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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 48638/18
Kamel DAOUDI
contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 12 juillet 2023 en un comité composé de :
Stéphanie Mourou-Vikström, présidente,
Lado Chanturia,
Mattias Guyomar, juges,
et de Sophie Piquet, greffière adjointe de section f.f.,
Vu :
la requête no 48638/18 contre la République française et dont un ressortissant algérien, M. Kamel Daoudi (« le requérant ») né en 1974, représenté par Me E. Daoud, avocat à Paris, a saisi la Cour le 11 octobre 2018 en vertu de l’article 34 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (« la Convention »),
la décision de porter la requête à la connaissance du gouvernement français (« le Gouvernement »), représenté par son agent, M. F. Alabrune, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères,
les observations des parties,
les observations communiquées par la Rapporteuse spéciale sur les droits de l’homme et la lutte antiterroriste, dont la présidente de la section a autorisé la tierce intervention,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
OBJET DE l’AFFAIRE
1. L’affaire est relative à l’assignation à résidence dont le requérant fait l’objet depuis le 24 avril 2008.
- La mesure et son contexte
2. Le 14 décembre 2005, le requérant fut condamné par la cour d’appel de Paris à six ans d’emprisonnement et à une peine d’interdiction définitive du territoire français pour avoir participé à une association de malfaiteurs en vue de la préparation d’un acte de terrorisme et fait usage de faux.
3. À sa libération, les autorités internes organisèrent son renvoi vers l’Algérie. Le 23 avril 2008, la Cour indiqua au Gouvernement de ne pas mettre à exécution cet éloignement pour la durée de la procédure en application de l’article 39 du règlement. Par un arrêt du 3 décembre 2009 (Daoudi c. France, no 19576/08), elle jugea que ce renvoi aurait été contraire à l’article 3 de la Convention s’il avait été mis à exécution à cette date.
4. Le requérant fut assigné à résidence par une série d’arrêtés pris par le ministre de l’Intérieur sur le fondement de l’article L. 513-4, puis de l’article L 561-1 du CESEDA[1] (arrêtés des 24 avril 2008, 9 avril 2010, 15 septembre 2010, 19 septembre 2011, 15 décembre 2011, 2 mai 2013, 24 novembre 2016, 16 décembre 2016, 30 janvier 2017, 23 mars 2018, 14 février 2019 et 13 mai 2019). La mesure fut mise à exécution de façon continue, à l’exception de deux périodes d’incarcération ; elle continue de s’appliquer. Ses modalités varièrent au fil du temps. Le requérant fut successivement assigné à résidence dans des communes situées dans la Creuse, la Haute-Marne, le Tarn, la Charente-Maritime et le Cantal. Il fut astreint à se présenter 2 à 4 fois par jour auprès des forces de l’ordre, et dut respecter un couvre-feu nocturne à compter du 24 novembre 2016.
- Les recours exercés par le requérant
- Demandes de relèvement
5. Devant les juridictions judiciaires, le requérant sollicita le relèvement de sa peine d’interdiction du territoire en 2008, en 2009 et en 2019. Ses trois requêtes furent rejetées.
- Recours en annulation pour excès de pouvoir
6. Devant les juridictions administratives, il présenta sept recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation des arrêtés des 19 septembre 2011, 15 décembre 2011, 24 novembre 2016, 30 janvier 2017, 23 mai 2018, 14 février 2019 et 13 mai 2019. Il y développa différents moyens de conventionnalité.
- Les recours contre les arrêtés des 19 septembre et 15 décembre 2011
7. Par un jugement du 11 avril 2013, le tribunal administratif de Paris fit partiellement droit à deux de ses demandes, en prononçant l’annulation partielle des arrêtés des 19 septembre et 15 décembre 2011 en tant qu’ils prévoyaient une fréquence de pointage jugée excessive (quatre présentations par jour).
