Přehled
Rozhodnutí
SUR LA RECEVABILITE
de la requête No 15874/89
présentée par Jean-Rodolphe BENES
contre la France
__________
La Commission européenne des Droits de l'Homme (Deuxième Chambre),
siégeant en chambre du conseil le 1er avril 1992 en présence de
MM. S. TRECHSEL, Président de la Deuxième Chambre
G. JÖRUNDSSON
A. WEITZEL
J.-C. SOYER
H.G. SCHERMERS
H. DANELIUS
Mme G.H. THUNE
MM. F. MARTINEZ
L. LOUCAÏDES
J.C. GEUS
A.V. D'ALMEIDA RIBEIRO
M. K. ROGGE, Secrétaire de la Deuxième Chambre ;
Vu l'article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme
et des Libertés fondamentales ;
Vu la requête introduite le 17 août 1989 par Jean-Rodolphe BENES
contre la France et enregistrée le 11 décembre 1989 sous le No de dossier
15874/89 ;
Vu la décision de la Commission, en date du 8 avril 1991, de porter
la requête à la connaissance du Gouvernement défendeur et de l'inviter
à présenter par écrit des observations sur la recevabilité et le bien-
fondé de celle-ci en tant qu'elle concerne la durée de la procédure
pénale ;
Vu les observations présentées par le Gouvernement défendeur le
26 juillet 1991 et les observations en réponse présentées par le
requérant le 11 septembre 1991 ;
Vu le rapport prévu à l'article 47 du Règlement intérieur de la
Commission ;
Après avoir délibéré,
Rend la décision suivante :
EN FAIT
Le requérant, né en 1920 à Kerestur (Tchécoslovaquie), est
français et retraité.
Les faits, tels qu'ils ont été présentés par les parties, peuvent
se résumer comme suit.
Les 18 et 20 décembre 1972, les directeurs fiscaux de la Savoie
et de l'Isère déposèrent plainte contre le requérant du chef de fraude
fiscale concernant plusieurs sociétés qu'il dirigeait.
Le 19 février 1973, l'administration fiscale se constitua partie
civile.
Le requérant fut inculpé le 20 février 1973.
Les 8 et 19 juin 1973, le requérant fut entendu par le juge
d'instruction.
Le 17 octobre 1973, le juge d'instruction demanda au tribunal de
commerce de Grenoble une expédition du jugement de liquidation de l'une
des sociétés dirigées par le requérant, document qu'il obtint le 7
novembre 1973.
Le 8 mars 1974, le requérant fut entendu, de même que son chef
comptable le 17 mai 1974.
Le 20 mai 1974, le conseil du requérant adressa au magistrat
instructeur un courrier lui demandant de surseoir à toute décision, son
client ayant demandé à un expert comptable de reprendre sa
comptabilité.
Le 11 juillet 1974, le requérant adressa au juge un mémoire ainsi
que le bilan et la situation comptable de l'une de ses sociétés.
Le 19 juillet 1974, le requérant fut entendu par le juge.
Le 29 octobre 1974, le requérant fit parvenir au juge une copie
de la réclamation contentieuse qu'il adressait à la Direction des
services fiscaux.
Les 12 décembre 1974 et 30 juin 1975, le magistrat instructeur
adressa des lettres à la Direction des services fiscaux pour s'enquérir
de la suite réservée à la réclamation.
Il lui fut indiqué en réponse les 13 janvier 1975 et 8 juillet
1975 que l'instruction était toujours en cours.
Le 11 septembre 1975, l'administration indiqua au juge que les
réclamations du requérant ne pourraient recevoir une solution avant un
délai de six mois.
Les 28 avril et 30 novembre 1976, le juge s'adressa de nouveau
à l'administration qui répondit les 21 mai et 2 décembre 1976 que
l'instruction était toujours en cours.
Le 17 décembre 1976, le requérant fut entendu par le juge
d'instruction.
Le 30 septembre 1977, le juge s'enquit auprès de l'administration
fiscale de la suite donnée aux réclamations du requérant. Il lui fut
indiqué en réponse le 24 novembre 1977 qu'aucune décision n'avait été
prise.
Le 17 février 1978, le requérant fit parvenir au juge
d'instruction certaines décisions rendues par l'administration sur ses
réclamations.
Le 6 mars 1978, le requérant fit une requête devant le tribunal
administratif de Grenoble pour contester une décision de
l'administration fiscale du 4 janvier 1978.
En effet, parallèlement à la procédure pénale, l'administration
procédait à des redressements fiscaux contre lesquels le requérant
exerça des recours devant les juridictions administratives.
