Přehled
Rozhodnutí
DEUXIÈME SECTION
DÉCISION
Requête no 45558/21
Bilal YILDIRIM et autres
contre la Türkiye
La Cour européenne des droits de l’homme (deuxième section), siégeant le 6 mai 2025 en une chambre composée de :
Arnfinn Bårdsen, président,
Saadet Yüksel,
Jovan Ilievski,
Péter Paczolay,
Anja Seibert-Fohr,
Stéphane Pisani,
Juha Lavapuro, juges,
et de Hasan Bakırcı, greffier de section,
Vu la requête susmentionnée introduite le 1er septembre 2021,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
EN FAIT
1. La liste des parties requérantes figure en annexe.
2. Le gouvernement turc (« le Gouvernement ») a été représenté par son agent de l’époque, M. Hacı Ali Açıkgül, ancien chef du service des droits de l’homme du ministère de la Justice de la République de Türkiye.
3. Les faits de la cause, tels qu’ils ont été exposés par les parties, peuvent se résumer comme suit.
4. Le recensement du contingent dont le proche des requérants, Özcan Yıldırım, était rattaché en vue de l’accomplissement de son service militaire obligatoire eut lieu en 2017.
5. Özcan Yıldırım s’inscrivit au bureau des appelés. Avant de commencer son entraînement militaire, le 14 septembre 2017, il fut soumis à la procédure habituelle d’examen médical comprenant entre autres un examen psychologique.
6. Il ne signala aucun problème particulier sur le formulaire de renseignements.
7. D’après le rapport médical dressé avant son incorporation, l’appelé ne présentait aucune contre-indication à cet égard.
8. Par ailleurs, on ne lui connaissait aucun trouble d’ordre psychologique ou problème particulier de nature à l’empêcher d’effectuer son service militaire.
9. Les médecins le déclarèrent ainsi apte à accomplir son service militaire.
10. Özcan Yıldırım signa le document contenant les conclusions des médecins pour signifier qu’il ne souhaitait pas faire usage de son droit d’opposition à celles-ci.
11. Le 18 septembre 2017, Özcan Yıldırım commença sa formation militaire à Narlıdere, İzmir.
12. Le même jour, à savoir le 18 septembre 2017, il fut examiné par un médecin qui mentionna que l’examen médical de l’appelé était normal.
13. Ce dernier s’entretint également avec le conseiller psychologique de la caserne. Lors de cet entretien, il déclara qu’il consommait de la drogue, qu’il avait été victime d’un grave accident de la route dans la vie civile, qu’il était déprimé, qu’il rencontrait des difficultés d’adaptation et qu’il n’avait de relation avec personne.
14. Le conseiller psychologique de la caserne estima que Özcan Yıldırım n’était pas en mesure d’accomplir son service militaire.
15. Le 27 septembre 2017, l’intéressé fut transféré à l’hôpital public d’Urla. À l’issue des consultations médicales, un rapport fut dressé. Il indiquait que Özcan Yıldırım consommait de la drogue, qu’il était confronté à des crises de manque, qu’il avait des pensées d’automutilation et des idées suicidaires et qu’il avait des troubles du sommeil. Les médecins diagnostiquèrent chez lui des troubles de l’adaptation et d’anxiété. Ils estimèrent qu’il fallait le transférer au service de psychiatrie d’un établissement de santé de niveau 3 disposant d’un service d’addictologie.
16. Le 2 octobre 2017, Özcan Yıldırım s’entretint avec le conseiller psychologique de la caserne. Dans son rapport, ce dernier recommandait un suivi et un contrôle médical régulier de l’appelé.
17. Il ressortait d’un document interne daté du même jour que l’appelé s’était automutilé à l’aide d’un rasoir, qu’il était dépendant aux stupéfiants, qu’il avait déclaré que sa famille rencontrait des difficultés financières, que cette situation le déprimait, et qu’il avait ajouté que sa mère lui manquait.