8. Ce jugement ne fut pas frappé d’appel.
- Les recours contre les arrêtés des 24 novembre 2016 et 30 janvier 2017
a) Référés-suspension
9. À l’appui de ses requêtes aux fins d’annulation des arrêtés des 24 novembre 2016 et 30 janvier 2017, le requérant demanda la suspension de l’exécution de ces décisions sur le fondement de l’article L. 521‑1 du CJA[2] (« référé-suspension »).
10. Le juge des référés du tribunal administratif de Paris rejeta ces demandes par deux ordonnances des 16 décembre 2016 et 6 avril 2017.
11. Le requérant forma un pourvoi en cassation à l’encontre de l’ordonnance du 6 avril 2017. Ce pourvoi fut déclaré non admis le 12 juillet 2017, au motif qu’il n’était fondé sur aucun moyen sérieux.
b) Recours au fond
12. Au cours de l’instruction de sa requête aux fins d’annulation de l’arrêté du 24 novembre 2016, le requérant posa une question prioritaire de constitutionnalité (« QPC ») relative à l’article L. 561‑1 du CESEDA. Le Conseil d’État la transmit au Conseil constitutionnel le 20 septembre 2017.
13. Par une décision no 2017‑674 QPC du 1er décembre 2017, le Conseil constitutionnel déclara certaines dispositions de cet article contraires à la Constitution, au motif que le législateur n’avait pas prévu qu’au-delà d’une certaine durée, l’administration doive justifier de circonstances particulières imposant le maintien de l’assignation aux fins d’exécution de la peine d’interdiction du territoire. S’agissant du grief tiré de la méconnaissance de l’article 66 de la Constitution, il jugea que la mesure prise sur ce fondement ne devait pas être considérée comme privative de liberté, dès lors qu’elle ne pouvait pas être accompagnée d’une astreinte à domicile de plus de douze heures par jour. Il ajouta que la seule prolongation dans le temps de l’assignation à résidence n’avait pas pour effet de modifier sa nature et de la rendre assimilable à une privation de liberté.
14. Par un jugement du 13 avril 2018, le tribunal administratif de Paris rejeta les demandes d’annulation du requérant. Il écarta en particulier ses moyens tirés de la violation des articles 5 et 8 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 4.
15. La cour administrative d’appel de Paris rejeta l’appel du requérant par un arrêt du 5 novembre 2019.
16. Cet arrêt ne fut pas frappé de pourvoi en cassation.
- Les recours contre les arrêtés des 23 mai 2018, 14 février 2019 et 13 mai 2019
17. Par un jugement du 28 janvier 2021, le tribunal administratif de Paris rejeta trois requêtes aux fins d’annulation des arrêtés des 23 mai 2018, 14 février 2019 et 13 mai 2019 présentées par le requérant. Il écarta en particulier ses moyens tirés de la violation des articles 5 et 8 de la Convention et de l’article 2 du Protocole no 4.
18. Il fit appel. Son recours fut rejeté par la cour administrative d’appel de Paris par un arrêt du 6 avril 2023.
19. Le requérant indique avoir formé un pourvoi en cassation contre cet arrêt, qui est actuellement pendant devant le Conseil d’État.
- Référé-liberté
20. Par ailleurs, le requérant a présenté trois requêtes aux fins de suspension de l’exécution des arrêtés des 24 novembre 2016 et 30 janvier 2017 sur le fondement de l’article L. 521-2 du CJA (« référé-liberté »).
21. Sa première requête fut rejetée par le juge des référés du tribunal administratif de Paris par une ordonnance du 24 février 2017 pour défaut d’urgence. Cette décision ne fut pas frappée d’appel.
22. Sa deuxième requête fut rejetée par une ordonnance de tri du 1er mars 2017 pour le même motif. Le requérant demanda à bénéficier de l’aide juridictionnelle afin de se pourvoir en cassation contre cette ordonnance. Cette demande fut rejetée le 17 mars 2017. Le requérant déféra cette décision de rejet d’aide juridictionnelle au président de la section du contentieux du Conseil d’État, qui la confirma par une ordonnance du 20 juin 2017 au motif que le requérant ne développait aucun moyen de cassation sérieux.
23. Sa troisième requête, introduite le 23 mars 2018, fut rejetée par une ordonnance de tri prise le jour même. Cette ordonnance ne fut pas contestée.
