Přehled
Rozhodnutí
PREMIÈRE SECTION
DÉCISION PARTIELLE
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête n° 40073/98
présentée par İhsan BİLGİN
contre Turquie
La Cour européenne des Droits de l’Homme (première section), siégeant le 29 août 2000 en une chambre composée de
Mme W. Thomassen, présidente,
M. L. Ferrari Bravo,
M. C. Bîrsan,
M. J. Casadevall,
M. B. Zupančič,
M. T. Panţîru,
M. Gaukur Jörundsson, juges,
et de M. M. O’Boyle, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite devant la Commission européenne des Droits de l’Homme le 29 décembre 1997 et enregistrée le 3 mars 1998,
Vu l’article 5 § 2 du Protocole n° 11 à la Convention, qui a transféré à la Cour la compétence pour examiner la requête,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant est un ressortissant turc, né en 1965 et résidant à Batman. Il est le fils de Mehmet Mehdi Bilgin, tué le 27 août 1994 par des gardes de village. Le requérant est représenté devant la Cour par Me Sedat Özevin, avocat au barreau de Diyarbakır (Turquie).
Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par le requérant, peuvent se résumer comme suit.
Suite à la destruction de leur hameau Görülentepe (village de Dutveren, à Batman) et de leur maison par les forces de l’ordre en 1992, le requérant et sa famille partirent vivre dans le centre de Batman.
Selon le requérant, le 27 août 1994, son père fut tué par des gardes de village, alors qu’il marchait aux abords du village de Beşpınar.
D’après le procès-verbal d’état des lieux dressé le 27 août 1994, le même jour, vers 23 heures, on entendit quelques coups de feu en provenance du poste des gardes du village de Beşpınar. Suite à la demande de renseignement de la gendarmerie par talkie-walkie, le chef des gardes de village répondit qu’ils avaient tiré sur un individu et que ce dernier était blessé. Les gendarmes arrivèrent sur les lieux. Ils constatèrent que le blessé avait été touché par balle sur la côte droite, sur le coude gauche ainsi que sur les deux chevilles. Le blessé fut transféré à l’hôpital de Batman.
Le lendemain matin, les gendarmes trouvèrent sur les lieux de l’incident dix-sept douilles vides appartenant à l’arme de type « kalachnikov ».
Conformément au rapport de l’examen du corps établi le 28 août 1994 par le procureur de la République de Beşiri, les gendarmes l’appelèrent vers 1 heure du matin pour l’informer du meurtre d’un individu par les gardes de village. A 10 heures du matin, on pratiqua un examen du corps au dispensaire de Beşiri. Le rapport fit état d’une entrée de balle sur le foie et d’une sortie du côté gauche. Il fut constaté que les intestins et la rate étaient éclatés par l’impact d’une balle. C’était probablement la même balle qui avait également détruit la partie intérieure du bras gauche. Des trous d’entrée et de sortie d’une deuxième balle furent constatés sur les deux chevilles. Le médecin établit que la cause certaine de la mort étant l’hémorragie provoquée par la destruction du foie, de la rate et des intestins par arme à feu, il n’était pas nécessaire de procéder à une « autopsie classique ».
Le 1er septembre 1994, le procureur de la République de Beşiri adressa une lettre à la gendarmerie de la même sous-préfecture en demandant l’identification des gardes de village ayant participé à l’incident du 27 août 1994 et en ordonnant leur comparution devant lui.
N’ayant pas eu de suite à sa demande, le procureur la réitéra les 26 octobre 1994, 14 janvier 1995 et 14 mars 1995.
Le 18 avril 1995, la gendarmerie de Beşiri fit traduire devant le procureur de la République F.Y. en tant qu’accusé, B.G. et H.G. en tant que témoins. Elle expédia également les dépositions des trois hommes, portant la date du 28 août 1994.
