Přehled
Rozhodnutí
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête N° 27659/95
présentée par Christian et Patricia FERVILLE,
alias KERVILLE
contre la France
__________
La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en
chambre du conseil le 1er décembre 1997 en présence de
M. S. TRECHSEL, Président
Mme G.H. THUNE
MM. E. BUSUTTIL
G. JÖRUNDSSON
A.S. GÖZÜBÜYÜK
A. WEITZEL
J.-C. SOYER
H. DANELIUS
F. MARTINEZ
C.L. ROZAKIS
L. LOUCAIDES
M.P. PELLONPÄÄ
M.A. NOWICKI
I. CABRAL BARRETO
B. CONFORTI
N. BRATZA
I. BÉKÉS
J. MUCHA
D. SVÁBY
G. RESS
A. PERENIC
C. BÎRSAN
P. LORENZEN
K. HERNDL
E. BIELIUNAS
E.A. ALKEMA
M. VILA AMIGÓ
Mme M. HION
MM. R. NICOLINI
A. ARABADJIEV
M. M. de SALVIA, Secrétaire de la Commission ;
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 27 février 1995 par Christian et
Patricia FERVILLE, alias KERVILLE contre la France et enregistrée le
20 juin 1995 sous le N° de dossier 27659/95 ;
Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur de
la Commission ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur les
6 septembre 1996 et 16 janvier 1997 et les observations en réponse
présentées par les requérants les 28 novembre 1996, 18 mars et
22 septembre 1997 ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le premier requérant, de nationalité française, né en 1939, est
directeur commercial et réside à La Celle-Saint-Cloud. Son épouse, la
seconde requérante, est infirmière. Devant la Commission, ils sont
représentés par Maître Pascal Rigault, avocat au barreau de Paris.
1. Circonstances particulières de l'espèce
Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent
se résumer comme suit.
En 1981, le premier requérant ouvrit un compte de titre auprès
de la banque B.F.P., sur lequel il fit un apport de 3.650.000 francs,
à charge pour la banque de les gérer par des investissements sur les
marchés boursiers.
Les opérations spéculatives réalisées par la banque entraînèrent
la disparition de la somme apportée ainsi que l'apparition d'un solde
débiteur de 5.403.339,18 francs. Le paiement de ce solde fut réclamé
par la banque aux requérants.
Les requérants saisirent le tribunal de commerce de Paris afin
d'obtenir le paiement d'une somme de huit millions de francs à titre
de dommages et intérêts. La banque conclut, quant à elle, au rejet de
cette demande, expliquant le rôle actif et déterminant joué par le
premier requérant dans la gestion des sommes en cause.
Par jugement du 20 juin 1991, le tribunal de commerce de Paris
condamna la banque à verser la somme de deux millions de francs aux
requérants à titre de dommages et intérêts.
Par arrêt du 25 juin 1993, la cour d'appel de Paris, sur appel
interjeté par la banque, réforma le jugement et, d'une part, condamna
la banque à verser la somme d'un million de francs aux requérants et,
d'autre part, condamna solidairement les requérants à payer la somme
de 5.403.339 francs ainsi qu'une somme de 262.694 francs à la banque.
Les requérants, convaincus de ce que la jurisprudence de la
chambre commerciale de la Cour de cassation sur la responsabilité des
gestionnaires de compte de titres leur était favorable, formèrent un
pourvoi en cassation le 3 novembre 1993.
Le 17 août 1994, la banque adressa aux requérants un commandement
à fin de saisie immobilière des biens immobiliers situés à la Celle-
Saint-Cloud, défaut de paiement de la somme de 4.859.376,11 francs au
principal et avec intérêts.
Le 16 septembre 1994, les requérants n'ayant pas payé les sommes
dues à la banque, celle-ci présenta au premier président de la Cour de
cassation une requête aux fins de retrait du rôle sur le fondement de
l'article 1009-1 du nouveau Code de procédure civile.
Par ordonnance du 14 décembre 1994, le premier président de la
Cour de cassation décida du retrait du rôle du pourvoi des requérants.