18. Le 5 octobre 2017, il fut transféré à la clinique psychiatrique de l’hôpital universitaire et de recherche Atatürk d’İzmir qui décida de l’orienter vers l’hôpital psychiatrique de Manisa. Le psychiatre nota sur la prescription médicale du transport qu’il y avait un risque homicidaire.
19. Le 6 octobre 2017, Özcan Yıldırım termina sa formation militaire et fut autorisé à prendre un congé de quelques jours.
20. Le 9 octobre 2017, l’intéressé se rendit à l’hôpital public de Nusaybin, Mardin. Le psychiatre estima qu’il souffrait d’un trouble de l’adaptation. Par un rapport médical du même jour, son service militaire fut suspendu pour une durée de dix jours.
21. Le 27 octobre 2017, Özcan Yıldırım intégra sa nouvelle unité militaire au régiment d’artillerie de l’armée de terre à Keşan, Edirne.
22. Il subit un examen médical. Il fut constaté que l’intéressé souffrait de troubles de l’adaptation, qu’il était peu réceptif à la communication, qu’il était dépendant aux drogues et qu’il avait des pensées suicidaires liées à son obligation militaire.
23. Le conseiller psychologique de la caserne s’entretint aussi avec l’appelé. Ce dernier lui fit notamment savoir qu’il avait de fortes pensées suicidaires.
24. À l’issue de l’entretien, le conseiller estima que l’appelé n’était pas en mesure d’accomplir son service militaire, que des mesures de soutien psychologique devaient être rapidement mises en place et qu’il convenait de le transférer immédiatement à l’hôpital.
25. Le même jour, à savoir le 27 octobre 2017, vers midi, les autorités militaires eurent une conversation avec Özcan Yıldırım et son frère Hakim Yıldırım, et obtinrent des informations sur les antécédents psychologiques de l’appelé.
26. À l’issue de cette conversation, elles décidèrent de placer l’appelé sous surveillance étroite. À cet égard, quatre officiers, dont deux affectés au service de jour et deux au service de nuit, furent chargés d’accompagner Özcan Yıldırım durant toutes ses activités.
27. Toujours à la même date, à une heure non précisée dans le dossier, le commandant de l’unité militaire, le médecin de la caserne et le conseiller psychologique de la caserne décidèrent que Özcan Yıldırım n’était pas apte à continuer son service militaire. Un ordre de transfert vers l’hôpital public d’Edirne fut alors émis.
28. Le 30 octobre 2017, l’appelé subit un examen médical dans la clinique psychiatrique de l’hôpital public d’Edirne. Le rapport médical émis à l’issue de cet examen indiqua que l’intéressé souffrait de déficience intellectuelle et qu’il était inapte au service militaire.
29. Entre le 31 octobre et le 1er novembre 2017, Özcan Yıldırım subit des examens dans les spécialités médicales suivantes : médecine interne, neurologie, pneumologie, dermatologie, oto-rhino-laryngologie et ophtalmologie. Des analyses furent également effectuées.
30. Le 1er novembre 2017, il retourna à la caserne.
31. Le même jour, vers 21 heures, le personnel de service effectua le recensement de nuit dans le dortoir et constata que Özcan Yıldırım se trouvait bien dans son lit. Lors de la seconde vérification, vers 22 h 40, il fut constaté que l’appelé n’était plus dans son lit.
32. Des recherches furent menées jusqu’à 3 h 30 du matin, mais l’appelé ne fut pas retrouvé.
33. Le lendemain matin, à savoir le 2 novembre 2017, vers 10 h 50, le corps sans vie d’Özcan Yıldırım fut découvert pendu à un arbre dans une zone boisée située en face de la caserne.
34. La famille du défunt, le département de la police de Keşan, le commandement de la gendarmerie et le commandement central de Keşan furent immédiatement informés.
