Přehled
Rozhodnutí
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête No 19392/92
par le TBKP (Parti communiste unifié de Turquie),
Nihat SARGIN et Nabi YAGCI
contre la Turquie
La Commission européenne des Droits de l'Homme, siégeant en
chambre du conseil le 6 décembre 1994 en présence de
MM. C.A. NØRGAARD, Président
S. TRECHSEL
F. ERMACORA
G. JÖRUNDSSON
A.S. GÖZÜBÜYÜK
H.G. SCHERMERS
H. DANELIUS
Mme G.H. THUNE
MM. L. LOUCAIDES
J.-C. GEUS
G.B. REFFI
M.A. NOWICKI
I. CABRAL BARRETO
B. CONFORTI
N. BRATZA
I. BÉKÉS
J. MUCHA
D. SVÁBY
G. RESS
M. H.C. KRÜGER, Secrétaire de la Commission ;
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de
l'Homme et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 7 janvier 1992 par le TBKP, Nihat
Sargin et Nabi Yagci contre la Turquie et enregistrée le
21 janvier 1992 sous le N° de dossier 19392/92 ;
Vu les rapports prévus à l'article 47 du Règlement intérieur de
la Commission ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le
18 juillet 1993 ;
Vu les observations en réponse présentées par les requérants le
4 et le 12 octobre 1993 ;
Vu les conclusions développées par les parties à l'audience du
6 décembre 1994 ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le premier requérant, parti communiste unifié turc (TBKP), est
un parti politique fondé le 4 juin 1990 et dissous par un arrêt de la
Cour constitutionnelle rendu le 16 juillet 1991.
Le deuxième requérant, M. Nihat Sargin, né en 1926, est médecin
et réside actuellement à istanbul. Il était président du TBKP.
Le troisième requérant, M. Nabi Yagci, né en 1944, est
journaliste et réside à istanbul. Il était secrétaire-général du TBKP.
Devant la Commission, les requérants sont représentés par
Maître Güney Dinç, avocat au barreau d'izmir, Maître Ersen Sansal,
avocat au barreau d'Ankara, et Maître Ergin Cinmen, avocat au barreau
d'istanbul.
Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent
se résumer comme suit.
1. Circonstances particulières de l'affaire
Le 4 juin 1990, le TBKP fut fondé par 36 personnes, parmi
lesquelles se trouvaient MM. Sargin et Yagci. Le jour même, la
déclaration concernant la formation de ce parti politique fut déposée
auprès du ministère de l'Intérieur.
Toujours le 4 juin 1990, le conseil des fondateurs désigna les
membres du conseil exécutif provisoire chargé de gouverner le parti
jusqu'au rassemblement de la première assemblée générale. MM. Nihat
Sargin et Nabi Yagci furent désignés respectivement président et
secrétaire général du parti par le conseil des fondateurs.
Le TBKP constitua, dans les mois qui suivirent, sa formation et
sa structure locale dans 16 départements (y compris dans les villes
d'istanbul, Ankara et izmir) ainsi que dans 22 sous-préfectures.
Le TBKP réunit également son assemblée générale, étape nécessaire
pour participer aux élections générales.
Le 14 juin 1990, le procureur général de la République (le
procureur de la République près la Cour de cassation) intenta devant
la Cour constitutionnelle une action en dissolution du TBKP. Dans son
réquisitoire, le procureur général reprocha au TBKP d'avoir tenté
d'établir l'hégémonie d'une classe sociale sur les autres, de porter
le nom de "communiste" prohibé par la loi et d'avoir porté atteinte à
l'intégrité de l'Etat.
Le 29 juin 1990, le président de la Cour constitutionnelle
transmit le réquisitoire du procureur général de la République au
président du TBKP et invita ce dernier à présenter ses observations en
défense.
Le 13 juillet 1990, les avocats du TBKP présentèrent leurs
observations écrites et demandèrent la tenue d'une audience.
Cette demande ayant été acceptée, la Cour constitutionnelle tint
une audience en date du 2 octobre 1990. Lors de cette audience, le
président du TBKP et le bâtonnier du barreau d'istanbul, en sa qualité
d'avocat du TBKP, présentèrent oralement leurs observations.
