent a été interdit à partir du 1er décembre 1997 dans les départements soumis à l’état d’urgence (Diyarbakır, Hakkari, Siirt, Şırnak, Tunceli et Van) par la directive mentionnée ».
De même, le 5 décembre 1997, la direction de la sécurité de Tunceli adressa une lettre à la société anonyme de distribution (Birleşik Basım Dağıtım A.Ş.), siégeant à Adana, ainsi libellée :
« Se référant à la directive n° 1344 du 1er décembre 1997 de la préfecture de la région visée à l’état d’urgence,
La distribution et l’entrée du journal dénommé Ülkede Gündem publié quotidiennement à Istanbul a été interdit à partir du 1er décembre 1997 dans les départements soumis à l’état d’urgence (Diyarbakır, Hakkari, Siirt, Şırnak, Tunceli et Van) par la directive mentionnée, en vertu de l’article 1er du décret-loi n° 430 et de l’article 11/E de la loi sur l’état d’urgence ».
Le 24 octobre 1998, Ülkede Gündem mit fin à ses activités.
B. Le droit interne pertinent
1. Le préfet de la région visée à l’état d’urgence (Olağanüstü Hal Bölge Valisi) est habilité à interdire la distribution et l’entrée de publications dans la région soumise à l’état d’urgence en vertu de l’article 11/E de la loi n° 2935 promulguée le 25 octobre 1983 sur l’état d’urgence et de l’article 1er a) du décret-loi n° 430 promulgué le 16 décembre 1990. Ces deux dispositions prévoient que le préfet de la région visée par l’état d’urgence pourra interdire toute publication (indépendamment du lieu de son impression) qui serait de nature à perturber gravement l’ordre public de la région ou à exciter les esprits dans la population locale, ou à gêner les forces de sécurité dans l’accomplissement de leur mission en donnant une interprétation fausse des activités menées dans la région.
2. L’article 7 du décret-loi n° 285 promulgué le 10 juillet 1987 portant sur la préfecture de la région visée par l’état d’urgence tel qu’il est modifié par le décret-loi n° 425 du 9 mai 1990 dispose qu’aucun acte administratif pris en application du décret-loi n° 285 ne peut être l’objet d’un recours en annulation.
3. L’article 8 du décret-loi n° 430 se lit ainsi :
« La responsabilité pénale, financière ou civile (...) du préfet de la région de l’état d’urgence ou des préfet des départements dans ladite région ne saurait être mise en cause relativement à leurs décisions ou actes pris dans l’exercice des pouvoirs que leur confère le présent décret-loi, et aucune autorité judiciaire ne saurait être saisie à cette fin. Le droit des personnes de réclamer de l’Etat réparation des dommages injustifiés qu’elles ont subis est réservé. »
4. La partie pertinente de l’article 148 § 1 de la Constitution est ainsi libellée :
« (...) Un recours en contrôle de constitutionnalité de forme et de fond ne peut pas être introduit devant la Cour constitutionnelle contre les décrets ayant force de loi adoptés pendant l’état d’urgence, l’état de siège et la guerre. »
La constitutionnalité de l’article 7 du décret-loi n° 285 tel qu’il est modifié par le décret-loi n° 425 du 9 mai 1990 a été examinée par la Cour constitutionnelle. Par un arrêt rendu le 10 janvier 1991 et publié dans journal officiel du 5 mars 1992, la Cour constitutionnelle a examiné la constitutionnalité de l’article 7 du décret-loi n° 285. Elle a dit ceci :
« Il n’est pas possible de concilier cette disposition au principe de l’état de droit (...). Le régime de l’état d’urgence ne constitue pas un régime arbitraire échappant à tout contrôle judiciaire. On ne peut pas douter que les actes individuels et réglementaires faits par les autorités compétentes sous l’état d’urgence doivent être soumis à un contrôle judiciaire. Le contraire de ce principe n’est pas envisageable dans des pays dirigés par un régime démocratique et fondés sur la liberté. Toutefois, la disposition litigieuse constitue un décret ayant force de loi qui ne peut pas être l’objet d’un contrôle de constitutionnalité (...). Partant, il y a lieu de rejeter le recours en annulation pour incompatibilité ratione materiae (yetkisizlik) (...). »
Quant à l’article 8 du décret-loi n° 430, par deux arrêts rendus les 3 juillet 1991 et 26 mai 1992 publiés dans le journal officiel des 8 mars 1992 et 18 décembre 1993 respectivement, la Cour constitutionnelle a confirmé sa jurisprudence suscitée et a rejeté le recours en annulation pour incompatibilité ratione materiae.