35. Le procureur de la République de Keşan fut également tenu au courant de l’événement.
- L’enquête pénale
36. Une enquête judiciaire fut aussitôt ouverte d’office.
37. Le procureur de la République ordonna que les déclarations des chefs du personnel et des témoins qui avaient vu la scène de l’incident soient recueillies. Il demanda également que le sergent M.T. soit entendu, qu’une enquête soit menée pour déterminer l’existence éventuelle d’enregistrements provenant d’un système de vidéosurveillance, et que le dossier personnel de l’appelé ainsi que les documents hospitaliers le concernant soient obtenus.
38. Vers 11 h 40, l’équipe d’experts en recherche criminelle de la gendarmerie nationale d’Edirne se rendit sur les lieux.
39. Vers 12 heures, le procureur de la République se rendit également sur les lieux pour superviser les premières recherches et prendre les mesures qui pourraient se révéler nécessaires à la préservation des éléments de preuve.
40. Ils constatèrent qu’Özcan Yıldırım s’était pendu avec des lacets à une branche d’arbre, que l’écorce de l’arbre avait été endommagée lorsqu’il l’avait escaladé, et que des morceaux d’écorce s’étaient accrochés à ses vêtements lors de son escalade.
41. Ils observèrent également que les bras du défunt étaient libres de tout mouvement et se balançaient de chaque côté de son corps.
42. Ils notèrent que la bouche de la victime était bâillonnée avec un tissu noir déchiré de sa chemise.
43. Ils vérifièrent le casier du défunt et y trouvèrent, entre autres, une note d’adieu ainsi que deux boîtes de médicaments : un antipsychotique et un antidépresseur.
44. Sur la note, il était inscrit : « M.T. m’a poussé à me suicider. »
45. Un croquis et des clichés des lieux furent réalisés et des mesures de l’arbre depuis laquelle l’appelé s’était donné la mort par pendaison furent prises.
46. Le corps du défunt fut transféré à l’hôpital public de Keşan.
47. Le procureur de la République fit pratiquer, sous sa supervision, un examen externe de la dépouille.
48. Un procès-verbal fut établi. Il y était notamment indiqué que la cause du décès était les lésions ischémiques causées par la pendaison.
49. L’examen révéla notamment que cinq lacets avaient été utilisés pour faire un nœud et qu’il s’agissait d’un type de pendaison « atypique » et complète.
50. Le corps du défunt fut transféré aux fins d’autopsie à l’institut médicolégal d’Istanbul.
51. Une autopsie classique de la dépouille fut réalisée sous la supervision du procureur de la République.
52. Ce dernier demanda au médecin légiste d’examiner le corps afin de déterminer la cause de la mort et de faire part de ses observations éventuelles quant aux circonstances du décès.
53. Le médecin légiste conclut qu’Özcan Yıldırım était décédé des suites d’une pendaison.
54. Par ailleurs, le département de biologie de l’institut médicolégal précisa qu’aucun ADN appartenant à une personne autre que Özcan Yıldırım n’avait pu être détecté lors de l’analyse du tissu noir qui avait été trouvé sur place.
55. Dans le cadre des investigations menées, plusieurs personnes furent entendues.
56. Dans leurs dépositions, les soldats déclarèrent que Özcan Yıldırım avait manifesté des comportements anormaux dès son arrivée à la caserne, que des procédures liées à ses troubles avaient été entreprises, que quatre officiers avaient été désignés pour l’accompagner dans ses activités, que ses transferts vers l’hôpital avaient été organisés, et que le sergent M.T. ainsi que d’autres soldats avaient été chargés de l’accompagner à l’hôpital et de superviser les démarches sur place.
57. Certains soldats précisèrent que leur camarade ne cessait de répéter que sa mère lui manquait, qu’il détestait vivre en communauté, et qu’il pensait qu’il serait d’abord déclaré inapte au service militaire, puis emprisonné.
