Přehled
Rozhodnutí
SUR LA RECEVABILITÉ
de la requête No 22800/93
présentée par Mustafa KARAKAYA
contre la France
La Commission européenne des Droits de l'Homme (Deuxième Chambre),
siégeant en chambre du conseil le 19 janvier 1994 en présence de
MM. S. TRECHSEL, Président
H. DANELIUS
G. JÖRUNDSSON
J.-C. SOYER
H.G. SCHERMERS
Mme G.H. THUNE
MM. F. MARTINEZ
L. LOUCAIDES
J.-C. GEUS
M.A. NOWICKI
I. CABRAL BARRETO
J. MUCHA
D. SVÁBY
M. K. ROGGE, Secrétaire de la Chambre ;
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme
et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 30 septembre 1993 par Mustafa KARAKAYA
contre la France et enregistrée le 20 octobre 1993 sous le No de dossier
22800/93 ;
Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la
Commission ;
Vu la décision de la Commission, en date du 22 octobre 1993, de
communiquer la requête ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le
23 décembre 1993 et les observations en réponse présentées par le
requérant le 27 décembre 1993 ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, né en 1956 à Elazig (Turquie), est invalide. Devant
la Commission, il est représenté par Maître Jean-Alain Blanc, avocat au
Conseil d'Etat et à la Cour de cassation.
Les faits, tels qu'ils ont été exposés par les parties, peuvent se
résumer comme suit.
Le requérant est hémophile et a été fréquemment perfusé. Il a été
contaminé par le virus de l'immuno-déficience humaine (V.I.H.) entre le
16 août 1984 et le 23 juillet 1985. En avril 1992, le requérant était
classé au stade III de la contamination sur l'échelle des maladies
d'Atlanta qui en compte quatre.
Le 29 décembre 1989, le requérant a adressé au ministre de la Santé
une demande préalable et gracieuse d'indemnisation. Cette demande a été
rejetée le 30 mars 1990.
Le 23 mai 1990, le requérant a saisi le tribunal administratif de
Versailles d'une requête contre cette décision. Le ministre de la Santé
a présenté son mémoire en défense le 22 avril 1991.
Le 1er juillet 1991, une ordonnance de renvoi transmettait l'affaire
au Conseil d'Etat. Le tribunal administratif de Paris a ensuite été
désigné comme tribunal compétent.
Le 22 avril 1992, le tribunal a rendu un jugement énonçant que "la
responsabilité de l'Etat est engagée à l'égard des personnes atteintes
d'hémophilie et qui ont été contaminées par le V.I.H. à l'occasion de la
transfusion de produits sanguins non chauffés, pendant la période de
responsabilité susdéfinie, soit entre le 12 mars et le 1er octobre 1985
; "... qu'"il y a lieu pour le tribunal administratif, de condamner
l'Etat à réparer l'intégralité du préjudice".
Le tribunal décida par ailleurs, avant dire droit, de demander au
requérant de produire un état des indemnités de toutes natures qu'il a
pu percevoir en réparation du préjudice qu'il exposait dans sa requête.
Ce jugement a été notifié au requérant le 25 août 1992.
Le 27 août 1992, le conseil du requérant a adressé au président du
tribunal administratif une copie de l'offre qui avait été faite au
requérant par le fonds d'indemnisation des transfusés et hémophiles le
13 mai 1992, offre que le requérant avait acceptée. Cette offre
consistait en le paiement, en trois versements échelonnés sur deux ans,
d'une indemnisation de 1.234.500 FF desquels seraient déduits
100.000 FF versés par le fonds de solidarité des hémophiles.
Etait également prévu le versement d'une somme de 411.500 FF dès la
déclaration de la maladie.
Le 14 avril 1993, le tribunal administratif rendit un jugement
désignant un expert aux vues de déterminer notamment, si possible, si le
requérant avait reçu des produits sanguins dérivés pendant la période de
responsabilité de l'Etat précédemment définie et de formuler un avis sur
la probabilité d'un lien de causalité entre l'administration des produits
sanguins dérivés pendant la période de responsabilité de l'Etat
susdéfinie et la contamination V.I.H. Ce jugement a été notifié au
requérant le 13 septembre 1993.
Le 4 octobre 1993, le requérant a fait une requête devant la cour
administrative d'appel de Paris aux fins de voir les deux jugements du
tribunal administratif annulés.
Par ailleurs, l'expert désigné par jugement du 14 avril 1993 a
déposé son rapport le 10 décembre 1993.
GRIEF
Le requérant, qui se réfère à l'affaire X.c/ France, se plaint de
la durée de la procédure et invoque l'article 6 par.1 de la Convention.