GRIEFS
Les requérants se plaignent d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de leur droit de recevoir et de communiquer des informations ou des idées résultant de l’interdiction de la distribution du quotidien Ülkede Gündem dans la région soumise à l’état d’urgence. Ils invoquent à cet égard les articles 9 et 10 de la Convention.
Le requérant Sezgin Tanrıkulu se prétend victime d’une ingérence directe dans l’exercice de son droit à la libre expression. Il affirme que son discours tenu à Washington a suscité un vif débat dans la presse nationale et qu’il a reçu des critiques injustes. Dans le reportage publié dans Ülkede Gündem le 5 décembre 1997, il avait répondu à ces critiques. Il affirme que ce débat concernait directement les problèmes de la région visée à l’état d’urgence. Il dénonce également la violation de l’article 14 de la Convention combiné avec l’article 10.
Le requérant Vedat Çetin, chroniqueur de Diyarbakır’dan Notlar, et les autres requérants travaillant pour Ülkede Gündem en tant que journalistes soutiennent que l’interdiction en cause enfreint leur droit de communiquer des informations et des idées, du fait qu’ils traitent régulièrement les problèmes de la région et plus spécialement les événements qui se passent à Diyarbakır.
Les autres requérants, à savoir Abdülvahap Taş, secrétaire, Heyber Akdoğan, et les employés Faraç Sevilgen et İrfan Karaca prétendent également être affectés de l’interdiction en cause parce qu’ils participent indirectement à l’élaboration du journal.
Tous les requérants prétendent également, en tant que lecteurs d’Ülkede Gündem, que l’interdiction incriminée porte atteinte à leur droit de recevoir des informations et des idées.
Enfin, dénonçant l’absence d’un recours efficace, les requérants soutiennent qu’ils doivent être considérés comme dispensés d’épuiser les voies de recours internes.
EN DROIT
A. Sur la qualité de victime des requérants
1. Les thèses des comparants
Le Gouvernement plaide que les requérants ne peuvent pas se prétendre victimes d’une violation de droits garantis par la Convention, étant donné qu’ils n’étaient pas concernés de manière directe par l’acte ou l’omission litigieux. Il expose à cet égard que ni le propriétaire du journal ni son rédacteur en chef ne figurent parmi les requérants qui avaient déposé une plainte devant les autorités compétentes internes.
En ce qui concerne le cas de M. Tanrıkulu, le Gouvernement allègue que son grief porte pour l’essentiel sur le « droit de réponse », un droit qui n’est pas prévu par la Convention. D’ailleurs, l’intéressé aurait même dû s’adresser aux organes de presse qui l’avaient prétendument diffamé. Si ces derniers refusaient de publier ses réponses, M. Tanrıkulu aurait pu déclencher une procédure tendant à obtenir une indemnité. En outre, dans les décisions de saisie de journal, il n’existe aucune référence aux propos du requérant publiés dans le journal en question et celui-ci n’a jamais été poursuivi.
Quant aux autres requérants, le Gouvernement souligne qu’ils n’avaient subi aucune pression ou intimidation de la part des autorités judiciaires et n’avaient aucunement fait l’objet d’une procédure judiciaire. La saisie du journal les a importunés mais il n’existe aucune restriction quant à leur droit d’expression ou de communiquer des informations au sens de l’article 10 de la Convention. Les journalistes actifs peuvent parfaitement continuer à communiquer leurs idées et les employés de bureaux continuer leur travail dès lors qu’il ne s’agit que d’une interdiction de distribution limitée dans une région.
Les requérants contestent les arguments du Gouvernement. Ils soutiennent être directement victimes d’une ingérence dans l’exercice de leur doit à la liberté d’informer et de recevoir des informations au sens de l’article 10 de la Convention.
Les requérants expliquent d’abord qu’Ülkede Gündem est un journal qui traitent des problèmes de la région, qui est largement distribué dans la région en cause et dont les principaux lecteurs sont les résidents de la région.
Le requérant Sezgin Tanrıkulu prétend être la victime directe d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de son droit à la libre expression. Il affirme qu’il est un personnage connu dans la région et qu’il avait préféré répondre aux critiques injustes sur son discours de Washington par le biais d’Ülkede Gündem, un quotidien largement lu par les résidents de la région. Il soutient que le reportage effectué avec lui concernait directement les problèmes de la région visée à l’état d’urgence.
