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Text rozhodnutí
Datum rozhodnutí
30.6.1997
Rozhodovací formace
Významnost
3
Číslo stížnosti / sp. zn.

Rozhodnutí



SUR LA RECEVABILITÉ

de la requête N° 25659/94

présentée par irfan BiLGiN

contre la Turquie

La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en

chambre du conseil le 30 juin 1997 en présence de

M. S. TRECHSEL, Président

Mme G.H. THUNE

Mme J. LIDDY

MM. E. BUSUTTIL

G. JÖRUNDSSON

A.S. GÖZÜBÜYÜK

A. WEITZEL

J.-C. SOYER

H. DANELIUS

F. MARTINEZ

C.L. ROZAKIS

L. LOUCAIDES

J.-C. GEUS

M.P. PELLONPÄÄ

M.A. NOWICKI

I. CABRAL BARRETO

B. CONFORTI

N. BRATZA

I. BÉKÉS

J. MUCHA

D. SVÁBY

G. RESS

A. PERENIC

C. BÎRSAN

P. LORENZEN

K. HERNDL

E. BIELIUNAS

E.A. ALKEMA

M. VILA AMIGÓ

Mme M. HION

MM. R. NICOLINI

A. ARABADJIEV

M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;

Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de

l'Homme et des Libertés fondamentales ;

Vu la requête introduite le 17 octobre 1994 par irfan Bilgin

contre la Turquie et enregistrée le 14 novembre 1994 sous le N° de

dossier 25659/94 ;

Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur

de la Commission ;

Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur

le 20 novembre 1995 et les observations en réponse présentées par le

requérant le 16 janvier 1996 ;

Après avoir délibéré,

Rend la décision suivante :

EN FAIT

Le requérant, ressortissant turc, est né en 1961 et réside à

Tunceli.

Devant la Commission, le requérant est représenté par Maîtres

Nesrin Hatipoglu et Nuran Paylasan, avocates au barreau d'Ankara.

Les faits de la cause, tels qu'ils ont été exposés par les

parties, peuvent se résumer comme suit.

Le requérant présente les faits comme suit.

Le 12 septembre 1994, à 10 heures, le frère du requérant,

Kenan Bilgin, fut arrêté à une station de taxi à Dikmen (Ankara) par

des policiers en civil. Sa famille ne fut pas informé de cette

arrestation.

Le requérant reçut trois coups de téléphone anonymes de la

part d'une personne qui lui confirma que son frère était bien à

Gölbasi (Ankara) avec trois autres détenus. Son état de santé

s'avérait grave et on lui administrait du sérum. Lors de la dernière

conversation téléphonique qui eut lieu le 15 novembre 1994, la même

personne indiqua que le frère du requérant avait été transporté dans

un autre endroit.

Le 3 octobre 1994, l'avocat de Kenan Bilgin, Maître Hatipoglu,

introduisit un recours devant la commission des droits de l'homme de

l'Assemblée nationale turque. Maîtres Hatipoglu, Keles et Polat

firent également une déclaration écrite à la presse.

Par une lettre non datée, le requérant demanda au procureur

général de la République près la Cour de sûreté de l'Etat d'Ankara

d'être informé de l'état de santé de son frère qu'il affirmait avoir

été arrêté le 11 septembre 1994. Le 4 octobre 1994, une demande

similaire fut présentée au même parquet par Maître Hatipoglu, qui

indiqua que l'arrestation en cause avait eu lieu le 13 septembre

1994.

Dans ses lettres en réponse du 10 octobre 1994, le procureur

indiqua qu'aucune personne du nom de Kenan Bilgin n'avait été

entendu, et qu'aucun mandat d'arrêt n'avait été délivré à son

encontre.

Le 10 octobre 1994, le requérant fit une déclaration écrite à

la presse. Le même jour, Maîtres Hatipoglu, Keles et Polat

adressèrent une pétition à l'Association des droits de l'homme

d'Ankara concernant la situation de Kenan Bilgin.