Du 7 avril 1978 au 16 juin 1980, quatre échanges de courrier
eurent lieu entre le juge d'instruction et l'administration fiscale à
propos de la situation des procédures administratives.
Le requérant fut par ailleurs entendu par le juge le 28 mars
1979.
Le 29 septembre 1980, l'administration fiscale fit parvenir au
juge d'instruction un état récapitulatif de la situation contentieuse
des réclamations ou requêtes concernant le requérant.
Le 10 décembre 1981, le juge adressa un courrier à
l'administration fiscale, faisant étant des dégrèvements obtenus par
le requérant et lui demandant si elle maintenait sa plainte. Il fit
un rappel le 28 janvier 1982.
Le 19 mars 1982, le Directeur régional des Impôts répondit à la
demande du juge du 10 décembre 1981.
Le 23 mars 1982, le requérant fut entendu par le juge.
Le 7 avril 1983, le juge d'instruction fit un courrier à
l'administration, lui demandant de fixer définitivement les
réclamations "aux fins d'un règlement prochain de cette procédure
maintenant ancienne". Il obtint une réponse le 7 juin 1983.
Le 28 juillet 1983, le juge écrivit à nouveau à l'Inspecteur
principal des Impôts.
Le 28 février 1984, l'administration communiqua sa réponse sur
l'état des procédures administratives engagées sur recours du requérant
contre des décisions de l'administration fiscale. Elle joignait copie
de six jugements rendus par le tribunal administratif de Grenoble entre
le 19 décembre 1980 et le 15 décembre 1982 et d'un arrêt du Conseil
d'Etat en date du 19 janvier 1983.
Le 9 avril 1984, le juge d'instruction entendit le requérant et
lui communiqua le décompte des impositions établi par l'administration.
Les 24 avril 1984 et 9 janvier 1985, le requérant adressa au
juge, d'une part, un mémoire en réponse au décompte qui lui avait été
communiqué le 9 avril et, d'autre part, un arrêt du Conseil d'Etat en
date du 27 juillet 1984, annulant un jugement du tribunal administratif
de Grenoble du 14 janvier 1981 et ordonnant un supplément
d'information.
Le 4 février 1985, le procureur de la République du tribunal
d'Albertville écrivit à la Direction des Services fiscaux et reçut une
réponse le 26 février 1985.
Le 21 mars 1985, le juge d'instruction rendit une ordonnance de
soit-communiqué.
Le 25 mars 1985, le parquet fit un réquisitoire définitif de
renvoi devant le tribunal correctionnel.
Le 25 mars 1985, le juge d'instruction d'Albertville renvoyait
le requérant devant le tribunal correctionnel pour avoir
frauduleusement soustrait deux sociétés au paiement de la taxe sur la
valeur ajoutée, à l'établissement de l'impôt sur le revenu des
personnes physiques et à l'établissement de l'impôt sur les sociétés,
faits prévus et réprimés par les articles 1741 à 1743 du Code général
des impôts.
Après plusieurs renvois, le tribunal correctionnel d'Albertville,
par jugement du 25 novembre 1985, déclara le requérant coupable des
délits concernant la société A.
Le tribunal nota en effet entre autres que le requérant avait
reconnu qu'il n'établissait pas ses déclarations à cause de difficultés
de trésorerie. Le tribunal considéra que l'élément constitutif
intentionnel était établi par la constatation de ce que les
dissimulations des sommes sujettes à l'impôt et les omissions de
déclarations avaient été volontaires.
Le requérant fut condamné à 18 mois d'emprisonnement avec sursis,
10.000 F. d'amende et déclaré solidairement tenu avec la société A au
paiement des impôts fraudés et des pénalités afférentes.
Le tribunal nota par ailleurs que les faits concernant la société
B faisant l'objet de recours administratif, n'étaient donc pas établis
de façon définitive et relaxa le requérant sur ce point.
Le requérant fit appel de ce jugement en ses seules dispositions
pénales ; le ministère public et l'administration fiscale firent
également appel.
L'affaire fut appelée devant la cour d'appel de Chambéry le 2
octobre 1986, renvoyée au 15 janvier 1987, au 9 avril 1987 sur demande
de l'administration puis au 11 juin 1987 en raison de l'état de santé
du requérant. Après avoir été mise en délibéré pour prononcé de l'arrêt
le 27 août 1987, l'affaire fut renvoyée au 3 décembre 1987 pour
réouverture des débats car le requérant avait produit de nombreux
documents le 5 août 1987.
En effet, entre-temps, le 28 juillet 1987, le requérant avait
bénéficié de dégrèvements concernant l'établissement de l'impôt sur le
revenu des personnes physiques et de l'impôt sur les sociétés de la
société B en raison d'irrégularités de la procédure fiscale.