58. Le frère d’Özcan Yıldırım fut également entendu. Il déclara notamment ce qui suit :
« Dans la vie civile, mon frère vivait avec notre mère à Nusaybin. C’est moi qui l’ai conduit à l’unité de formation militaire à Narlıdere, İzmir. Il souffrait de troubles psychologiques. Après une formation militaire de 23 ou 24 jours, il a rejoint son unité principale à Keşan, Edirne. Un rapport d’inaptitude au service militaire devait être émis aujourd’hui, le 2 novembre 2017, en raison de ses problèmes psychologiques.
J’ai été informé hier à 23 h 40 qu’il avait déserté l’armée. Je suis arrivé à Keşan ce matin à 8 heures et ai participé aux recherches. Vers 11 heures, on m’a appris que mon frère s’était pendu. Mon frère avait parlé au téléphone avec ma mère hier entre 19 heures et 20 heures. Au cours de cette conversation, il lui aurait dit : « Tu as sept fils. Désormais, l’un n’existe plus ; tu n’en auras plus que six. »
Il ne m’avait jamais fait part de son intention de se suicider. Lors de l’identification du corps, j’ai remarqué des marques de coups sur ses jambes. Ces blessures ne sont pas liées à l’accident de la route qu’il avait subi il y a trois ans, ce qui suscite mes suspicions. Mon frère avait un faible niveau de lecture et d’écriture. Il avait abandonné l’école dès la troisième année du primaire. »
59. Le 5 septembre 2018, l’avocat des requérants prit part à l’enquête et réclama qu’un certain nombre d’actes d’investigations soient menés.
60. Selon le rapport d’enquête du 15 février 2019, aucune caméra de surveillance n’était présente, ni sur les lieux de l’incident, ni dans la caserne.
61. Le procureur de la République de Keşan demanda au procureur de la République de Nusaybin de recueillir les dépositions des proches d’Özcan Yıldırım.
62. Bilal Yıldırım et Sinem Öztürk déclarèrent que leur frère ne partageait ses problèmes qu’avec leur parent, qu’ils n’étaient pas informés qu’il souffrait de troubles psychologiques et qu’ils ne comprenaient pas les raisons de son suicide. Ils affirmèrent également qu’ils étaient convaincus que leur frère avait été victime de négligence au cours de son service militaire obligatoire.
63. Dans leurs déclarations, Hamdiye Yıldırım et Şeyhmus Yıldırım affirmèrent que leur fils était rentré à la maison à l’issue de sa formation militaire. Ils dirent qu’il leur avait fait part de son refus de poursuivre son service militaire, qu’il avait déclaré s’être fait voler ses affaires, avoir été la cible de moqueries, et avoir été accusé de simuler une folie pour obtenir un rapport d’inaptitude. Ils précisèrent également qu’il leur avait confié avoir été battu et qu’il craignait pour sa vie, pensant qu’il allait être tué.
64. Ils ajoutèrent avoir eu une conversation téléphonique avec leur fils avant son décès, au cours de laquelle il leur avait notamment dit : « Maman, ils vont me tuer. Tu as sept fils, tu ne me verras plus et il ne t’en restera que six. »
65. Hakkı Yıldırım déclara avoir accompagné son frère à Keşan. Il précisa que son frère ne souhaitait pas accomplir son service militaire, qu’il disait avoir été battu, qu’il avait peur et qu’il pensait qu’on allait le tuer. Il ajouta avoir informé les autorités de la situation de son frère, et que le commandant de la caserne l’avait rassuré en lui déclarant : « Je vais assigner cinq officiers pour le surveiller, ton frère ne pourra aller nulle part. » Il affirma avoir été informé du décès de son frère, s’être aussitôt rendu sur les lieux de l’incident et avoir trouvé son frère pendu à un arbre.