Entre-temps, avant que la Cour constitutionnelle n'eût rendu son
arrêt dans cette affaire, la loi anti-terroriste no 3713 fut promulguée
le 12 avril 1991. Cette loi apporta, entre autres, plusieurs
modifications à la législation en vigueur : elle abrogea notamment les
dispositions du Code pénal turc réprimant les activités communistes
(articles 140, 141 et 142) et annula la loi no 2932 portant
interdiction de publications dans des langues régionales.
Le président du TBKP présenta, le 25 avril 1991, ses conclusions
écrites complémentaires et demanda à la Cour de prendre en
considération les récents développements législatifs qui confirmaient
les thèses soutenues par les requérants dans cette affaire.
Le 16 juillet 1991, la Cour constitutionnelle décida de dissoudre
le TBKP. Cette décision fut communiquée au procureur général de la
République et au cabinet du Premier Ministre mais les requérants n'en
furent pas informés.
Le 22 juillet 1991, les journaux publièrent l'information selon
laquelle la Cour constitutionnelle avait décidé la dissolution du TBKP.
Par ordonnance du Conseil des Ministres, rendue le 7 octobre 1991
et publiée dans le Journal Officiel du 18 octobre 1991, la liquidation
des biens du TBKP, qui devaient être transmis au Trésor public suite
à la dissolution du parti, fut confiée au ministère des Finances et des
Douanes.
Sur demande des avocats du TBKP et par lettre du 13 novembre
1991, le président de la Cour constitutionnelle les informa
officiellement que l'arrêt concernant le TBKP avait été rendu en date
du 16 juillet 1991, que le texte de cet arrêt était en train d'être
rédigé et qu'il deviendrait définitif dès sa publication au Journal
Officiel.
L'arrêt de la Cour constitutionnelle, rendu le 16 juillet 1991,
fut publié dans le Journal Officiel daté du 28 janvier 1992.
Dans cet arrêt, la Cour constitutionnelle considéra en premier
lieu que l'examen du statut du TBKP ainsi que des observations qu'il
avait présentées à la Cour, révélait que ce parti avait respecté les
institutions démocratiques, les principes d'une participation politique
pluraliste et d'élections générales. La Cour conclut dès lors que
l'allégation du procureur général selon laquelle le TBKP soutenait et
envisageait l'hégémonie d'une classe sociale sur les autres devait être
rejetée.
En deuxième lieu, la Cour constata que le TBKP portait le nom de
"communiste". Elle rappela que la loi no 2820 sur les partis
politiques, à laquelle se référait l'article 15 provisoire de la
Constitution, interdisait aux partis politiques d'insérer dans leur
nom, entre autres, le mot "communiste". Elle considéra que cette
interdiction, de pure forme, était distincte du point de savoir si le
parti politique en cause poursuivait réellement des activités
contraires à la Constitution. Pour ce motif, la Cour conclut que le
TBKP devait être dissous.
La Cour constitutionnelle examina en dernier lieu l'allégation
du procureur général selon laquelle le statut du TBKP contenait des
objectifs et des orientations de nature à porter atteinte à l'intégrité
territoriale de l'Etat et à l'unité de la nation. Elle releva tout
d'abord que les déclarations figurant dans le statut du TBKP
établissaient une distinction entre la nation kurde et la nation
turque. Or, d'après elle, il ne peut y avoir deux nations dans la
République de Turquie et tous les ressortissants turcs, quelle que soit
leur origine ethnique, ont la nationalité turque. La Cour estima qu'on
ne pouvait remplacer le concept historique de "nation turque" par des
considérations basées sur une distinction d'ordre ethnique ou racial.
La Cour considéra que le TBKP, sous couvert de favoriser le
développement des langues et des cultures autres que turques, visait
en fait à créer des minorités au détriment de l'intégrité du territoire
et de l'unité de la nation turque.
La Cour estima que les régions ne pouvaient avoir d'identité
nationale. Elle rappela que la Constitution turque ne permettait pas
aux régions d'avoir un régime d'autonomie ou d'autogestion.
