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PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE MONSEUR c. BELGIQUE
(Requête no 77976/14)
ARRÊT
STRASBOURG
6 mars 2025
Cet arrêt est définitif. Il peut subir des retouches de forme.
En l’affaire Monseur c. Belgique,
La Cour européenne des droits de l’homme (première section), siégeant en un comité composé de :
Raffaele Sabato, président,
Frédéric Krenc,
Alain Chablais, juges,
et de Liv Tigerstedt, greffière adjointe de section,
Vu :
la requête no 77976/14 dirigée contre le Royaume de Belgique et dont un ressortissant de cet État, M. Daniel Monseur (« le requérant »), né en 1948, représenté par Me Lebrun, avocat à Grivegnée, a saisi la Cour le 12 décembre 2014 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter à la connaissance du gouvernement belge (« le Gouvernement »), représenté par son agente, Mme I. Niedlispacher, du service public fédéral de la Justice, le grief concernant la non-exécution dans un délai raisonnable de deux arrêts du Conseil d’État et de déclarer la requête irrecevable pour le surplus,
les observations des parties,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 6 février 2025,
Rend l’arrêt que voici, adopté à cette date :
OBJET DE L’AFFAIRE
1. La requête concerne l’allégation selon laquelle les autorités nationales en s’abstenant de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à deux arrêts du Conseil d’État, ont privé les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile.
- LES PROCÉDURES DEVANT LE CONSEIL D’ÉTAT
2. Saisi par le requérant, le Conseil d’État annula par les arrêts précités deux permis d’urbanisme délivrés par la commune de Stoumont au voisin de l’intéressé, l’un concernait un premier entrepôt (arrêt no 137.672, 25 novembre 2004) et l’autre un gîte rural et un second entrepôt (arrêt no 190.515, 16 février 2009) construits en face de son habitation, respectivement pour inadéquation et insuffisance de motivation. L’arrêt de 2004 relevait une prise en compte inadéquate du règlement général sur les constructions en milieu rural, tandis que l’arrêt de 2009 soulignait l’absence de réponse à une réclamation déposée auprès de la commune concernant le risque d’incendie.
3. Sur requête de la Région wallonne qui estimait qu’une erreur matérielle s’y était glissée, le Conseil d’État rectifia l’arrêt de 2004 par un arrêt du 16 mars 2010 et précisa que cette rectification ne modifiait pas la portée du considérant concerné.
- LES SUITES DONNÉES AUX ARRÊTS D’ANNULATION
4. Il ressort du dossier que le requérant s’est adressé à différentes autorités afin de connaître l’évolution des dossiers et afin que les arrêts de 2004 et de 2009 fussent suivis d’effet. Ainsi, le requérant demanda notamment à la commune de solliciter l’établissement par les services de police d’un procès‑verbal mettant en cause son voisin et constatant les infractions urbanistiques, et ce « afin de pouvoir régulariser les constructions » concernées. Le procès-verbal de constat d’infraction à la réglementation urbanistique concernant les bâtisses litigieuses, établi en mars 2009, fut suivi d’une décision de classement sans suite prise par le ministère public.
5. Dans une lettre du 21 février 2011, la commune de Stoumont fit part au voisin du requérant, s’agissant du premier entrepôt (arrêt de 2004), qu’un nouveau permis d’urbanisme serait délivré par le collège communal sans qu’une nouvelle demande de permis dût être introduite. Concernant le second entrepôt et le gîte (arrêt de 2009), une nouvelle demande devait être introduite par le voisin du requérant étant donné que la demande de permis initiale ne correspondait plus à la réalité, le gîte ayant été affecté entre-temps à un logement loué.
6. Le 1er juillet 2011, la commune, statuant sur la demande initiale de permis d’urbanisme du voisin du requérant et se référant à l’avis du fonctionnaire délégué du 7 février 1997, délivra un nouveau permis pour le premier entrepôt en cause dans l’arrêt de 2004. En ce qui concerne les bâtisses litigieuses faisant l’objet de l’arrêt d’annulation de 2009, les parties s’accordent devant la Cour sur le fait que celles-ci demeurent actuellement en place en l’absence de permis.