Le 29 mars 1995, la chambre des saisies immobilières du tribunal
de grande instance de Versailles, examinant la demande de la banque,
constata que la conversion des poursuites en vente volontaire des biens
immobiliers des requérants était régulière et renvoya au 10 mai 1995
pour la vente des immeubles saisis, fixant le montant de la mise à prix
à 1.500.000 francs. Le tribunal releva notamment que l'argumentation
des requérants, «bien que présentant un intérêt certain au plan de
l'équité», étaient inopérante en droit pour empêcher la vente des
immeubles au profit de la banque.
La banque fit procéder à la saisie puis à la vente de leur
maison, courant 1995, pour une somme de 1.651.100 francs. A la suite
d'une surenchère, une seconde adjudication permit d'obtenir la vente,
le 29 novembre 1995, des mêmes biens pour un prix de 2.070.000 francs.
Le 2 juillet 1997, les meubles des requérants furent vendus aux
enchères.
Le 15 mai 1997, le tribunal de grande instance de Nancy prononça
l'adjudication d'une ferme appartenant au requérant, au profit du
Trésor public, pour une valeur de trois cent dix mille francs.
2. Droit interne pertinent
Nouveau Code de procédure civile
article 386 :
"L'instance est périmée lorsque aucune des parties
n'accomplit de diligences pendant deux ans."
article 1009-1 :
"Hors les matières où le pourvoi empêche l'exécution de la
décision attaquée, le premier président peut, à la demande
du défendeur, et après avoir recueilli l'avis du procureur
général et des parties, décider le retrait du rôle d'une
affaire lorsque le demandeur ne justifie pas avoir exécuté
la décision frappée de pourvoi, à moins qu'il ne lui
apparaisse que l'exécution serait de nature à entraîner des
conséquences manifestement excessives.
Il autorise la réinscription de l'affaire au rôle de la
cour sur justification de l'exécution de la décision
attaquée."
GRIEFS
1. Les requérants se plaignent de n'avoir pas eu d'accès effectif
à la Cour de cassation, pour obtenir un contrôle en droit de la
décision rendue par la cour d'appel de Paris et ce, en raison d'un
obstacle totalement insurmontable compte tenu des sommes en jeu. Ils
invoquent l'article 6 par. 1 de la Convention.
2. Les requérants estiment en outre que la situation leur cause une
atteinte irréparable à leurs biens, puisqu'ils perdent toute chance de
voir constater le bien-fondé de leur demande "en droit" et que leur
seul bien immobilier a été vendu, qui plus est à un prix dérisoire. Ils
invoquent l'article 1 du Protocole N° 1.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La requête a été introduite le 27 février 1995 et enregistrée le
20 juin 1995.
Le 15 avril 1996, la Commission a décidé de porter la requête à
la connaissance du gouvernement mis en cause, en l'invitant à présenter
par écrit ses observations sur sa recevabilité et son bien-fondé.
Le Gouvernement a présenté ses observations les 6 septembre 1996
et 16 janvier 1997, après prorogation du délai imparti, et les
requérants y ont répondu les 28 novembre 1996, 18 mars et 22 septembre
1997.
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent de n'avoir pas eu d'accès effectif
à la Cour de cassation, pour obtenir un contrôle en droit de la
décision rendue par la cour d'appel de Paris et ce, en raison d'un
obstacle totalement insurmontable compte tenu des sommes en jeu. Ils
invoquent l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, qui dispose
notamment:
«Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
équitablement (...) par un tribunal (...) qui décidera
(...) des contestations sur ses droits et obligations de
caractère civile. (...).»
Le gouvernement défendeur rappelle notamment, à titre
préliminaire, que l'application jurisprudentielle de l'article 1009-1
du nouveau Code de procédure civile bénéficie d'une grande souplesse,
ce qui a conduit à un nombre croissant de refus de retrait du rôle.
Le Gouvernement estime devoir distinguer selon deux hypothèses.
Dans la première hypothèse, que le Gouvernement estime la plus
plausible, les requérants auraient été en mesure d'exécuter au moins
partiellement l'arrêt d'appel. Le Gouvernement estime en effet «qu'il
est permis de se demander comment (les requérants) ont pu laisser leur
compte devenir débiteur à hauteur de plus de cinq millions de francs
après avoir apporté sur ce compte, et perdu dans des opérations
boursières infructueuses, plus de trois millions cinq cents mille
francs, si leur seul actif consiste, comme ils le prétendent, en un
pavillon grevé d'hypothèque». Les requérants n'auraient jamais établi
que l'exécution de la décision de la cour d'appel était de nature à
entraîner pour eux des conséquences manifestement excessives, ni même
qu'ils auraient eu l'intention de l'exécuter spontanément. Le
Gouvernement en conclut que les requérants ne peuvent prétendre avoir
la qualité de victime au sens de l'article 25 (art. 25) de la
Convention, ayant eux-mêmes contribué à créer la situation dont ils
font grief à l'Etat français.