La Cour constitutionnelle développa ces thèses en considérant que
l'Etat est unitaire, son territoire indivisible et sa nation unique :
"L'unité nationale se réalise par l'unification des personnes et
des communautés fondatrices de l'Etat, quelle que soit leur
origine ethnique, dans le cadre d'une notion de la 'nationalité',
d'une nature non discriminatoire.... Les minorités nationales,
sauf celles qui sont citées dans le traité de Lausanne,
n'existent pas en Turquie. Ainsi que les autres citoyens turcs
d'origine ethnique différente, les citoyens turcs d'origine kurde
ne sont pas empêchés d'exprimer leur identité kurde, mais ils ne
forment pas au sein de la République de Turquie une nation ou une
minorité distincte .... Les injustices dont toute personne peut
faire l'objet, partout et à tout moment, peuvent être redressées
dans le cadre des règles d'Etat de droit (rule of law) ; elles
ne peuvent être exploitées afin d'appuyer l'idée d'une nation ou
d'un Etat séparés."
La Cour constitutionnelle rappela également dans ce contexte que
la Charte de Paris pour une nouvelle Europe condamnait le racisme, la
haine d'origine ethnique et le terrorisme. Cette charte encourage la
lutte contre les groupements et les organisations visant à détruire
l'unité territoriale et le régime démocratique. Elle ne permet pas non
plus de soutenir un séparatisme qui utiliserait l'identité kurde et le
nom kurde. Pour ce motif également, la Cour constitutionnelle décida
que le TBKP devait être dissous.
2. Droit interne pertinent
Constitution turque
Article 14 :
Nul droit et nulle liberté mentionnés par la Constitution ne
peuvent être exercés dans le but de détruire l'intégrité
indivisible de l'Etat avec son territoire et son peuple, de
mettre en péril l'existence de l'Etat turc et de la République,
de supprimer les droits et libertés fondamentaux, de confier la
direction de l'Etat à un seul individu ou groupe, d'assurer
l'hégémonie d'une classe sociale sur d'autres, d'établir entre
les individus une discrimination fondée sur la langue, la race,
la religion ou la secte, ou d'instituer par tout autre moyen un
régime fondé sur de telles conceptions.
Article 68 :
Les citoyens ont le droit de créer des partis politiques et,
conformément aux règlements en vigueur, d'y adhérer et de s'en
retirer.
...
Les partis politiques sont un élément indispensable de la vie
politique d'une démocratie.
Les partis politiques sont fondés sans autorisation préalable et
exercent leurs activités dans le respect des dispositions de la
Constitution et des lois. Les statuts et programmes des partis
politiques ne peuvent être contraires à l'intégrité indivisible
de l'Etat avec son territoire et son peuple, aux droits de
l'homme, à la souveraineté nationale et aux principes de la
République démocratique et laïque.
Il ne peut être créé de parti politique ayant pour objet de
préconiser et d'instaurer la suprématie d'une classe ou d'une
catégorie ou toute forme de dictature.
Article 69 :
Les partis politiques ne peuvent pas se livrer à des activités
étrangères à leurs statuts et à leurs programmes. Ils sont
également soumis aux restrictions prévues à l'article 14 de la
Constitution sous peine d'être définitivement dissous.
...
Le fonctionnement et les décisions internes des parti politiques
ne doivent pas être contraires aux principes de la démocratie.
...
C'est au procureur général de la République qu'il appartient de
contrôler en priorité la conformité aux dispositions
constitutionnelles et législatives des statuts et programmes des
partis politiques nouvellement fondés et de la situation
juridique de leurs fondateurs. Il contrôle aussi leurs activités.
La Cour constitutionnelle est l'autorité compétente pour
prononcer la dissolution des partis politiques à la requête du
procureur général de la République.
Les fondateurs et les dirigeants à tous les échelons de partis
politiques définitivement dissous ne peuvent être fondateurs,
dirigeants ou commissaires aux comptes d'un nouveau parti
politique, et il ne peut être créé de parti politique dont la
majorité des membres serait constituée par des adhérents d'un
parti politique dissous.
La loi n° 2820 sur les partis politiques
Article 78 :
Les partis politiques ... ne peuvent avoir pour but ou mener des
activités dans le but :
- de modifier les dispositions légales concernant
l'intégrité indivisible de l'Etat avec son territoire et
son peuple, sa langue officielle ...
- de mettre en péril l'existence de l'Etat turc et de la
République, de supprimer les droits et libertés
fondamentaux, d'établir entre les individus une distinction
fondée sur la langue, la race, la couleur, la religion ou
la secte, ou d'instituer par tout autre moyen un régime
fondé sur de telles conceptions.