L'arrêt fut prononcé le 28 janvier 1988.
La cour d'appel de Chambéry confirma le jugement de première
instance concernant la déclaration de culpabilité prononcée pour les
faits relatifs à la société A mais le réforma pour ce qui est des faits
concernant la société B, pour lesquels le tribunal correctionnel avait
relaxé le requérant.
Elle considéra en effet que la procédure administrative était
différente de la procédure pénale et qu'une décision administrative ne
pouvait avoir, au pénal, l'autorité de la chose jugée. Elle estima de
plus que le fait que des dégrèvements avaient été accordés au requérant
sur deux des trois impositions en raison d'irrégularités de la
procédure fiscale était sans incidence sur la procédure pénale et que
les juridictions pénales n'étaient pas tenues d'en déduire que la
personne n'avait pas pour autant fraudé ou tenté de frauder.
Elle releva en effet que les poursuites pénales intentées sur la
base de l'article 1741 du Code général des impôts et la procédure
administrative tendant à la fixation de l'assiette et de l'étendue des
impôts étaient par leur nature et leur objet différentes et
indépendantes l'une de l'autre.
La cour releva par ailleurs notamment que les faits d'omission
de déclarations pour le paiement de la TVA (Taxe sur la valeur ajoutée)
n'étaient pas contestés, qu'ils avaient été reconnus par le requérant
lui-même au cours de l'instruction et à l'audience tant pour la
matérialité des faits que pour leur caractère volontaire et que les
constatations de fait de dissimulation étaient exactes et
incontestables.
Elle déclara le requérant également coupable des délits qui lui
étaient reprochés concernant la société B et le condamna, pour les
délits concernant les deux sociétés, à deux mois d'emprisonnement avec
sursis.
Sur l'action civile, la cour d'appel confirma le jugement de
première instance, qui avait déclaré le requérant solidairement tenu
avec une société pour le paiement des impôts fraudés et des pénalités
y afférentes, et déclara le requérant également solidaire pour le
paiement des impôts fraudés et des pénalités y afférentes en ce qui
concerne la deuxième société.
Le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt. Il se
plaignait notamment de ce que le juge d'instruction qui avait rendu
l'ordonnance de renvoi ne l'avait jamais convoqué, de ce que ses
exceptions de nullité avaient été rejetées par la cour d'appel. Au
nombre de ces nullités invoquées figurait notamment celle selon
laquelle les irrégularités commises au cours de la vérification fiscale
avaient porté atteinte aux droits de la défense d'autant plus que,
selon lui, la procédure pénale était fondée sur la procédure fiscale,
et il invoquait, entre autres, l'article 6 de la Convention.
Le 20 mars 1989, la Cour de cassation rejeta le pourvoi en
considérant notamment que la cour d'appel avait caractérisé en tous ses
éléments, tant matériels qu'intentionnels, les délits de fraude
fiscale. L'arrêt fut notifié au requérant le 3 mai 1989.
GRIEFS
Le requérant se plaint de la durée de la procédure et allègue que
sa cause n'a pas été entendue dans le délai raisonnable prévu à
l'article 6 par. 1 de la Convention. Il rappelle que cette procédure
a débuté le 18 décembre 1972 par le dépôt de la plainte de
l'administration fiscale, que le juge d'instruction a ordonné le renvoi
devant le tribunal correctionnel le 25 mars 1985 et que la procédure
s'est achevée le 20 mars 1989 par l'arrêt de la Cour de cassation.
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
La requête a été introduite le 17 août 1989 et enregistrée le 11
décembre 1989.
Le 8 avril 1991, la Commission a décidé, conformément à l'article
48 par. 2 b) de son Règlement intérieur, de donner connaissance de la
requête au Gouvernement français et de l'inviter à présenter par écrit
ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé du grief portant
sur la longueur de la procédure au regard de l'article 6 par. 1 de la
Convention et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus
(griefs tirés du manque d'équité du procés, de l'atteinte portée à la
présomption d'innocence, du manque d'information sur la cause et la
nature de l'accusation et du manque d'impartialité du tribunal).
La Commission a également invité le Gouvernement à produire une
chronologie complète de la procédure et notamment un relevé des actes
accomplis dans le cadre de l'instruction entre le 18 décembre 1972 et
le 25 mars 1985.
Le 6 juin 1991, le Gouvernement a demandé une prorogation de
délai au 26 juillet 1991, prorogation qui lui a été accordée le 27 juin
1991 par le Président de la Commission.
Les observations du Gouvernement défendeur ont été présentées le
26 juillet 1991.