- Griefs
24. Le requérant soutient à titre principal avoir été privé de liberté. Il fait valoir que son assignation à résidence n’a pas respecté les exigences de l’article 5 de la Convention. À titre subsidiaire, il invoque l’article 2 du Protocole no 4, et soutient en substance que le droit interne ne prévoit pas de garanties suffisantes contre l’arbitraire.
25. Il invoque par ailleurs les articles 8, 6 et 13 de la Convention. Il se plaint en particulier d’avoir été séparé de ses proches et critique l’équité des procédures qu’il a engagées devant le juge administratif.
APPRÉCIATION DE LA COUR
26. Le Gouvernement excipe du non-épuisement des voies de recours internes, en faisant valoir que le requérant n’a pas mené ses recours pour excès de pouvoir jusqu’à leur terme. Il souligne en particulier qu’aucun pourvoi en cassation n’a été formé contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 5 novembre 2019. Il ajoute que la décision du Conseil constitutionnel du 1er décembre 2017 n’a pas eu pour effet de priver les recours du requérant de toute perspective raisonnable de succès. Il soutient enfin que la procédure de référé-suspension est accessoire à un recours au fond et subordonnée à l’urgence, de sorte qu’il ne suffit pas de l’exercer pour épuiser les voies de recours internes.
27. Le requérant soutient en premier lieu qu’un pourvoi en cassation dans le cadre du recours pour excès de pouvoir était voué à l’échec. À cet égard, il fait valoir en premier lieu que les juridictions administratives françaises considèrent que les mesures d’assignation à résidence ne constituent pas des mesures privatives de liberté au sens de l’article 5 de la Convention. Il affirme que le juge administratif ne pourrait adopter une solution contraire sans porter atteinte à l’autorité de la jurisprudence constitutionnelle (paragraphe 13 ci‑dessus, et Pagerie, précité, § 69). Il ajoute que l’office du juge de cassation est limité et considère que l’effectivité du contrôle de conventionnalité exercé par le Conseil d’État n’est pas établie. Il en déduit qu’un moyen de cassation tiré de la violation de l’article 5 était dépourvu de toute perspective de succès. En deuxième lieu, il fait valoir qu’il a valablement épuisé les voies de recours internes en saisissant le Conseil constitutionnel de griefs équivalents à ceux qu’il a soulevés devant la Cour. En troisième lieu et subsidiairement, il soutient qu’il a valablement épuisé les voies de recours internes par la voie du référé-suspension, en se pourvoyant en cassation contre l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Paris du 1er mars 2017 (paragraphe 11 ci-dessus).
28. Les principes généraux relatifs à l’épuisement des voies de recours internes et à la répartition de la charge de la preuve en la matière ont été rappelés dans l’arrêt Selahattin Demirtaş c. Turquie (no 2) ([GC], no 14305/17, §§ 205‑206, 22 décembre 2020).
29. La Cour juge de façon constante que, lorsqu’il est disponible, le recours pour excès de pouvoir est en principe une voie de recours interne à épuiser (Charron et Merle-Montet c. France (déc.), no 22612/15, § 21, 16 janvier 2018, Graner c. France (déc.), no 84536/17, § 44, 5 mai 2020, Zambrano c. France (déc.), no 41994/21, § 27, et Pagerie c. France, no 24203/16, § 127, 19 janvier 2023). En outre, il faut en principe mener la procédure jusqu’au juge de cassation (Graner, précitée, § 44, et Pagerie, précité, § 127). Or, le requérant n’a pas formé de pourvoi en cassation contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 5 novembre 2019 (paragraphe 16 ci-dessus). Il reste donc à la Cour à déterminer si une raison quelconque ou des circonstances particulières le dispensaient de ce recours.