Les partis politiques ne peuvent pas inciter les tiers à agir en
fonction de ces buts.
Article 80 :
Les partis politiques ne peuvent avoir pour but de modifier le
principe d'Etat unitaire sur lequel se fonde la République turque
et ne peuvent proposer une telle modification.
Article 81 :
Les partis politiques
a) ne peuvent arguer l'existence sur le territoire turc de
minorités nationales ou de minorités fondées sur la
distinction de religion ou de secte, de race ou de langue,
b) ne peuvent avoir pour but de détruire l'intégrité
nationale en essayant de créer des minorités sur le
territoire de la République turque en protégeant,
développant et propageant une langue ou une culture autre
que la langue ou culture turque ...
Article 90 (premier article du chapitre 4) :
Le statut, le programme et les activités des partis politiques
ne peuvent être en contradiction avec les dispositions de la
Constitution et de la présente loi.
Article 96 par. 3 :
Il ne peut être créé de parti politique dont la dénomination
porte le terme de "communiste", "anarchiste", "fasciste",
"théocratique", "national socialisme" ou le nom d'une religion,
d'une langue, d'une race, d'une secte ou d'une région.
Article 101 :
La dissolution d'un parti politique est prononcée par la Cour
constitutionnelle dans les cas suivants :
a) Lorsque le programme et le statut du parti ... sont en
contradiction avec les dispositions du chapitre 4 de cette
loi ;
b) Lorsque le grand congrès du parti ou son conseil
d'administration ou son comité central, ... prennent des
décisions, font des communications ... ou le président du
parti ou son secrétaire général font des déclarations
écrites ou orales ... en contradiction avec les mêmes
dispositions...
Article 107 :
Les biens appartenant aux partis politiques dont la dissolution
est prononcée par la Cour constitutionnelle sont transférés au
Trésor public.
GRIEFS
1. Les requérants se plaignent en premier lieu de ce que la Cour
constitutionnelle a décidé de dissoudre le TBKP, alors que ni son
statut ni les opinions soutenues par ses membres n'enfreignaient les
dispositions du Code pénal turc. Ils allèguent à cet égard la violation
de l'article 6 par. 2 de la Convention.
2. Ils se plaignent également d'une atteinte à leur liberté de
pensée et à leur liberté d'expression du fait de la dissolution du
TBKP, contrairement aux articles 9 et 10 de la Convention. Ils
soutiennent que ces libertés concernent notamment la possibilité de
propager leurs opinions dans le cadre d'une organisation politique et
par l'utilisation de moyens de communication médiatiques.
Ils prétendent que le fait que la Cour constitutionnelle ait
dissous un parti politique au motif que sa dénonciation comportait le
mot "communiste" ne peut être considéré comme une mesure nécessaire
dans une société démocratique pour la protection des priorités citées
au paragraphe 2 de l'article 10 de la Convention.
Ils soutiennent que les considérations développées par la Cour
constitutionnelle dans son arrêt du 16 juillet 1991 au sujet du
problème kurde en Turquie ne sont que des opinions politiques que l'on
peut soutenir lors d'un débat politique, mais certainement pas des
considérations juridiques. Ils prétendent que la Cour constitutionnelle
reflète un point de vue strictement nationaliste. Les requérants
réfutent d'autre part tout soutien du séparatisme.
3. Les requérants allèguent en outre la violation de l'article 11
de la Convention en raison de la dissolution du TBKP. Ils soutiennent
que le TBKP était un parti politique pacifiste, moderniste et
démocratique et que l'arrêt de la Cour constitutionnelle mis en cause
constitue une atteinte à la liberté d'association.
4. Ils allèguent également la violation de l'article 14 de la
Convention combiné avec les articles mentionnés ci-dessus en ce que
cette dissolution constitue une discrimination à l'égard du parti
communiste en raison des opinions politiques qu'il représente. Les
requérants font observer qu'en Turquie tout autre parti politique peut
librement participer à la vie politique.
5. Les requérants se plaignent par ailleurs d'une violation de
l'article 18 de la Convention dans la mesure où les restrictions
énoncées au paragraphe 2 des articles 9, 10 et 11 de la Convention
n'ont pas été appliquées dans le but pour lequel elles ont été prévues,
mais interprétées et appliquées de manière à ralentir le processus de
démocratisation en Turquie.