Quant aux journalistes d’Ülkede Gündem du bureau de Diyarbakır, ils prétendent que l’interdiction incriminée a de réelles répercussions sur la façon dont ils exercent leur fonction de journaliste. Ils expliquent qu’ils travaillent dans la région soumise à l’état d’urgence où la distribution de leur journal a été interdite. Ils suivent les événements de la région, les commentent ; toutefois, ils n’ont aucun moyen de les transmettre à leurs lecteurs. Ils se considèrent dès lors comme étant directement victimes d’une ingérence dans leur droit d’informer les gens de la région qui sont directement concernés par ces informations.
Enfin, tous les requérants se prétendent victimes d’une ingérence dans l’exercice de leur droit à recevoir des informations en tant que lecteurs du journal.
2. L’appréciation de la Cour
La Cour rappelle qu’une personne peut valablement se prétendre « victime » d’une ingérence dans l’exercice de ses droits garantis par la Convention si elle a été directement touchée par les faits prétendument constitutifs de l’ingérence (voir, mutatis mutandis, les arrêts Open Door et Dublin Well Woman c. Irlande du 29 octobre 1992, série A n° 246, p. 22, § 43 et Otto-Preminger-Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, série A n° 295-A, pp. 15-16, §§ 39-41).
a) La qualité de « victime » des journalistes
La Cour relève que M. Çetin, est journaliste et chroniqueur traitant notamment les informations de la région. MM. Kaya, Bakaç, Sünbül, Bağır, Dağ, Şahin et Kılıç sont des journalistes qui recueillent les informations issues de la région. Leur fonction de communication des informations est directement concernée par l’interdiction litigieuse, étant donné que leurs lecteurs principaux, à savoir les résidents de la région soumise à l’état d’urgence, ne disposent d’aucun moyen de recevoir les informations qu’ils préparent. Dès lors, la Cour estime que la mesure litigieuse a de réelles répercussions sur la façon dont les huit requérants suscités exercent leur fonction de journaliste et estime que chacun d’entre eux peut être considéré comme étant victime d’une ingérence dans l’exercice de son droit garanti par l’article 10 de la Convention (voir, mutatis mutandis, Betty Purcell et autres c. Irlande, requête n° 15404/89, décision de la Commission du 16 avril 1991, DR 70, p. 262, David Brind et autres c. Royaume-Uni, requête n° 18714/91, décision de la Commission du 9 juin 1994, DR 77, p. 42).
b) En ce qui concerne la qualité de victime de M. Tanrıkulu et des employés de bureau
La Cour relève que l’argument du M. Tanrıkulu repose pour l’essentiel sur la nécessité de répondre aux critiques formulées dans la presse nationale. A cet égard, il y a lieu de relever que la mesure incriminée n’était pas motivée par le reportage en question. L’intéressé disposait d’un choix suffisant de moyens lui permettant de répondre aux critiques : des quotidiens, les chaînes de télévisions etc. Le requérant n’était dès lors pas dans l’impossibilité d’informer le public de ses idées ou de ses réponses (voir mutatis mutandis, Özkan c. Turquie, requête n° 23886/94, décision de la Commission du 5 avril 1995, DR. 81, p. 98).
Quant à la qualité de victime des employés du bureau et de M. Tanrıkulu en tant que lecteurs du journal, la Cour rappelle que la Convention ne permet pas l’actio popularis, mais exige, pour l’exercice du droit de recours individuel, que le requérant se prétende de manière plausible lui-même victime directe ou indirecte d’une violation de la Convention résultant d’un acte ou d’une omission imputable à l’Etat contractant. Le seul fait que ces derniers en subissent des effets indirects – d’ailleurs comme tous les lecteurs du quotidien résidant dans la région – ne saurait suffire pour les qualifier de « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention. La Cour ne sous-estime pas le rôle de la presse dans une société démocratique. Le public doit avoir un large choix d’informations et des commentaires traités par une presse aussi variée que possible. Toutefois, les requérants en tant que lecteurs disposant d’un choix suffisant de moyens leur permettant de recevoir des informations variées ne démontrent pas en quoi l’interdiction incriminée les touche directement.
Partant, la Cour estime que la requête n° 40150/98 introduite par M. Tanrıkulu et la requête n° 40160/98 pour autant qu’introduite par les employés du bureau du journal (MM. Abdülvahap Taş, Heyber Akdoğan, Faraç Sevilgen et İrfan Karaca) doivent être rejetées pour défaut manifeste de fondement au sens de l’article 35 §§ 3 et 4 de la Convention.