- L’ACTION EN INDEMNISATION
7. En décembre 2009, le requérant introduisit une procédure en responsabilité civile à l’encontre de la commune. Il réclamait une indemnisation pour le dommage prétendument subi en raison de la situation illégale persistante.
8. Le 7 décembre 2010, le tribunal de première instance de Verviers statua en sa faveur, jugeant qu’en ne donnant aucune suite dans un délai raisonnable aux deux arrêts d’annulation du Conseil d’État, la commune avait commis une faute.
9. Le 15 mai 2012, la cour d’appel de Liège réforma ce jugement. Elle estima que le requérant avait tort de prétendre que la commune était restée inactive pendant des années, l’arrêt de 2004 ayant été rectifié par le Conseil d’État seulement en mars 2010 (paragraphe 3 ci-dessus). Elle souligna en outre que la commune n’avait pas d’obligation d’agir. Celle-ci avait la possibilité d’agir notamment en dressant un procès-verbal si une infraction urbanistique était constatée ou encore en poursuivant devant les tribunaux civils des mesures de réparation, mais c’était le particulier dont le permis avait été annulé qui avait l’obligation de demander un nouveau permis.
10. Le requérant se pourvu en cassation, invoquant notamment une violation de l’article 6 de la Convention en raison de la non-exécution dans un délai raisonnable des arrêts définitifs et exécutoires du Conseil d’État.
11. Le 16 juin 2014, la Cour de cassation rejeta son pourvoi. Elle considéra que le grief tiré d’une violation de l’article 6 de la Convention se déduisait d’une violation alléguée en vain, relative à la conclusion selon laquelle la commune n’avait pas commis de faute, qui revenait à critiquer une appréciation en fait du juge du fond. Elle déclara dès lors ce grief irrecevable.
- LES DÉVELOPPEMENTS POSTÉRIEURS À L’INTRODUCTION DE LA REQUÊTE
12. Le voisin du requérant décéda le 4 avril 2018.
13. À la suite du décès du requérant, le 28 avril 2020, son épouse, Mme Jacqueline Reisch, et ses enfants, Mme Ombeline Monseur et M. Damien Monseur, tous héritiers du requérant, informèrent la Cour de leur intention de poursuivre la requête.
- GRIEFS
14. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, le requérant se plaint de l’exécution tardive de l’arrêt du Conseil d’État de 2004 et de l’inexécution de l’arrêt de 2009.
LE DROIT INTERNE PERTINENT
15. L’article 37 de l’arrêté du Régent du 23 août 1948 déterminant la procédure devant la section du contentieux administratif du Conseil d’État prévoit ce qui suit en ce qui concerne l’exécution des arrêts du Conseil d’État :
« Les arrêts sont exécutoires de plein droit. Le Roi en assure l’exécution. Le greffier appose sur les expéditions, à la suite du dispositif, et suivant le cas, l’une des formules exécutoires ci-après:
Les ministres et autorités administratives, en ce qui les concerne, sont tenus de pourvoir à l’exécution du présent arrêt. Les huissiers de justice à ce requis ont à y concourir en ce qui concerne les voies de droit commun.
(...) »
16. Les arrêts d’annulation du Conseil d’État ont autorité de chose jugée absolue (voir, par exemple, CE, no 223.441, 8 mai 2013, et CE, no 229.417, 2 décembre 2014) et un effet rétroactif. Concrètement, « un arrêt d’annulation du Conseil d’État opère ex tunc et erga omnes, ce qui signifie que l’acte annulé est censé n’avoir jamais existé » (voir, par exemple, CE, no 121.131, 1er juillet 2003).
APPRÉCIATION DE LA COUR
- REMARQUE PRÉLIMINAIRE
17. Le requérant conteste la recevabilité du mémoire du Gouvernement au motif qu’il n’a pas été signé par l’avocat qui a assisté le Gouvernement et que cet avocat était l’avocat de la commune devant la cour d’appel. La Cour n’y voit aucune raison de ne pas verser le mémoire au dossier.