6. Ils se plaignent encore de ce que, suite à la dissolution du
TBKP, ses biens mobiliers et immobiliers ont été transférés au Trésor
public, en application de l'article 107 de la loi n° 2820 sur les
partis politiques. Ils invoquent à cet égard l'article 1 du Protocole
N° 1.
7. Les requérants se plaignent enfin d'une atteinte aux dispositions
de l'article 3 du Protocole N° 1, qui garantissent la libre expression
de l'opinion du peuple sur le choix du corps législatif dans la mesure
où le TBKP était un parti politique qui allait se présenter aux
élections générales et où sa dissolution a empêché les requérants et
les électeurs potentiels de faire usage de leur droit à des élections
libres.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La présente requête a été introduite le 7 janvier 1992 et
enregistrée le 21 janvier 1992.
Le 29 mars 1993, la Commission a décidé de porter la requête à
la connaissance du Gouvernement défendeur en l'invitant à présenter ses
observations écrites sur la recevabilité et le bien-fondé de celle-ci.
Le Gouvernement a présenté ses observations écrites le
18 juillet 1993, après une prolongation du délai imparti. Celles du
requérant en réponse ont été présentées le 4 et le 12 octobre 1993.
Le 6 juillet 1994, la Commission a décidé de tenir une audience
sur la recevabilité et le bien-fondé des requêtes.
L'audience a eu lieu le 6 décembre 1994. Les parties y étaient
représentées comme suit :
Pour le Gouvernement
Bakir Çaglar Agent
Münci Özmen Conseiller
Deniz Akçay Conseiller
Mehmet Turhan Expert
idil Boivin Expert
Pour les requérants
Güney Dinç Avocat
Nihat Sargin Requérant
Nabi Yagci Requérant
EN DROIT
1. Les requérants se plaignent de la dissolution par la Cour
constitutionnelle turque du parti communiste unifié turc (TBKP). Ils
soutiennent en particulier que cette dissolution constitue une
ingérence dans leur liberté de pensée et d'expression ainsi que dans
leur liberté d'association, en violation des articles 9, 10 et 11
(art. 9, 10, 11) de la Convention.
Invoquant l'article 14 (art. 14) de la Convention, ils font aussi
état d'une prétendue discrimination à l'égard du TBKP en raison des
opinions politiques qu'il représente.
Les requérants soutiennent encore que la Cour constitutionnelle,
en se fondant sur les restrictions énoncées au paragraphe 2 des
dispositions précitées de la Convention pour justifier la dissolution
du TBKP, est allée au-delà de ses compétences au regard de l'article 18
(art. 18) de la Convention.
Selon les requérants, cette dissolution a également enfreint le
droit des électeurs potentiels de faire usage de leur droit à des
élections libres, en violation de l'article 3 du Protocole N° 1
(P1-3).
Enfin, ils prétendent que la confiscation des biens du TBKP à la
suite de sa dissolution méconnait les dispositions de l'article 1 du
Protocole N° 1 (P1-1).
Le Gouvernement défendeur soulève, à titre préliminaire, la
question de l'applicabilité de l'article 11 (art. 11) de la Convention
aux partis politiques. Selon lui, la mention explicite des syndicats
dans le premier paragraphe de cette disposition montre que les auteurs
de la Convention n'avaient pas la volonté expresse d'étendre les
dispositions de cet article à toutes les formations politiques.
Par ailleurs et pour expliquer que la dissolution du parti
communiste était justifiée au sens des restrictions apportées par le
paragraphe 2 des articles 9, 10 et 11 (art. 9-2, 10-2, 11-2) de la
Convention, le Gouvernement fait observer que les raisons pour
lesquelles un parti politique peut être dissous par la Cour
constitutionnelle sont clairement prévues par la loi n° 2820 sur les
partis politiques.
Il soutient en outre que la Cour constitutionnelle turque, à
l'instar de la Cour constitutionnelle fédérale allemande ou du Conseil
constitutionnel français a, dans une série d'arrêts concernant les
partis politiques, développé la théorie de l'ordre constitutionnel, aux
termes de laquelle les principes caractérisant le régime
constitutionnel de l'Etat, y compris celui concernant l'indivisibilité
de la nation, constituent des valeurs absolues que les partis
politiques sont tenus de respecter.