Dans sa déposition à la gendarmerie, F.Y. affirmait que la nuit de l’incident, les gardes de village, dont lui-même, virent un individu s’approcher d’eux en courant en zigzag et en s’accroupissant de temps en temps. L’homme portait un objet long qui semblait être un fusil. Ils lui enjoignirent de s’arrêter, en turc et en kurde. L’homme continua d’avancer. A cent mètres de leur poste, F.Y. tira d’abord en l’air. Comme l’homme ne s’arrêtait pas, il tira sur ses pieds. L’homme continua à courir ; F.Y. tira de nouveau et l’homme finit par s’écrouler. A l’aide de leurs lampes de poche, F.Y. et les autres gardes de village constatèrent que l’homme portait non pas un fusil mais un bâton. Ils le questionnèrent sur son identité, mais l’homme tenait des propos incohérents. Ils le transférèrent à l’hôpital de Batman après avoir observé qu’il était blessé à l’abdomen, aux pieds et au bras. Dans sa déclaration, F.Y. précisa que le PKK employait parfois des personnes en leur administrant des stupéfiants afin de découvrir les postes des forces de l’ordre et la place de leur artillerie lourde.
Les dépositions de H.G. et de B.G. exposaient la même version des faits.
Le 20 avril 1995, F.Y. fut auditionné par le procureur de la République de Beşiri. Il retira ses déclarations faites à la gendarmerie, selon lesquelles il serait le seul à avoir tiré sur Mehmet Mehdi Bilgin. Il précisa qu’ils furent trois, avec B.G. et H.G., à tirer de leur position, la plus proche de l’homme en question. Il ajouta qu’on avait également tiré des deux autres positions se trouvant à 150 à 200 mètres à droite et à gauche de la leur.
Le procureur auditionna B.G. et H.G. le même jour. Les deux gardes de village déclarèrent avoir tiré en même temps et de la même position que F.Y., avec l’intention de tuer l’individu au bâton, qu’ils prirent pour un terroriste avec un fusil, en voyant qu’il n’obéissait pas à leur sommation de s’arrêter et qu’il était dangereusement proche d’eux.
Toujours le 20 avril 1995, H.Y. fut auditionné par le procureur de la République. Il affirma qu’il se trouvait dans la position la plus lointaine de l’individu et qu’il avait lui-même tiré une seule balle. Il précisa que tous les gardes de village avaient tiré, mais que c’était de la position la plus proche, où se trouvaient F.Y., B.G. et H.G., qu’on avait tiré le plus intensément. Il ajouta qu’ils avaient pris l’individu pour un terroriste qu’ils avaient d’abord sommé de s’arrêter, qu’ils avaient ensuite tiré sur ses pieds et enfin, le voyant s’approcher en zigzag et à une distance d’où il aurait pu lancer une grenade, ils avaient tiré pour le tuer.
Le 21 avril 1995, İ.E. et B.E. furent auditionnés par le procureur. Le premier déclara s’être trouvé à 150 mètres de l’individu et avoir tiré cinq à six coups de feu. Le second déclara s’être trouvé à 250 mètres et avoir tiré sans voir l’individu, après avoir entendu que les autres gardes de village tiraient et ce dans la même direction qu’eux, croyant à un assaut de terroristes dans le village.
Le procureur auditionna le même jour A.G., B.K., A.B. et M.C.E., qui déclarèrent tous avoir tiré, la nuit de l’incident, avec des fusils « kalachnikov » mis à leur disposition par la gendarmerie.
Toujours le 21 avril 1995, le procureur demanda à la gendarmerie d’établir un croquis détaillé exposant les postes d’où les gardes de village avaient tiré sur Mehmet Mehdi Bilgin.
Le 8 mai 1995, le commandant de la gendarmerie informa le parquet de ce que les gardes de village F.Y., A.T., H.G., B.G., B.K., A.K., B.E., M.C.E., İ.E. et A.B. étaient en fonction le jour de l’incident.