Le 11 octobre 1994, cette association lança un appel à la

préfecture d'Ankara afin que le frère du requérant soit traduit

devant le procureur de la République.

Le même jour, le requérant parvint à obtenir des déclarations

écrites signées de dix personnes détenues qui avaient également été

placées en garde à vue entre le 12 et le 27 septembre 1994 dans les

locaux de la sûreté d'Ankara. Dans leurs déclarations, ces dix

personnes confirmaient que Kenan Bilgin avait été détenu entre ces

dates dans les locaux de la police et avait subi des mauvais

traitements.

D'après leurs témoignages, Kenan Bilgin avait été gardé en

isolement dans les cellules n° 8 et 21, pièces en béton de 3 m2. Il

avait été constamment soumis à des mauvais traitements, tels que des

électrochocs et des jets d'eau. Il avait été battu et contraint à

rester debout sans dormir. Pour le conduire aux toilettes, les

gardiens le traînaient par terre. Un jour, on entendait Kenan Bilgin

crier, "Je m'appelle Kenan Bilgin ; j'ai été placé en garde à vue le

12 septembre ; mon nom n'a pas été inscrit sur la liste de garde à

vue ; ils veulent me faire disparaître."

Le 12 octobre 1994, Maître Hatipoglu adressa une lettre au

procureur de la République près la Cour de sûreté d'Ankara,

demandant à être informé du sort de Kenan Bilgin. Elle précisa que,

bien qu'il y ait plusieurs témoins qui affirmaient l'avoir vu

pendant la période de la garde à vue, la police indiquait que Kenan

Bilgin n'avait jamais été placé en garde à vue.

Le 9 novembre 1994, le requérant porta plainte auprès du

procureur de la République d'Ankara contre les responsables de la

garde à vue de son frère, à savoir les policiers de la section

anti-terroriste de la direction de sûreté d'Ankara. Il cita

notamment le nom des personnes qui avaient témoigné que Kenan Bilgin

avait été placé en garde à vue dans les locaux de la section anti-

terroriste de la direction de sûreté d'Ankara.

Par ailleurs, dans le cadre d'un procès pénal entamé contre

trois personnes, dont deux, Yilmaz et Akdemir, avaient été gardées à

vue en même temps que le frère du requérant, Yilmaz indiqua, lors de

l'audience du 21 novembre 1994 devant la Cour de sûreté de l'Etat

d'Ankara, avoir rencontré un certain Kenan Bilgin dans les locaux de

la sûreté d'Ankara.

L'avocat d'Akdemir voulut demander à son client s'il avait vu,

lui aussi, Kenan Bilgin lors de la garde à vue. Toutefois, la Cour

interrompit cette interrogation au motif que ces questions ne

concernaient pas le procès dirigé contre Yilmaz et Akdemir. Par

ailleurs, le troisième accusé, Çoban, affirma devant la Cour que les

policiers l'avaient menacé, au cas où il ne passerait pas aux aveux,

de lui faire subir le même sort que celui de Kenan Bilgin.

Un juriste, Demir, qui avait été détenu pendant la même

période que le frère du requérant, exposa, dans sa demande de mise

en liberté provisoire du 1er février 1995 présentée à Cour de sûreté

de l'Etat d'Ankara, qu'il s'était entretenu lors de sa garde à vue

avec une personne du nom Kenan Bilgin. Ce dernier lui avait affirmé

qu'il était en garde à vue depuis 22 jours et que la police avait

l'intention de le faire disparaître. Kenan Bilgin avait également

demandé à Demir de prévenir sa famille.