Le Gouvernement explique ensuite les motifs exposés dans l'arrêt
de la Cour constitutionnelle turque concernant la dissolution du TBKP.
Quant au motif concernant le terme "communiste" figurant dans la
dénomination du parti, il fait observer que la législation turque
interdit l'utilisation de certains termes, tels que "communiste",
"anarchiste", "fasciste", "théocratique", etc. dans la dénomination
d'un parti politique. Il relève que cette pratique, qui s'explique par
des circonstances historiques et politiques, existe dans des formes
similaires dans d'autres Etats européens.
S'agissant d'une éventuelle atteinte à l'intégrité indivisible
de l'Etat, le Gouvernement fait valoir en premier lieu que le TBKP, en
invoquant "le droit à l'auto-détermination du peuple kurde", essayait
d'établir, au sein de la nation turque, une discrimination fondée sur
l'appartenance ethnique. Or la notion d'intégrité nationale se fonde,
selon le Gouvernement, sur l'égalité des droits des citoyens sans
aucune distinction. La souveraineté de la nation turque est exercée
collectivement par la participation de tous les citoyens. La notion de
"nation turque" n'est pas basée sur des considérations ethnologiques
ou sociologiques, mais est un concept purement juridique. En effet, aux
termes de l'article 66 de la Constitution turque, "est turc quiconque
est attaché à l'Etat turc par le lien de citoyenneté".
La mention par le TBKP de l'expression de "peuple kurde", par
opposition au peuple turc, conduit à créer une minorité fondée sur
l'origine ethnique au sein de la nation et s'avère incompatible avec
l'intégrité nationale. Elle risque d'inciter certaines composantes
ethniques de la population à se mobiliser contre l'ordre
constitutionnel, de détruire l'équilibre social et politique et
d'entraîner le pays vers un désordre total.
Le Gouvernement expose que, dans ces circonstances, la
dissolution du TBKP avait pour l'objectif de sauvegarder l'intégrité
territoriale, la sécurité nationale et la sûreté publique et de
prévenir le désordre social. Elle était également "nécessaire dans une
société démocratique", répondant à un besoin social impérieux, à savoir
la sauvegarde de la paix civile dans le pays et la protection de
l'ordre constitutionnel démocratique de la République. Dans un climat
où les activités terroristes séparatistes menées au nom de réclamations
similaires à celles faites par le TBKP prennent de l'ampleur, cette
mesure était proportionnée aux buts légitimes indiqués ci-dessus.
A l'appui de son argumentation, le Gouvernement se réfère à la
décision du Conseil constitutionnel français déclarant
inconstitutionnelles les dispositions de la loi sur le statut de la
Corse qui opérait une distinction entre "peuple corse" et "peuple
français". Le Gouvernement tire également argument de la décision de
la Commission dans l'affaire Kühnen c/Allemagne (No 12194/86, déc.
12.5.88, D.R. 56 p. 205), déclarant légitime la condamnation d'un
journaliste ayant soutenu le retour du national socialisme.
Le Gouvernement conclut que la dissolution du TBKP se justifiait
au regard du paragraphe 2 des articles 9, 10 et 11
(art. 9-2, 10-2, 11-2) de la Convention.
Il expose encore que les restrictions apportées par la
Constitution turque à certaines libertés, notamment de pensée,
d'expression et d'association, peuvent se justifier au regard de
l'article 17 (art. 17) de la Convention.
Quant à l'article 3 du Protocole No 1 (P1-3), le Gouvernement
expose que cette disposition est également soumise à des restrictions
implicites. Il rappelle à cet égard que la représentation distincte des
minorités au sein du corps législatif n'est pas garantie par la
Convention. Pour le Gouvernement, la Cour constitutionnelle, en
sanctionnant un parti politique qui professait une distinction basée
sur l'appartenance ethnique, avait en réalité pour but de sauvegarder,
de manière efficace, le régime pluraliste moderne qui empêche toute
discrimination entre les différentes catégories de citoyens.