Le 9 juin 1995, le procureur de la République de Beşiri envoya le résumé de l’interrogatoire au procureur de la République de Batman qui intenta, par acte d’accusation du 24 janvier 1996, une action publique devant la cour d’assises de Batman contre les dix gardes de village, accusés d’homicide commis par un auteur non identifié sur la personne de Mehmet Mehdi Bilgin.
Ladite cour demanda à la gendarmerie de Beşpınar de restituer au parquet de Batman les dix-sept douilles vides mentionnées dans le procès-verbal d’état des lieux du 27 août 1994.
Par lettre du 27 février 1996, la gendarmerie rétorqua que lesdites douilles n’avaient pas été recueillies par la gendarmerie, du fait qu’il s’agissait de balles tirées par des gardes de village.
Lors de l’audience du 29 février 1996 devant la cour d’assises, l’accusé F.Y. affirma que H.E., le commandant de la gendarmerie, arrivé sur les lieux après l’incident, avait conseillé d’imputer le crime à un seul d’entre eux. Le commandant aurait procédé à un tirage au sort entre trois gardes, F.Y., H.G. et B.G, qui occupaient la position la plus proche de la victime. C’est ainsi que F.Y. aurait été désigné en tant que responsable du tir mortel, et de fausses déclarations auraient été signées dans ce sens. A l’audience, H.G. et B.G. confirmèrent cette version des faits. Les trois hommes précisèrent que les gendarmes n’avaient pas ramassé les douilles vides sur les lieux de l’incident. C’étaient les gardes eux-mêmes qui auraient ramassé ces douilles, les auraient mélangé avec d’autres douilles vides avant d’amener le tout à la Gendarmerie afin de se procurer de nouvelles cartouches.
Par acte d’accusation du 30 juin 1997, le commandant de la gendarmerie H.E. ainsi que six autres personnes furent accusés d’avoir dressé, ou attesté comme vrai, un acte dans l’exercice de leurs fonctions. Les accusés furent acquittés, le 8 octobre 1998, au motif d’absence de preuve à leur charge.
Par ordonnance du 11 septembre 1997, la cour d’assises de Batman décida de suspendre le jugement. Observant que selon l’article 74 de la loi n° 442 sur l’administration des villages, les gardes de village ayant commis un délit lors de leurs fonctions devaient être jugés selon la loi régissant les poursuites contre les fonctionnaires, elle établit que la condition de poursuite judiciaire devait être soumise au contrôle du conseil administratif de Beşiri.
Le 24 octobre 1997, le requérant forma opposition à ladite ordonnance devant la cour d’assises de Midyat. En invoquant notamment les articles 2 et 13 de la Convention, le requérant fit remarquer que les gardes de village avaient procédé à un recours à la force non nécessaire. Il ajouta que la disposition mentionnée de la loi n° 442 ne prévoyait pas que les gardes de village soient soumis à la loi sur la poursuite des fonctionnaires. Il fit constater par ailleurs qu’il fallait apprécier l’acte criminel des gardes de village dans le cadre d’une « fonction judiciaire », étant donné que ledit acte consistait à arrêter un suspect afin de le traduire devant une autorité judiciaire. Il en déduisit que les gardes de village devaient être poursuivis et jugés selon les dispositions générales. Le requérant fit en outre valoir que l’action publique n’avait été ouverte que seize mois après le meurtre et que ce retard était dû à la volonté des forces de l’ordre de dissimuler et de falsifier les preuves.
Le 4 novembre 1997, la cour d’assises de Midyat rejeta l’opposition du requérant en soulignant que la qualification de « fonctionnaire » donnée aux gardes de village était fondée sur le fait que leurs salaires étaient inclus dans le budget du ministère de l’Intérieur.
Par ordonnance du 27 août 1998, le conseil administratif de Beşiri décida d’un non lieu d’engager une poursuite pénale contre les gardes de village, au motif d’absence de preuves.
Saisi d’office en vertu de la loi, le tribunal administratif régional de Diyarbakır confirma ladite ordonnance le 14 septembre 1998.