En tout état de cause, subsidiairement, dans l'hypothèse où les
requérants avaient les moyens de s'acquitter au moins partiellement de
leur dette par des versements substantiels, ils n'auraient pas épuisé
les voies de recours internes.
Selon la seconde hypothèse, dans le cadre de laquelle il est
considéré cette fois que les requérants n'étaient pas en mesure
d'exécuter l'arrêt de la cour d'appel, le Gouvernement considère qu'ils
n'ont pas épuisé les voies de recours internes. Selon lui, il leur
incombait d'invoquer les conséquences manifestement excessives et de
démontrer au premier président de la Cour de cassation la réalité de
leur situation au moment de l'examen de la demande de retrait du rôle.
A titre subsidiaire, le Gouvernement estime la requête dépourvue
de fondement, rappelant que la Cour européenne a jugé que le droit
d'accès à un tribunal n'était pas absolu et pouvait donner lieu à des
limitations, ces dernières devant poursuivre un but légitime et
respecter un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens
employés et le but visé (Cour eur. D.H., arrêts Golder c. R-U du 21
février 1975, série A n° 18 ; Ashingdane c. R-U du 28 mai 1985, série
A n° 93 ; Lithgow et autres c. R-U du 8 juillet 1986, série A n° 102).
En outre, les conditions de recevabilité d'un pourvoi peuvent être plus
rigoureuses que pour un appel (Cour eur. D.H., arrêt Levages
Prestations Services c. France, du 23 octobre 1996, rec. 1996-V, fasc.
19) et les Etats contractants jouissent d'une grande latitude dans le
domaine du contentieux civil.
Le Gouvernement rappelle notamment que la Commission a déjà
considéré que le système institué par l'article 1009-1 du nouveau Code
de procédure civile visait une bonne administration de la justice (N°
20373/92, M. c. France, 9.1.95, D.R. 80-A/56 ; N° 26386/95, BO c.
France, déc. 29.11.95). Le Gouvernement estime que le droit pour les
requérants de former un pourvoi et de voir statuer sur ce recours n'est
pas atteint dans sa substance, que la mesure de retrait poursuit,
contre les recours dilatoires, un but légitime de moralisation du débat
judiciaire et que les requérants ne démontrent aucunement le caractère
disproportionné de la mesure avec le but poursuivi.
Les requérants estiment, contrairement à ce que soutient le
Gouvernement, qu'ils ont répété durant toute la procédure devant la
Cour de cassation qu'ils se trouvaient dans l'impossibilité absolue
d'exécuter même partiellement la décision attaquée, compte tenu de
leurs revenus et de l'absence de capital disponible. En outre, les
requérants relèvent que la banque créancière a déjà récupéré deux
millions de francs figurant sur le compte bloqué du requérant, un
million huit cent cinquante mille francs versés par le requérant en
1988 et deux millions soixante dix mille francs provenant de la vente
de la maison des requérants à la Celle-Saint-Cloud, soit un total de
près de six millions de francs. Le seul bien restant était constitué
d'une ferme située en Lorraine, hypothéquée par l'administration
fiscale et finalement vendue par adjudication le 15 mai 1997, pour une
somme de trois cent dix mille francs. Les derniers meubles des
requérants furent vendus aux enchères le 2 juillet 1997.
Les requérants relèvent que l'importance des sommes ainsi
récupérées par la banque ne leur a pas permis pour autant d'avoir droit
au contrôle de la procédure devant la Cour de cassation. Ils estiment
que la simple comparaison entre les sommes en jeu et le patrimoine dont
ils disposaient alors suffisait à démontrer au premier président de la
Cour de cassation que cette situation aurait des «conséquences
manifestement excessives».