66. Le 17 juin 2020, considérant qu’aucun élément ne permettait d’engager la responsabilité d’un tiers concernant le décès d’Özcan Yıldırım, le procureur de la République de Keşan rendit une ordonnance de non-lieu. Il observa que l’intéressé souffrait de troubles psychologiques connus et qu’il s’était donné la mort par pendaison. Il ajouta que les éléments constitutifs du délit d’incitation au suicide n’étaient pas réunis.
67. Le procureur de la République estima qu’il n’y avait pas eu de faute, de négligence, de provocation ou de connivence imputables à un tiers dans l’accomplissement de cet acte.
68. Une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu fut notifiée à l’avocat des requérants.
69. Les intéressés firent opposition à cette ordonnance par l’intermédiaire de leur avocat.
70. Dans leur requête, les requérants soutenaient qu’une enquête approfondie susceptible de faire la lumière sur les circonstances du décès de leur proche n’avait pas été menée, que leurs demandes de mesures d’investigations n’avaient pas été pleinement satisfaites par le parquet, qu’aucune investigation concernant la note manuscrite que leur proche avait laissée n’avait notamment été effectuée, et que l’influence alléguée de M.T. et d’autres soldats sur les circonstances ayant conduit au décès de l’intéressé n’avait pas été suffisamment examinée.
71. Le 23 juillet 2020, le juge de paix d’Edirne rejeta l’opposition des requérants. Il estima que l’enquête pénale, et notamment les témoignages ainsi que les rapports d’expertise de l’institut médicolégal, avait permis d’établir qu’Özcan Yıldırım s’était suicidé et qu’aucun élément ne permettait d’engager la responsabilité d’un tiers en lien avec son décès.
- L’enquête administrative
72. Conformément à la pratique habituelle, le commandement supérieur de l’armée de terre ordonna qu’une enquête administrative soit menée pour faire la lumière sur l’événement et en tirer toutes les conclusions, afin d’éviter qu’un tel incident ne se reproduise.
73. Outre d’autres soldats, le sergent M.T. fut également entendu. Il déclara, entre autres, ce qui suit :
« Question : Pouvez-vous fournir un compte rendu détaillé des événements ayant conduit au suicide d’Özcan Yıldırım ?
Réponse : Le soldat Özcan Yıldırım s’est présenté à la caserne le 27 octobre 2017 à 14 h 30, accompagné de son frère Hakkı Yıldırım. En raison de troubles psychologiques constatés, il a été soumis à une évaluation psychiatrique par le conseiller psychologique de la caserne. Par la suite, il a passé la visite médicale d’incorporation.
Les 30, 31 octobre et 1er novembre 2017, il a été conduit à l’hôpital pour une évaluation psychiatrique approfondie. Un processus de consultation médicale a été entamé dans le but d’établir un rapport d’inaptitude au service militaire.
Durant toute la période que nous avons passée ensemble à l’hôpital, il ne cessait de me demander s’il verrait sa mère et s’il allait être emprisonné. Je l’ai rassuré en lui disant que rien de tel ne se produirait et qu’il reverrait sa mère. Il a souhaité parler à son frère, alors j’ai utilisé mon téléphone personnel pour appeler ce dernier, pensant que ce geste pourrait l’apaiser.
Le 1er novembre 2017, vers 23 heures, le sergent-chef S.E., qui était de garde, m’a appelé pour m’informer de la désertion d’Özcan Yıldırım et m’a demandé si j’avais le numéro de téléphone de son frère. Je lui ai dit que oui et je lui ai communiqué le numéro.
Par la suite, avec le sous-lieutenant E.U., nous avons cherché à retrouver le soldat dans les gares routières de Keşan et dans le centre-ville. Nous sommes retournés à la caserne à 0 h 25 et avons effectué des recherches dans la caserne aussi, mais sans résultat. J’ai quitté la caserne à 1 h 5 pour rentrer chez moi.
Question : Avez-vous constaté une quelconque anomalie dans l’attitude ou le comportement de [Özcan Yıldırım] ?