B. Sur le respect du délai de six mois
Le Gouvernement plaide le non-respect du délai de six mois. Il explique qu’Ülkede Gündem a fait l’objet de plusieurs décisions de saisie, la dernière en date du 30 novembre 1997 rendue par la Cour de sûreté de l’Etat d’Istanbul. Les requérants MM Bakaç et Bağır ainsi que le propriétaire du journal avaient déposé une plainte devant le parquet de Diyarbakır qui s’est déclaré incompétent par une décision du 13 novembre 1997. Puis la plainte a été transmise au conseil administratif du département de Diyarbakır qui a rendu un non-lieu en date du 5 février 1998 qui a été confirmé par le Conseil d’Etat le 3 mars 2000. D’après le Gouvernement, les requêtes doivent être rejetées pour non-respect du délai de six mois, étant donné que les requérants ont introduit leurs requêtes dans les trois mois suivant la décision de saisie du journal sans attendre la décision des autorités internes compétentes.
A supposer que les voies de recours soient inefficaces, d’après le Gouvernement, le délai de six mois commence à courir à partir de la date de l’acte incriminé, à savoir le 1er décembre 1997.
Les requérants s’opposent à la thèse du Gouvernement faisant valoir que d’après l’article 7 du décret-loi n° 285 portant sur la préfecture de la région visée par l’état d’urgence et l’article 8 du décret-loi n° 430 ainsi que l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 26 mai 1992, les actes du préfet de la région soumise à l’état d’urgence dont émane la décision d’interdiction ne peuvent pas être l’objet d’un recours en annulation. En cas d’absence d’une voie de recours adéquate, le délai de six mois commence à courir à partir de l’acte incriminé. Ils soutiennent avoir introduit leurs requêtes dans un délai de six mois suivant l’acte incriminé.
La Cour relève que dans leurs observations écrites les requérants se limitent à dénoncer l’interdiction de la distribution du journal ordonnée par le préfet de la région. A cet égard, elle rappelle la jurisprudence constante en la matière : lorsqu’il n’existe aucun recours interne, le délai de six mois commence à courir à compter de la date de l’acte dont il est allégué qu’il est contraire à la Convention (Laçin c. Turquie, requête n° 23654/94, décision de la Commission du 15 mai 1995, DR 81, p. 76).
En l’espèce, la Cour relève que les articles 7 du décret-loi n° 285 portant sur la préfecture de la région visée par l’état d’urgence et 8 du décret-loi n° 430 prévoient l’absence d’un recours en annulation contre les actes du préfet de la région soumise à l’état d’urgence. Dès lors que les requérants ne disposent d’aucune voie de recours pouvant porter remède à la situation incriminée, les requêtes – pour autant qu’elles concernent l’interdiction litigieuse – ont bien été introduites dans un délai de six mois suivant la décision d’interdiction.
Partant, la Cour estime qu’il y a lieu de rejeter l’objection du Gouvernement tiré du non-respect du délai de six mois.
C. Sur la violation alléguée des articles 9 et 10 de la Convention
Les requérants se plaignent d’une ingérence injustifiée dans l’exercice de leur droit de recevoir et de communiquer des informations ou des idées résultant de l’interdiction de la distribution du quotidien Ülkede Gündem dans la région soumise à l’état d’urgence. Ils invoquent à cet égard les articles 9 et 10 de la Convention.
La Cour relève que dans leurs mémoires, se contentant d’une simple référence à l’article 9 de la Convention, les requérants se sont bornés à dénoncer l’interdiction incriminée. L’examen de la Cour se limitera donc aux doléances relatives à l’article 10 de la Convention.
L’article 10 de la Convention est ainsi libellé :
« 1. Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorités publiques et sans considération de frontière (...).
2. L’exercice de ces libertés comportant des devoirs et des responsabilités peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire. »
D’après le Gouvernement, la liberté d’expression telle qu’elle est garantie par l’article 10 de la Convention n’a pas un caractère absolu. Il peut y avoir des restrictions légales prévues par le deuxième paragraphe de cet article. Il fait valoir que l’ingérence est prévue par la loi, à savoir par l’article 11 e) de la loi n° 2935 relatif à l’état d’urgence. Eu égard au caractère sensible de la situation régnant dans la région en cause en matière de sécurité et aux actes de terrorisme perpétrés dans cette région, il y a lieu de conclure que l’ingérence poursuivait un but légitime, à savoir la « défense de l’ordre ».
Quant à la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique, le Gouvernement fait d’abord remarquer que la distribution du journal a été interdite uniquement dans une région déterminée où un climat particulièrement sensible règne en raison des activités terroristes. Les articles publiés dans le quotidien ayant donné lieu à plusieurs saisies en raison de leur caractère tendant à inciter la population à l’émeute ou à justifier les actes criminels terroristes pouvaient avoir un impact important sur l’ordre public de la région.