Le Gouvernement a produit copie des documents relatifs à

l'enquête entamée par le Ministère de la Justice. Selon ces

documents les recherches auraient révélé que les registres ne

contenaient aucune trace de maintien en détention du frère du

requérant. Les autorités indiquèrent que Kenan Bilgin était membre

de TDKP (Parti communiste révolutionnaire de Turquie) mais qu'il

n'était pas recherché par la police. Par lettre du 23 décembre 1994,

le procureur de la République d'Ankara adressa un courrier au

Ministère de la Justice, l'informant que le nom de Kenan Bilgin ne

se trouvait pas sur la liste des personnes, membres de TDKP,

arrêtées les 11 et 12 septembre 1994.

GRIEFS

Le requérant allègue que la détention de son frère, niée par

les autorités, s'analyse en un acte meurtrier, vu la pratique

administrative de tortures et la fréquence des décès en garde à vue.

Il fait remarquer que du 12 septembre 1994 jusqu'à ce jour, aucun

renseignement n'a encore pu être obtenu sur le sort de son frère. Le

requérant fait observer que plusieurs personnes détenues dans les

mêmes locaux déclarent avoir rencontré Kenan Bilgin et avoir été

témoin de mauvais traitements que celui-ci aurait subis.

Le requérant, se fondant sur les mêmes faits, se plaint

également de l'irrégularité de l'arrestation et de la durée

excessive de la détention de son frère. Il invoque la violation de

l'article 5 par. 1 et 3 de la Convention.

Le requérant se plaint enfin de n'avoir pas disposé de recours

interne efficace pour faire valoir les violations de droit dont son

frère a été victime. Il fait observer que les autorités

administratives et judiciaires n'ont donné aucune suite à ses

plaintes concernant la situation de son frère. Il n'invoque, à cet

égard, aucune disposition spécifique de la Convention.

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

La requête a été introduite le 17 octobre 1994 et enregistrée

le 14 novembre 1994.

Le 6 juillet 1995, la Commission a décidé de porter la requête

à la connaissance du Gouvernement défendeur, en l'invitant à

présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-

fondé de la requête.

Le Gouvernement a présenté ses observations le 20 novembre

1995 et le requérant y a répondu le 16 janvier 1996.

EN DROIT

Le requérant se plaint de ce que son frère, placé en garde à

vue le 12 septembre 1994, aurait disparu pendant sa garde à vue et

de ce qu'il aurait été probablement tué par les forces de l'ordre.

En invoquant l'article 5 par. 1 et 3 (art. 5-1, 5-3) de la

Convention, le requérant se plaint également de l'irrégularité de

l'arrestation et de la durée excessive de la détention de son frère.

Il se plaint enfin de n'avoir pas disposé de recours efficace pour

faire valoir les violations de droit dont son frère a été victime et

fait observer que les autorités administratives et judiciaires n'ont

donné aucune suite à ses plaintes.

Epuisement des voies de recours internes

Le Gouvernement soulève à l'égard de tous les griefs du

requérant une exception d'irrecevabilité tirée du non-épuisement des

voies de recours internes.

Le Gouvernement fait valoir que le requérant n'a pas fait

usage des recours prévus à la législation turque et se réfère à cet

égard aux recours suivants :

a) Le Gouvernement invoque les possibilités de demandes en

réparation pour préjudice subi du fait des agissements incriminés.

Il fait observer à cet égard que les requérants auraient pu mettre

en cause la responsabilité de l'administration devant les

juridictions administratives.

b) Le Gouvernement indique que les actes incriminés sont punis

comme infractions selon le Code pénal et le Code pénal militaire.

Le Gouvernement soutient que le requérant n'a pas porté

plainte auprès des autorités compétentes contre les policiers

responsables de la garde à vue de son frère. Selon le Gouvernement

le requérant ainsi que sa représentante, dans leurs lettres

adressées aux autorités, n'avaient pas mis en cause les policiers

mais avaient demandé des renseignements sur l'arrestation et la

garde à vue de Kenan Bilgin.