Quant à l'examen de la demande de radiation par le premier
président de la Cour de cassation, les requérants estiment que la
motivation de sa décision atteste, par son insuffisance et ses
imprécisions, de ce qu'ils ont fait l'objet d'une ordonnance
standardisée, stéréotypée, étant ainsi privés du droit à un examen de
leur situation réelle. Ils relèvent que toutes les ordonnances de
retrait du rôle rendues le même jour furent rédigées en termes
identiques.
Par ailleurs, les requérants rappellent que la banque créancière
n'a jamais contesté leur impécuniosité, y compris devant le premier
président de la Cour de cassation. Ils n'avaient donc aucune raison
d'apporter des preuves supplémentaires concernant une situation de fait
reconnue par la partie adverse. Les requérants précisent avoir justifié
de la saisie-immobilière pratiquée par la banque sur leur immeuble, ce
qui attestait aussi de ce qu'ils ne pouvaient le vendre eux-mêmes. En
tout état de cause, ils relèvent que, concrètement, ils ne pouvaient
pas fournir plus d'éléments attestant de la réalité de leur situation.
Quant aux versements partiels, les requérants se contentent de
relever que les seuls intérêts à payer, calculés sur la condamnation
d'un montant de 5.403.339 francs, s'élèvent à 648.400 francs par an,
ce qui est sans commune mesure avec leurs revenus et sans rapport avec
leur bonne volonté.
Partant, les requérants estiment que la jurisprudence de la
Commission vient au soutien de leur requête, celle-ci examinant s'il
existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens
employés et le but visé : ils précisent n'avoir jamais invoqué une
incompatibilité entre l'article 1009-1 du nouveau Code de procédure
civile et les exigences du procès équitable, mais s'être fondés sur
leur situation concrète au regard de l'impossibilité d'exécuter l'arrêt
d'appel (N° 20373/92, M. c. France, 9.1.95, D.R. 80-A/56).
La Commission estime que les exceptions soulevées par le
Gouvernement défendeur se confondent avec l'examen au fond de la
requête.
Après avoir examiné l'argumentation des parties, la Commission
estime que cette question soulève des problèmes de droit et de fait qui
nécessitent un examen au fond de l'affaire. Dès lors, ce grief ne
saurait être déclaré manifestement mal fondé, au sens de l'article 27
par. 2 (art. 27-2) de la Convention, aucun autre motif d'irrecevabilité
n'ayant été relevé à ce égard.
2. Les requérants estiment en outre que la situation leur cause une
atteinte irréparable à leurs biens, puisqu'ils perdent toute chance de
voir constater le bien-fondé de leur demande "en droit" et que leur
seul bien immobilier a été vendu, qui plus est à un prix dérisoire. Ils
invoquent l'article 1 du Protocole N° 1 (P1-1), aux termes duquel :
«Toute personne physique ou morale a droit au respect de
ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour
cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par
la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au
droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois
qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des
biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le
paiement des impôts ou d'autres contributions ou des
amendes.»
Le gouvernement défendeur rappelle que la vente de l'immeuble
appartenant aux requérants est la conséquence directe de la force
exécutoire de l'arrêt rendu par la cour d'appel au profit de la banque
créancière. La mesure de retrait du rôle est donc étrangère à cette
exécution forcée : le refus de retrait du rôle n'aurait d'ailleurs pas
pu empêcher cette vente, dont la décision appartenait légalement à la
seule banque.
Les requérants maintiennent leurs demandes initiales sur ce
point.
La Commission constate que la mesure litigieuse de radiation du
rôle était étrangère aux dispositions prises par la banque sur le
principal bien immobilier des requérants. La décision d'exécuter la
vente forcée de ce bien relevait, quelle qu'ait pu être la décision du
premier président de la Cour de cassation, de la seule compétence de
la banque, simple particulier au regard de la Convention.
En conséquence, la Commission relève que les requérants n'ont pas
fait l'objet, de la part du gouvernement défendeur, d'une ingérence
dans leur droit au respect de leurs biens au regard de l'article 1 du
Protocole N° 1 (P1-1).
Il s'ensuit que ce grief doit être rejeté comme étant
manifestement mal fondée, conformément aux dispositions de l'article 27
par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité,
DECLARE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés, le grief
des requérants concernant le droit d'accès à un tribunal ;
DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE pour le surplus.
M. de SALVIA S. TRECHSEL
Secrétaire Président
de la Commission de la Commission