Il fait observer que quatre ans après le début de la procédure, il n'a
toujours pas obtenu un jugement définitif. Il ajoute que la mesure
d'expertise ordonnée par le tribunal administratif le 14 avril 1993 est
inutile et frustratoire puisque, par trois arrêts du 9 avril 1993, le
Conseil d'Etat a décidé que la période de responsabilité s'étend du
22 novembre 1984 au 20 octobre 1985.
Le requérant souligne enfin que, s'il a accepté l'offre du fonds
d'indemnisation le 13 mai 1992, soit deux ans et cinq mois après
l'introduction de sa requête, il désire néanmoins que la responsabilité
de l'Etat soit reconnue et qu'en tout état de cause les offres du fonds
d'indemnisation sont très inférieures à ce qu'il peut attendre de son
procès contre l'Etat.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La requête a été introduite le 30 septembre 1993 et enregistrée le
20 octobre 1993.
Le 22 octobre 1993, la Commission a décidé, conformément à l'article
33 de son Règlement intérieur, de traiter la requête par priorité. Elle
a également décidé, conformément à l'article 48 par. 2 b) de son
Règlement intérieur, de communiquer l'affaire au Gouvernement français
et de l'inviter à présenter ses observations sur la recevabilité et le
bien-fondé de la requête dans un délai échéant le 26 novembre 1993. Elle
a enfin renvoyé l'affaire à sa Deuxième Chambre.
Les observations du Gouvernement ont été présentées, après
prorogation de délai, le 23 décembre 1993.
Les observations en réponse du requérant ont été présentées le
27 décembre 1993.
EN DROIT
Le requérant se plaint de la durée de la procédure administrative
par laquelle il a demandé à être indemnisé et invoque l'article 6 par. 1
(art. 6-1) de la Convention. Cette disposition se lit comme suit :
"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue ...
dans un délai raisonnable par un tribunal...qui décidera ...
des contestations sur ses droits et obligations de caractère
civil ... ".
Le Gouvernement fait observer en premier lieu que l'affaire était
complexe. Il expose que les juridictions saisies des recours en matière
de transmission du SIDA par transfusion sanguine ont été confrontées à
des incertitudes quant au régime de faute applicable en matière de
responsabilité de l'Etat.
En outre, ces juridictions ont eu, selon le Gouvernement,
d'importantes incertitudes quant à la date à laquelle le caractère
sérieux du risque encouru par les patients à l'occasion de la transfusion
de produits sanguins non chauffés a été porté à la connaissance des
autorités compétentes. Ce n'est qu'en septembre 1991 que le rapport
établi par un inspecteur général des affaires sanitaires et sociales a
fait la lumière sur cette question.
Le Gouvernement conclut que la complexité des questions de droit et
de fait à trancher est de nature à justifier la durée de la première
phase de la procédure qui s'est achevée avec le jugement avant dire droit
du 22 avril 1992.
Il fait par ailleurs observer que le conseil du requérant a attendu
près de cinq mois pour produire son mémoire complémentaire à la requête
introductive d'instance.
Quant au comportement des autorités compétentes, le Gouvernement
distingue celui des autorités administratives de celui des autorités
judiciaires.
Pour ce qui est des pouvoirs publics, il souligne qu'ils ont fait
diligence pour mettre en place une procédure spéciale d'indemnisation des
victimes avec, tout d'abord, l'arrêté du 17 juillet 1989 du ministre de
la Solidarité qui a instauré une aide de solidarité en faveur des seuls
hémophiles atteints du SIDA, puis la loi du 31 décembre 1991 qui a mis
en place une procédure d'indemnisation de l'ensemble des victimes
contaminées par voie de transfusion ou d'injection de produits sanguins.
Le Gouvernement rappelle sur ce point que le requérant a déjà reçu
du fonds d'indemnisation la somme de 1.134.000 FF et recevra une somme
complémentaire de 411.500 FF sur présentation d'une attestation médicale
certifiant que la maladie s'est déclarée. Il conclut que l'enjeu
financier du litige apparaît résiduel dans la mesure où la réparation la
plus importante accordée par les juridictions administratives s'élève à
2 millions de francs et où le juge administratif ne répare jamais
forfaitairement les dommages mais module le préjudice au regard des
circonstances de l'espèce.
Quant à la possibilité de voir l'Etat condamné et la satisfaction
morale qui peut en résulter, le Gouvernement fait observer que le
comportement fautif des pouvoirs publics a été admis solennellement par
le Conseil d'Etat dans ses arrêts d'avril 1993 et estime que l'on peut
avancer que la réparation morale découlant d'une nouvelle condamnation
par une juridiction subordonnée revêt de ce fait pour le requérant une
importance moindre.
Pour ce qui est du comportement des autorités judiciaires, le
Gouvernement estime que les deux jugements avant dire droit étaient
nécessaires, même s'ils ont retardé le règlement définitif du litige.