Le requérant conteste ces thèses. Il met particulièrement

l'accent sur le fait qu'il avait saisi plusieurs fois les autorités

judiciaires et dans sa plainte pénale auprès du procureur de la

République, du 9 novembre 1994, il avait précisé les noms de

plusieurs témoins qui affirmaient avoir vu son frère pendant la

période de la garde à vue.

Le requérant soutient qu'il existe une pratique administrative

de mauvais traitements et tortures et de non-respect de la règle de

la Convention qui exigent l'octroi de recours internes efficaces.

Selon l'article 26 (art. 26) de la Convention, la Commission

ne peut examiner un grief "qu'après l'épuisement des voies de

recours internes, tel qu'il est entendu selon les principes de droit

international généralement reconnus...". Selon la jurisprudence de

la Commission, un requérant est tenu de faire "un usage normal" des

recours vraisemblablement efficaces et suffisants pour porter remède

à ses griefs. La Commission rappelle que les voies de recours

indiquées par le Gouvernement doivent exister avec un degré

suffisant de certitude, en pratique et en théorie, sans quoi leur

manquent l'accessibilité et l'efficacité voulues et qu'il incombe à

l'Etat défendeur de démontrer que ces diverses conditions se

trouvent réunies (Cour eur. D.H., arrêt De Jong, Baljet et Van den

Brink du 22 mai 1984, série A n° 77, par. 39, et Nos. 14116/88,

14117/88, Sargin et Yagci c/Turquie, déc. 11.05.89, D.R. 61 p. 250,

262).

La Commission relève qu'en l'espèce le requérant a saisi

plusieurs fois les autorités judiciaires et administratives. Elle

constate que le requérant a porté plainte expressément contre les

policiers de la section anti-terroriste de la direction de sûreté

d'Ankara en précisant le nom de plusieurs témoins. Se basant sur des

registres tenus par les forces de l'ordre, le procureur avait

constaté que Kenan Bilgin n'avait pas été placé en garde à vue.

Dans ces conditions, la Commission est convaincue que l'on

peut considérer, dans les circonstances de l'espèce, que le

requérant a saisi les autorités appropriées et compétentes et que

l'article 26 (art. 26) de la Convention ne l'oblige pas à exercer

d'autres voies de recours à cet égard (cf., N° 19092/91, Yagiz

c/Turquie, déc. 11.10.93, D.R. 75 p. 207 ; N° 20764/92, Ertak

c/Turquie, déc. 4.12.95).

La Commission conclut que l'on peut donc considérer que le

requérant a rempli la condition relative à l'épuisement des voies de

recours internes posée par l'article 26 (art. 26) de la Convention

et, dès lors, que la requête ne saurait être rejetée, en application

de l'article 27 par. 3 (art. 27-3) de la Convention.

Sur la substance des griefs du requérant

Le Gouvernement expose que le requérant n'apporte aucune preuve

précise et plausible à l'appui de ses allégations. Selon le

Gouvernement toutes les personnes qui avaient affirmé avoir vu le

frère du requérant pendant la garde à vue étaient des membres

d'organisations illégales et visaient à "désinformer l'opinion

publique, exercer des pressions sur la justice qui, mise en cause

dans son fondement, serait encline à plus de clémence à leur égard

et porter ainsi un coup sérieux à la lutte contre le terrorisme". Il

fait observer en outre que le frère du requérant n'a, à aucun

moment, été placé en garde à vue.

Le requérant maintient sa version des faits.

La Commission a procédé à un examen préliminaire des arguments

des parties à la lumière de la jurisprudence des organes de la

Convention. Elle estime que la requête soulève des questions de fait

et de droit qui ne peuvent être résolues à ce stade de l'examen de

la requête, mais nécessitent un examen au fond. La requête ne

saurait dès lors être déclarée manifestement mal fondée, en

application de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.

La Commission constate en outre que la requête ne se heurte à

aucun autre motif d'irrecevabilité.

Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité,

DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés.

H.C. KRÜGER S. TRECHSEL

Secrétaire Président

de la Commission de la Commission