Réponse : Non, je n’ai constaté aucune anomalie de ce type. »
74. Le 6 novembre 2017, la commission d’enquête administrative établit un rapport interne concernant le décès d’Özcan Yıldırım. Elle observa qu’Özcan Yıldırım, qui souffrait de problèmes psychologiques, s’était donné la mort par pendaison. Elle conclut que des lacunes dans le suivi et l’accompagnement de l’appelé par l’administration militaire avaient été constatées.
- La décision de la Cour constitutionnelle
75. Le 23 octobre 2020, par l’intermédiaire de leur avocat, les requérants introduisirent un recours individuel devant la Cour constitutionnelle. Ils se plaignaient, d’une part, du décès de leur proche alors qu’il se trouvait sous la responsabilité des autorités militaires, et, d’autre part, d’une insuffisance de l’enquête pénale. Ils soutenaient que l’enquête menée par les autorités ne pouvait être considérée comme effective dès lors qu’elle n’avait pas, selon eux, permis d’élucider les circonstances précises du décès d’Özcan Yıldırım ni d’établir les responsabilités.
76. La Cour constitutionnelle rendit sa décision le 11 mars 2021. Le passage pertinent de cette décision se lisait notamment comme suit :
« La requête porte sur les allégations de violation du droit à la vie, en raison, d’une part, de l’absence d’une enquête effective concernant la mort survenue à la suite de l’acte d’un tiers, et, d’autre part, d’un manquement à l’obligation de protéger la vie.
Sur l’allégation de l’inefficacité de l’enquête menée
Après examen de la requête dans le cadre des compétences de la Cour constitutionnelle en matière de recours individuels et à la lumière des documents fournis, il ressort qu’aucune violation des obligations imposées à l’État par l’article 17 de la Constitution n’a été constatée (voir, dans le même sens, la décision Rıza Doğan, requête no 2015/5099, 19/09/2018, §§ 49-59).
Sur l’allégation d’un manquement à l’obligation de protéger le droit à la vie
Conformément au paragraphe 2 de l’article 45 de la loi no 6216 relative à la création et au fonctionnement de la Cour constitutionnelle, le recours devant celle-ci est subordonné à l’épuisement des voies de recours ordinaires.
En l’espèce, il a été constaté que la requête a été introduite sans que les voies de recours administratives et judiciaires disponibles dans le système juridique aient été épuisées (voir, dans le même sens, [ibidem], §§ 60-69).
Pour les motifs exposés ci-dessus, et sans qu’il soit nécessaire d’examiner les autres conditions de recevabilité, il a été décidé ce qui suit :
L’allégation de violation du droit à la vie fondée sur l’absence d’une enquête effective concernant le décès prétendument imputable à un tiers est manifestement dénuée de fondement ;
L’allégation de violation du droit à la vie en ce qui concerne un manquement à l’obligation de protéger le droit à la vie est irrecevable, faute d’épuisement des voies de recours internes.
Les requérants bénéficiant de l’aide judiciaire sont intégralement dispensés du paiement des frais de procédure. »
77. La décision de la Cour constitutionnelle fut notifiée à l’avocat des requérants le 16 mars 2021.
- L’action en indemnisation
78. Le 2 septembre 2021, par l’intermédiaire de leur avocat, les requérants introduisirent un recours en indemnisation devant le tribunal administratif d’Edirne.
79. Dans leur recours, les intéressés soutenaient que leur proche était décédé alors qu’il accomplissait son service militaire obligatoire et que la responsabilité de l’administration se trouvait donc pleinement engagée pour faute de service.
80. Le 13 octobre 2021, le tribunal administratif constata qu’une requête avait été déposée le 2 avril 2021 auprès du Commandement général de la gendarmerie, relevant du ministère de l’Intérieur, et que l’action en indemnisation avait été engagée sans qu’une réponse à cette requête eût été obtenue.