- SUR LA RECEVABILITÉ
18. Le Gouvernement ne s’est pas opposé à la demande des héritiers du requérant tendant à la poursuite de la procédure (paragraphe 13 ci-dessus). Eu égard aux liens familiaux et juridiques de ces derniers avec le requérant et à leur intérêt légitime, la Cour accepte qu’ils poursuivent l’instance (voir, par exemple, Janowiec et autres c. Russie [GC], nos 55508/07 et 29520/09, §§ 97-101, CEDH 2013). Par la désignation « requérant » dans le présent arrêt, désormais il faut donc également entendre les héritiers concernés.
19. Par ailleurs, constatant que la requête n’est pas manifestement mal fondée ni irrecevable pour un autre motif visé à l’article 35 de la Convention, la Cour la déclare recevable.
- SUR LE FOND
20. Les principes généraux concernant le droit à l’exécution des décisions de justice sont exposés, parmi beaucoup d’autres, dans les affaires Hornsby c. Grèce (19 mars 1997, §§ 40-41, Recueil des arrêts et décisions 1997‑II) et Kyrtatos c. Grèce (no 41666/98, § 30, CEDH 2003-VI (extraits)). En particulier, le droit à l’exécution des décisions de justice revêt encore plus d’importance dans le contexte d’un contentieux impliquant l’administration. La Cour rappelle à cet égard que l’administration constitue un élément de l’État de droit et que son intérêt s’identifie donc avec celui d’une bonne administration de la justice. Si l’administration refuse ou omet de s’exécuter, ou encore tarde à le faire, les garanties de l’article 6 dont a bénéficié le justiciable pendant la phase judiciaire de la procédure perdraient toute raison d’être (Hornsby, précité, § 41).
21. Le requérant soutient en l’espèce qu’en s’abstenant de prendre les mesures nécessaires pour se conformer à des arrêts définitifs et exécutoires du Conseil d’État, les autorités nationales ont privé les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile.
22. Le Gouvernement objecte que les arrêts du Conseil d’État de 2004 et de 2009 ont bien été exécutés, puisque, dès leur prononcé, les permis d’urbanisme concernés ont disparu de l’ordonnancement juridique, ayant pour conséquence que le propriétaire des bâtisses litigieuses se retrouvait en situation infractionnelle. Le Gouvernement ajoute que la procédure devant le Conseil d’État étant un contentieux objectif d’annulation, celui-ci ne pouvait pas imposer des mesures spécifiques. Toute mesure prise à la suite des arrêts du Conseil d’État ne constituerait pas une exécution de ces arrêts, mais plutôt une conséquence qui en découle et relève de la marge d’appréciation du pouvoir exécutif.
23. Il est vrai que, comme le relève le Gouvernement, les arrêts du Conseil d’État ne faisaient qu’annuler les permis d’urbanisme concernés et n’ordonnaient pas aux autorités nationales l’adoption d’une mesure spécifique. Cependant, le but même de ces recours en annulation était non seulement d’obtenir la disparition des actes litigieux, mais aussi et par voie de conséquence la levée de leurs effets (Süzer et Eksen Holding A.Ş. c. Turquie, no 6334/05, § 115, 23 octobre 2012).
24. La Cour observe à cet égard que le requérant s’est adressé à différentes autorités afin que les arrêts de 2004 et de 2009 fussent suivis d’effet (paragraphe 4 ci-dessus). Or, malgré ces démarches, les arrêts du Conseil d’État sont restés sans suite pendant de nombreuses années. L’arrêt de 2004 n’a été suivi d’effets que le 1er juillet 2011 à la suite de la délivrance d’un nouveau permis d’urbanisme, alors que l’arrêt de 2009 n’a, quant à lui, toujours pas été suivi d’effets en sorte que les bâtisses litigieuses demeurent actuellement en place en l’absence de permis (paragraphe 6 ci-dessus).
25. La Cour ne peut accorder de poids à l’argument du Gouvernement selon lequel le requérant aurait pu engager une procédure d’astreinte contre la commune pour que celle-ci statuât sur les demandes de permis, ou contre son voisin (pour le second permis) afin que celui-ci déposât une nouvelle demande, ou encore solliciter des mesures de réparation devant les autorités judiciaires. Elle estime que les démarches procédurales que le requérant aurait pu, selon le Gouvernement, entreprendre pour empêcher la construction des bâtisses litigieuses ou la délivrance des permis concernés sont sans pertinence pour l’examen du grief qui tient à l’attitude passive des autorités compétentes à la suite des deux arrêts du Conseil d’État. Elle note du reste que le requérant a engagé une procédure en responsabilité civile à l’encontre de la commune qui s’est avérée vaine (paragraphes 7 à 11 ci‑dessus).