30. À cet égard, la Cour constate en premier lieu que le recours pour excès de pouvoir permet de développer des moyens aux fins d’annulation tirés d’une violation de la Convention (Pagerie, précité, § 127, et références citées). Le requérant s’est d’ailleurs prévalu de cette faculté (paragraphes 14 et 17 ci-dessus). Or, le contrôle de constitutionnalité opéré par le Conseil constitutionnel et le contrôle de conventionalité effectué par le juge ordinaire sont distincts (Charron et Merle-Montet, précitée, §§ 28-29, et Graner, précitée, § 53). Dès lors, le seul fait que le Conseil constitutionnel ait rejeté certains griefs de constitutionnalité développés par le requérant au soutien d’une QPC ne suffit pas à le dispenser de mener la procédure de recours en annulation pour excès de pouvoir jusqu’à son terme.
31. En deuxième lieu, la Cour rappelle que, si l’existence d’une jurisprudence bien établie est une circonstance pouvant vouer un recours à l’échec (Pressos Compania Naviera S.A. et autres c. Belgique, 20 novembre 1995, § 27, série A no 332, et Gas et Dubois (déc.), no 25951/07, 31 août 2010), c’est au requérant qu’il revient de l’établir (Assunção Chaves c. Portugal, no 61226/08, § 75, 31 janvier 2012). Or, pour tenter de démontrer que les juridictions internes qualifient invariablement les mesures d’assignation à résidence de simples restrictions à la liberté de circulation au regard de la Convention, le requérant ne se réfère qu’à un arrêt isolé d’une juridiction d’appel. Au contraire, la Cour constate que le Conseil d’État prend en considération la « durée » et les « modalités d’exécution » de la mesure d’assignation à résidence dont il est saisi pour déterminer si celle-ci relève du champ d’application de l’article 5 de la Convention ou de celui de l’article 2 du Protocole no 4 (CE, sect., 11 décembre 2015, M. Domenjoud, no 395009, Recueil Lebon, cons. 23 et 24). Le juge administratif français procède ainsi à un examen in concreto, en employant des critères de qualification issus de la jurisprudence de la Cour (Guzzardi c. Italie, no 7367/76, 6 novembre 1980, § 92, série A no 39). Dans ces conditions, et sans préjuger de la nature de la mesure en cause, le requérant n’est pas fondé à soutenir qu’en l’état de la jurisprudence administrative un pourvoi en cassation était de toute évidence voué à l’échec. Au demeurant, le simple fait de nourrir des doutes quant aux perspectives de succès d’un recours donné ne constitue pas une raison propre à justifier le non-exercice du recours en question (Akdivar et autres c. Turquie, 16 septembre 1996, § 71, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV).
32. En troisième lieu, la Cour note que la procédure de référé-suspension prévue à l’article L. 521-1 du CJA est nécessairement accessoire à une requête en annulation ou en réformation et ne vise qu’à obtenir la suspension de l’exécution d’une décision administrative jusqu’à ce qu’il soit statué sur la demande principale (O.L.G. c. France (déc.) [comité], no 47022/16, §§ 36 et 52, 5 juin 2018). Son exercice ne dispense donc pas le requérant de mener le recours au fond jusqu’à son terme.
33. Enfin, le requérant, qui ne se réclame pas de l’exercice des référés‑libertés qu’il a présentés – sans d’ailleurs épuiser toutes les voies de recours disponibles –, n’invoque pas d’autre raison ou d’autres circonstances particulières qui auraient pu le dispenser de se pourvoir en cassation contre l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 5 novembre 2019.
34. Par ailleurs, si le requérant indique avoir formé un pourvoi en cassation à l’encontre de l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris du 6 avril 2023 (paragraphe 19 ci-dessus), la Cour relève que ce recours est encore pendant. Dans la mesure où le Conseil d’État n’a pas encore statué sur ce pourvoi, la Cour considère que la requête est, dans cette mesure, prématurée.
35. Il résulte de tout ce qui précède que la requête doit être rejetée en application de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention. Au demeurant, la Cour note qu’elle pourra être ultérieurement saisie d’une nouvelle requête individuelle, après épuisement des voies de recours internes.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 14 septembre 2023.
Sophie Piquet Stéphanie Mourou-Vikström
Greffière adjointe f.f. Présidente
[1] Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile.
[2] Code de justice administrative.