Quant au jugement du 22 avril 1992 demandant au requérant l'état des
indemnités versées par le fonds, il était indispensable en raison de la
règle jurisprudentielle qui veut qu'une victime ne soit pas indemnisée
deux fois à raison du même préjudice.
En ce qui concerne le jugement du 14 avril 1993, il était, selon le
Gouvernement, tout aussi indispensable afin de déterminer si la
contamination était intervenue pendant la période de responsabilité de
l'Etat.
En conclusion, le Gouvernement estime que la longueur de la première
phase de la procédure est justifiée par la complexité de l'affaire et que
pour la deuxième phase le grief est irrecevable en raison du caractère
résiduel que revêt le litige après l'indemnisation du requérant par le
fonds spécial.
Le requérant rappelle que dans son arrêt X contre France du
31 mars 1991 (Cour eur. D.H., série A n° 234-C), la Cour européenne des
Droits de l'Homme a déjà jugé que le délai raisonnable était dépassé au
moment du jugement du 18 décembre 1991, antérieur donc au jugement du
22 avril 1992 concernant la présente requête, même en tenant compte de
la complexité de l'affaire.
Pour ce qui est de la détermination du point de départ de la période
de responsabilité de l'Etat, le requérant fait observer que ce point
avait déjà été tranché par trois jugements rendus le 18 décembre 1991 par
le tribunal administratif de Paris et qu'il n'était pas nécessaire
d'attendre jusqu'au 22 avril 1992. Il fait en outre observer sur ce point
que ce jugement ne lui a été notifié que le 25 août 1992, soit quatre
mois après son prononcé.
Le requérant note par ailleurs que la thèse soutenue par le
Gouvernement concernant la première partie de la procédure est contraire
à celle qu'il avait développée dans l'affaire Vallée (Vallée c/France,
rapport Comm. 7.12.93).
Le requérant conteste être en quoi que ce soit responsable de la
durée de la procédure et indique que les dispositions du Code des
tribunaux administratifs permettaient au tribunal administratif de Paris
de communiquer la requête au ministre de la Santé et de la juger sans
attendre la production d'un mémoire complémentaire qui n'est d'ailleurs
pas obligatoire.
Il souligne que le Conseil d'Etat a très nettement entendu, dans ses
trois arrêts du 9 avril 1993, accorder une réparation forfaitaire et
uniforme de 2.000.000 FF à toutes les victimes, que la victime soit
seulement séropositive ou au dernier stade de la contamination, quel que
soit son âge et qu'elle soit vivante ou décédée, auquel cas
l'indemnisation revient à ses héritiers. Il ajoute que la cour
administrative d'appel de Paris, qui a repris l'examen de ces affaires
depuis le 2 décembre 1993, applique cette jurisprudence et accorde
uniformément, quand les conditions de la responsabilité de l'Etat sont
remplies, une indemnité de 2.000.000 FF.
Le requérant conteste enfin la nécessité des deux jugements avant
dire droit. Il considère que pour connaître la somme qui lui avait été
versée par le fonds d'indemnisation, une simple lettre du rapporteur
aurait suffi, plutôt que le recours à la procédure de mise à l'audience,
d'un jugement et d'une notification intervenue quatre mois après le
prononcé. En outre, il fait observer que ce jugement est le seul en son
genre et que le tribunal administratif de Paris a toujours statué sans
se préoccuper des offres du fonds.
Il ajoute qu'un seul jugement avant dire droit aurait pu être rendu
au lieu de deux à un an d'intervalle et que le fait qu'une expertise ait
été ordonnée trois ans et demi après l'introduction de la requête est
tout à fait insupportable, d'autant que le jugement l'ordonnant a été
notifié cinq mois après son prononcé.
La Commission note que le requérant a introduit sa demande préalable
et gracieuse d'indemnisation le 29 décembre 1989. A ce jour, aucun
jugement définitif n'a été rendu par le tribunal administratif de Paris.
La Commission rappelle que le caractère raisonnable de la durée
d'une procédure s'apprécie suivant les circonstances de la cause et eu
égard aux critères consacrés par la jurisprudence de la Cour, notamment
la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des
autorités compétentes. Sur ce dernier point, l'enjeu du litige pour
l'intéressé entre en ligne de compte dans certains cas (voir notamment
Cour eur. D.H., arrêt X c/France, série A n° 234-C, p. 90, par.32).
La Commission estime que, vu les circonstances de l'espèce, la
requête pose de sérieuses questions de fait et de droit concernant la
durée de la procédure, qui ne peuvent être résolues à ce stade de
l'examen de la requête, mais nécessitent un examen au fond.
Dès lors, la requête ne saurait être déclarée manifestement mal
fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
La Commission constate en outre que la requête ne se heurte à aucun
autre motif d'irrecevabilité.
Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité,
DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés.
Le Secrétaire de la Le Président de la
Deuxième Chambre Deuxième Chambre
(K. ROGGE) (S. TRECHSEL)