Pour ce qui est de la confiscation des biens du TBKP au regard
de l'article 1 du Protocole No 1 (P1-1), le Gouvernement soutient que
cette mesure, qui entre davantage dans le cadre de la réglementation
de l'usage des biens, était la conséquence directe de la dissolution
du TBKP et avait pour but d'empêcher celui-ci de continuer à exercer
ses activités dans la clandestinité.
Le Gouvernement en conclut que la requête est, quant à ces divers
aspects, manifestement mal fondée.
Les requérants combattent cette argumentation.
Quant à une éventuelle atteinte à leur liberté de pensée et
d'expression ainsi qu'à leur liberté d'association, en violation des
articles 9, 10 et 11 (art. 9, 10, 11) de la Convention, les requérants
font observer que la Cour constitutionnelle turque a sanctionné
notamment la dénomination "communiste" de leur parti politique. Le fait
que ce parti ne défendait aucunement la dictature du prolétariat, n'y
a rien changé.
Pour ce qui est du motif de dissolution pour atteinte à
l'intégrité de l'Etat, les requérants relèvent que le TBKP était un
parti marxiste moderne, qui défendait l'instauration d'une démocratie
pluraliste en Turquie. Ils font observer que le TBKP n'était pas un
parti nationaliste kurde. Il avait mentionné dans son programme
l'existence d'un problème "kurde" en Turquie et avait estimé que les
solutions reposant sur l'utilisation de la force pouvaient entraîner
la séparation de la population d'origine kurde de la République de
Turquie. Le TBKP n'a pas prôné la séparatisme mais a proposé une
solution juste, démocratique et pacifique du problème kurde afin
d'assurer que les populations d'origine turque et d'origine kurde
soient à même de vivre en bonne intelligence au sein de la République
et de par leur propre volonté.
Quant à l'article 3 du Protocole No 1 (P1-3), les requérants font
observer que les dirigeants de TBKP, y compris les requérants Sargin
et Yagci, ont été, d'une part, privés à vie de leur droit de fonder un
parti politique ou d'occuper un poste de dirigeant et, d'autre part,
privés pour dix ans de leur droit d'être élus en tant que député. Selon
les requérants, leur droit ainsi que celui de leurs électeurs
potentiels à des élections libres ont été ainsi enfreints.
Les requérants maintiennent leur point de vue au regard de
l'article 14 (art. 14) de la Convention et de l'article 1 du Protocole
No 1 (P1-1).
La Commission a procédé à un examen préliminaire de l'ensemble
de ces griefs et de l'argumentation des parties. Elle estime que la
requête pose à cet égard des questions de droit et de fait complexes
qui ne sauraient être résolues à ce stade de l'examen de la requête,
mais nécessitent un examen au fond. Cette partie de la requête ne
saurait, dès lors, être déclarée manifestement mal fondée au sens de
l'article 27 para. 2 (art. 27-2) de la Convention. La Commission
constate par ailleurs que cette partie de la requête ne se heurte à
aucun autre motif d'irrecevabilité.
2. Les requérants se plaignent en outre d'une atteinte au principe
de la présomption d'innocence garanti par l'article 6 par. 2
(art. 6-2) de la Convention dans la mesure où la Cour constitutionnelle
a décidé de dissoudre le TBKP, alors que ni son statut ni les opinions
défendues par ses membres n'enfreignaient les dispositions du Code
pénal turc.
Aux termes de l'article 6 par. 2 (art. 6-2) :
"Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente
jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie."
La Commission estime que cette disposition n'est pas applicable
en l'espèce. En effet, les mesures prises à l'encontre des requérants
ne relevaient pas de la matière pénale, ceux-ci n'ayant pas fait
l'objet d'une accusation en matière pénale au sens de l'article 6 par.
1 (art. 6-1) de la Convention (cf. par exemple, Cour eur. D.H., arrêt
Minelli du 25 mars 1983, série A n° 62, p. 15, par. 27).
Il s'ensuit que ce grief est incompatible avec les dispositions
de la Convention et doit être rejeté en application de l'article 27
par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité,
DECLARE LA REQUETE IRRECEVABLE pour autant qu'elle a fait trait
au principe de la présomption d'innocence ;
DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, pour le surplus, tous moyens de
fond réservés.
Le Secrétaire Le Président
de la Commission de la Commission
(H.C. KRÜGER) (C.A. NØRGAARD)