Les observations en réponse du requérant ont été présentées le
11 septembre 1991.
Le 1er juillet 1991, la Commission a décidé de renvoyer l'affaire
à une Chambre.
EN DROIT
Le requérant se plaint de la durée de la procédure. Il invoque
sur ce point l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention qui dispose
notamment que "toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue
... dans un délai raisonnable par un tribunal ... qui décidera ... du
bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle".
Quant au bien-fondé du grief, le Gouvernement estime qu'aucune
violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) ne saurait être constatée.
S'appuyant sur une chronologie détaillée de la procédure visant à
établir que celle-ci n'a pas connu une durée excessive, il ajoute que
l'affaire était complexe du fait, d'une part, que plusieurs sociétés
étaient concernées et que les infractions reprochées étaient difficiles
à démontrer et, d'autre part, que le requérant avait engagé plusieurs
procédures devant les services fiscaux puis devant les juridictions
administratives.
Le Gouvernement avance également que le requérant a, par son
attitude, contribué à l'allongement de la procédure car il a soulevé
des exceptions de nullité et a demandé, le 20 mai 1974, au juge de
surseoir à statuer, puis a demandé avec l'administration, en octobre
1986, le renvoi de l'audience de la cour d'appel à janvier 1987 et
enfin du fait qu'en avril 1987 l'affaire a été renvoyée à juin 1987 en
raison de son absence. Le Gouvernement souligne par ailleurs qu'en
raison du dépôt d'un mémoire du requérant le 5 août 1987, la cour a dû
ordonner la réouverture des débats. Quant aux autorités judiciaires,
le Gouvernement expose qu'elles ont marqué la plus grande attention à
l'instruction de l'affaire.
Le requérant quant à lui fait observer qu'il n'a pas été entendu
par le juge d'instruction entre le 28 mars 1979 et le 23 mars 1982,
soit près de trois ans.
Il souligne également que l'affaire ne revêtait pas une
complexité exceptionnelle.
Il ajoute que soulever des exceptions de nullité correspond à
l'exercice normal des droits de la défense.
Il expose encore que la responsabilité de la durée de la
procédure incombe essentiellement à l'administration qui ne répondait
qu'après de longs délais.
La Commission note que le requérant a été inculpé le 20 février
1973, qu'il a été renvoyé devant le tribunal correctionnel le 25 mars
1985, que ce dernier a rendu son jugement le 25 novembre 1985, que la
cour d'appel a rendu son arrêt le 28 janvier 1988, et que la Cour de
cassation s'est prononcée le 20 mars 1989, par un arrêt qui constitue
en l'espèce la décision définitive.
Elle relève tout d'abord que la partie de la procédure se situant
avant le 3 mai 1974 échappe à sa compétence ratione temporis, la
période en question se situant avant la ratification de la Convention
par la France, mais que pour vérifier le caractère raisonnable du laps
de temps écoulé à partir de cette date il faut cependant tenir compte
de l'état où l'affaire se trouvait alors (voir Cour Eur. D.H., arrêt
Martins Moreira du 26 octobre 1988, série A n° 143, p. 16 par. 43).
Pour ce qui est de la période entre le 3 mai 1974 et le 2 octobre
1981, date de la déclaration française d'acceptation du droit de
recours individuel, elle rappelle qu'en l'absence d'une limitation
expresse dans la déclaration française, elle est compétente ratione
temporis pour connaître des griefs formulés par le requérant à cet
égard (cf. X. c/France, No 9587/81, déc. 13.12.82, D.R. 29 p. 228).
La Commission rappelle que le caractère raisonnable de la durée
de la procédure doit s'apprécier eu égard notamment à la complexité de
l'affaire, au comportement du requérant et à celui des autorités
judiciaires (voir Cour Eur. D.H., arrêt Eckle du 15 juillet 1982, série
A n° 51, p. 35, par. 80).
La Commission estime que la requête pose de sérieuses questions
de fait et de droit concernant la durée de la procédure, qui ne peuvent
être résolues à ce stade de l'examen de la requête, mais nécessitent
un examen au fond.
Dès lors, la requête ne saurait être déclarée manifestement mal
fondée au sens de l'article 27 par. 2 (art. 27-2) de la Convention.
La Commission constate en outre que la requête ne se heurte à
aucun autre motif d'irrecevabilité.
Par ces motifs, la Commission, à l'unanimité,
DECLARE LA REQUETE RECEVABLE, tous moyens de fond réservés.
Le Secrétaire Le Président
de la Deuxième Chambre de la Deuxième Chambre
(K. ROGGE) (S. TRECHSEL)