26. Concernant le délai pris par les autorités nationales pour donner suite à l’arrêt de 2004, à savoir six ans et sept mois suivant son prononcé (paragraphe 24 ci-dessus), la Cour relève que, même à supposer que la procédure de rectification puisse entrer en ligne de compte comme l’a jugé la cour d’appel (paragraphe 9 ci-dessus), une nouvelle décision de la commune sur la demande de permis n’est intervenue qu’environ seize mois après l’arrêt de rectification. La Cour observe que la commune a statué sur la demande initiale de permis du voisin du requérant et s’est référée à l’avis du fonctionnaire délégué préexistant (paragraphe 6 ci-dessus). Aucune justification n’a été avancée par le Gouvernement pour expliquer un tel délai.
27. Quant à l’arrêt de 2009, le Gouvernement fait valoir qu’une nouvelle demande de permis devait être introduite par le voisin du requérant afin que les autorités administratives pussent statuer à nouveau étant donné que le gîte avait été affecté entre-temps à un logement loué (paragraphe 5 ci-dessus). La Cour rappelle cependant que les autorités sont garantes de la légalité, une exigence fondamentale de l’État de droit qui est au cœur de la Convention (paragraphe 20 ci-dessus). Il leur incombait ainsi d’assurer le respect des règles de l’urbanisme qui visent à assurer un bon aménagement du territoire. Or la Cour constate qu’aucune démarche n’a été entreprise par les autorités nationales pour faire cesser l’illégalité en cause, qui perdure depuis de nombreuses années.
28. Au vu de ce qui précède, la Cour considère que les autorités n’ont pas déployé tous les efforts nécessaires pour rétablir la légalité dans un délai raisonnable à la suite des arrêts précités d’annulation du Conseil d’État. Ainsi, elles ont privé les dispositions de l’article 6 § 1 de la Convention de tout effet utile (voir, mutatis mutandis, Kyrtatos, précité, § 32).
29. Partant, il y a eu violation de cette disposition.
SUR l’APPLICATION DE L’ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
30. Le requérant demande 5 400 euros (EUR) au titre du dommage matériel et 9 800 EUR au titre du dommage moral qu’il estime avoir subi. Il réclame également 17 120 EUR au titre des frais et dépens qu’il dit avoir engagés dans le cadre de la procédure menée devant les juridictions internes et devant la Cour.
31. Le Gouvernement conteste la réalité des dommages et des frais engagés.
32. La Cour ne distingue aucun lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué. Elle rejette donc la demande formulée à ce titre. En revanche, statuant en équité, elle octroie au requérant 6 000 EUR pour dommage moral, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
33. Compte tenu des documents en sa possession et de sa jurisprudence, la Cour juge raisonnable d’allouer au requérant la somme de 5 900 EUR tous frais confondus, plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À L’UNANIMITÉ,
- Dit que les héritiers du requérant, Mme Jacqueline Reisch, Mme Ombeline Monseur et M. Damien Monseur, ont qualité pour poursuivre la présente procédure ;
- Déclare la requête recevable ;
- Dit qu’il y a eu violation de l’article 6 § 1 de la Convention ;
- Dit,
a) que l’État défendeur doit verser aux héritiers du requérant conjointement, dans un délai de trois mois, les sommes suivantes :
- EUR 6 000 (six mille euros), plus tout montant pouvant être dû à titre d’impôt sur cette somme, pour dommage moral ;
- EUR 5 900 (cinq mille neuf cents euros), plus tout montant pouvant être dû par les héritiers du requérant à titre d’impôt sur cette somme, pour frais et dépens ;
b) qu’à compter de l’expiration dudit délai et jusqu’au versement, ces montants seront à majorer d’un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
- Rejette le surplus de la demande de satisfaction équitable.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 6 mars 2025, en application de l’article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Liv Tigerstedt Raffaele Sabato
Greffière adjointe Présidente