Citant la jurisprudence des organes de la Convention, le Gouvernement explique que l’article 17 de la Convention refuse aux individus le droit de se prévaloir d’une liberté énoncée dans la Convention, alors qu’ils se livrent eux-mêmes à une activité visant la destruction des droits de l’homme qu’elle garantit. En outre, la Cour doit également prendre en considération le contexte de l’affaire lorsqu’il s’agit de propos risquant de déclencher des réactions incontrôlables dans les moments délicats que traverse la Turquie.
D’après le Gouvernement, l’ingérence litigieuse était proportionnée au but suivi étant donné qu’elle n’a été décrétée que dans une région déterminée. Enfin, faisant valoir qu’Ülkede Gündem a cessé ses activités le 24 octobre 1998, les requêtes ont perdu leur objet.
Les requérants combattent les arguments du Gouvernement et prétendent que l’ingérence litigieuse constitue une violation de leur droit de communiquer des informations et des idées et de les recevoir.
Pour les requérants, l’interdiction n’était nullement motivée par des raisons d’ordre public mais, en publiant des critiques à l’égard du Gouvernement, le journal gênait les forces de sécurité dans l’accomplissement de leur mission dans la région. Ils expliquent qu’en tant que journalistes, ils ont pour but de communiquer largement au public les informations concernant les événement qui se déroulent dans la région ainsi que leurs propres commentaires à ce sujet. Toutefois, les résidents de la région ne disposent d’aucun moyen pour pouvoir recevoir ces informations.
Les requérants prétendent que le pouvoir draconien accordé au préfet de la région soumise à l’état d’urgence constitue une menace très dangereuse pour la liberté d’expression, étant donné que ce pouvoir échappe à tout contrôle judiciaire.
Quant à la cessation d’activité du journal, les requérants expliquent qu’en fait cette décision a été prise en raison des pressions que le journal a subies. Or, le journal continue d’être diffusé sous un autre nom, à savoir Özgür Bakış. Toutefois, la distribution de ce journal a également été interdite dans la région en question par une décision préfectorale une semaine après sa parution.
A la lumière de l’ensemble des arguments des parties, la Cour estime que les griefs posent de sérieuses questions de fait et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l’examen des requêtes, mais nécessitent un examen au fond. Il s’ensuit que les requêtes nos 40153/98 et 40160/98 pour autant qu’introduite par les journalistes travaillant pour Ülkede Gündem, à savoir MM. Kaya, Bakaç, Sünbül, Bağır, Dağ, Şahin et Kılıç, ne sauraient être déclarées manifestement mal fondées, au sens de l’article 35 § 3 de la Convention. Aucun autre motif d’irrecevabilité n’a été relevé.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Décide de disjoindre la requête n° 40150/98 des requêtes nos 40153/98 et 40160/98 et la déclare irrecevable ;
Déclare la requête n° 40160/98 pour autant qu’introduite par Abdülvahap Taş, Heyber Akdoğan, Faraç Sevilgen et İrfan Karaca irrecevable ;
Déclare recevables, tous moyens de fond réservés, les griefs des requérants, à savoir Vedat Çetin, Mehmet Kaya, Ismet Bakaç, Ahmet Sünbül, Zeynel Bağır, Metin Dağ, Kemal Şahin et Naif Kılıç, concernant une prétendue atteinte à leur liberté d’expression du fait de l’interdiction de la distribution du journal Ülkede Gündem dans la région soumise à l’état d’urgence.
T.L. Early J.-P. Costa
Greffier adjoint Président
ANNEXE
Liste des requérants
Requête n° 40150/98
Sezgin TANRIKULU, né en 1963, est avocat.
Requête n° 40153/98
Vedat ÇETİN, né en 1961, est journaliste - chroniqueur.
Requête n° 40160/98
1. Mehmet KAYA, né en 1974, est journaliste.
2. İsmet BAKAÇ, né en 1970, est journaliste.
3. Ahmet SÜNBÜL, né en 1970, est journaliste.
4. Zeynel BAĞIR, né en 1970, est journaliste.
5. Metin DAĞ, né en 1977, est journaliste.
6. Kemal ŞAHİN, né en 1976, est journaliste.
7. Naif KILIÇ, né en 1976, est journaliste.
8. Abdülvahap TAŞ, né en 1976, est employé.
9. Heyber AKDOĞAN, née en 1972, est secrétaire.
10. Faraç SEVİLGEN, né en 1972, est employé.
12. İrfan KARACA, né en 1979, est employé.