Le droit et la pratique internes pertinents
Si l’auteur présumé d’une infraction est un agent de la fonction publique et si l’acte a été commis pendant l’exercice de ses fonctions, l’instruction préliminaire de l’affaire est régie par la loi de 1914 sur les poursuites contre les fonctionnaires, laquelle limite la compétence ratione personae du ministère public dans cette phase de la procédure. En pareil cas, l’enquête préliminaire et, par conséquent, l’autorisation d’ouvrir des poursuites pénales, sont du ressort exclusif du comité administratif local concerné (celui du district ou du département, selon le statut de l’intéressé), lequel est présidé par le préfet. En l’espèce, celui-ci avait sous ses ordres les forces de sécurité ayant mené l’opération litigieuse. Une fois délivrée l’autorisation de poursuivre, il incombe au procureur de la République d’instruire l’affaire.
Les décisions desdits comités sont susceptibles de recours devant le Tribunal administratif régional ou le Conseil d’Etat ; la saisine est d’office si l’affaire est classée sans suite.
En vertu de l’article 4, alinéa i) du décret n° 285 du 10 juillet 1987 relatif à l’autorité du gouverneur de la région soumise à l’état d’urgence, la loi de 1914 s’applique également aux membres des forces de l’ordre dépendant dudit gouverneur.
GRIEFS
Invoquant l’article 2 de la Convention, le requérant allègue que son père a été intentionnellement tué par les gardes de village et que ce meurtre constitue un recours à la force non nécessaire. Le requérant prétend que l’enquête menée suite audit incident était insuffisante et que les forces de l’ordre avaient dissimulé des preuves.
Le requérant allègue, par ailleurs, que dans l’ensemble de la procédure engagée contre les gardes de village, son droit à un procès équitable a été méconnu, en particulier à cause de l’insuffisance de l’enquête et de la dissimulation de preuves. Le requérant soutient également que le conseil administratif ne constituait pas un tribunal indépendant et impartial au sens de l’article 6 de la Convention.
Le requérant invoque, en dernier lieu, l’article 13 de la Convention en ce qu’il aurait été privé de recours effectif pour faire valoir ses griefs devant les instances nationales.
EN DROIT
1. Le requérant allègue que son père a été intentionnellement tué par des gardes de village qui auraient fait recours à la force en l’absence d’une nécessité absolue. Il prétend également que l’enquête menée suite audit meurtre présentait des lacunes et que les forces de l’ordre avaient dissimulé des preuves afin de protéger les gardes de village (article 2 de la Convention).
Le requérant prétend, par ailleurs, que la décision de ne pas engager de poursuites contre les gardes de village, rendue par le conseil administratif de Beşiri méconnaîtrait son droit à un recours effectif (article 13 de la Convention).
En l’état actuel du dossier, la Cour n’est pas en mesure de se prononcer sur la recevabilité de ces griefs et estime nécessaire de porter cette partie de la requête à la connaissance du gouvernement défendeur, en application de l’article 54 § 3 b) de son Règlement intérieur.
2. La Cour a examiné les autres griefs du requérant, tels qu’ils ont été présentés dans leur requête et a constaté que le requérant a été informé des obstacles éventuels à la recevabilité de ces griefs. Compte tenu de l’ensemble des éléments en sa possession, et dans la mesure où elle est compétente pour connaître des allégations formulées, elle n’a relevé aucune apparence de violation des droits et libertés garantis par la Convention. Il s’ensuit que cette partie de la requête doit être rejetée en application de l’article 35 § 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
AJOURNE l’examen des griefs du requérant concernant l’allégation du meurtre de Mehmet Mehdi Bilgin par un recours à la force non nécessaire des gardes de village, l’allégation d’insuffisance de l’enquête menée suite audit meurtre (article 2 de la Convention) ainsi que celle de l’absence de recours effectif pour faire valoir ces griefs devant les instances nationales (article 13 de la Convention).
DÉCLARE LA REQUÊTE IRRECEVABLE pour le surplus.
Michael O’Boyle Wilhelmina Thomassen
Greffier Présidente