81. Il observa en outre que la requête relative à la demande préalable en indemnisation aurait dû être adressée non pas au Commandement général de la gendarmerie, mais au Commandement des forces terrestres, relevant du ministère de la Défense.
82. Il considéra que l’introduction directe d’une action en réparation, sans s’adresser préalablement au ministère de la Défense, constituait une atteinte à la compétence administrative, et décida en conséquence que la requête devait être renvoyée à l’autorité compétente, conformément à l’article 15 de la loi no 2577.
83. Le tribunal précisa que cette décision était susceptible d’appel devant la cour administrative régionale dans un délai de trente jours à compter de sa notification.
84. Le 24 octobre 2021, le jugement du tribunal administratif d’Edirne fut notifié à l’avocat des requérants.
85. En l’absence d’appel des parties, ce jugement devint définitif.
86. Selon les éléments du dossier, les requérants n’ont ni adressé de demande d’indemnisation au ministère de la Défense, ni engagé de recours en indemnisation contre ce ministère.
- Les aides financières
87. Le 21 novembre 2017, les proches d’Özcan Yıldırım reçurent un soutien matériel de l’armée de terre d’un montant de 7 020 livres turques (soit environ 1 516 euros selon le taux de change en vigueur à l’époque).
88. Le 6 février 2018, la fondation Mehmetçik, qui est une émanation des forces armées et dont l’un des buts principaux est de soutenir les familles des soldats décédés en service, octroya à la famille du défunt 54 000 livres turques (soit environ 11 538 euros selon le taux de change en vigueur à l’époque) à titre de soutien matériel.
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS
89. L’article 17 de la loi no 211 sur le fonctionnement interne des forces armées turques dispose ce qui suit :
« Le supérieur hiérarchique se doit d’inspirer respect et confiance à ses subordonnés. Il doit en permanence surveiller et protéger leur état moral, physique et psychique (...) »
90. L’article 84 du code pénal réprime, en cas de suicide avéré, le fait pour une personne d’avoir contraint, incité ou aidé quiconque à se donner la mort ou d’avoir facilité d’une manière ou d’une autre la commission de pareil acte.
91. L’article 72 de la Constitution dispose ce qui suit :
« Le service national est un droit et un devoir pour tout homme turc. La loi définit les modalités suivant lesquelles ce service est effectué ou considéré comme effectué, au sein des Forces armées ou dans le secteur public. »
92. Les dispositions juridiques en vigueur régissent uniquement l’accomplissement du service national au sein des forces armées. La loi ne prévoit pas un service civil de remplacement.
93. Les articles pertinents de la loi no 1111 sur le service militaire, relatifs à l’obligation de servir, à l’appel sous les drapeaux et aux examens médicaux, prévoient ce qui suit :
« Article 1er
(...) tout homme de nationalité turque est astreint au service militaire.
Article 5
(...) aucun citoyen turc de sexe masculin ne peut être déchargé des obligations militaires tant qu’il n’a pas accompli son service national dans les conditions prévues par cette loi.
Article 10
§ 2. (Modifié le 21 mai 1992 par l’article 2 de la loi no 3802) : « Tous les appelés sont soumis à une formation militaire de base (...)
(...)
§ 8. : « Sont exemptés du service militaire les individus dont les capacités physiques ne sont pas adaptées audit service.
Article 14
Les examens médicaux des personnes astreintes au service militaire sont effectués conformément aux modalités et principes énoncés dans le règlement relatif à l’aptitude médicale des Forces armées turques. Ces examens doivent, en priorité, être réalisés par le médecin de famille de la personne concernée, si celui-ci exerce dans la région où se trouve le bureau de recrutement militaire. À défaut de médecin de famille, l’examen est effectué par un médecin de l’établissement de santé public civil le plus proche. Lorsqu’aucune décision médicale n’a été rendue par le médecin de famille ou l’établissement de santé public, les personnes concernées sont orientées vers les commissions médicales habilitées les plus proches, désignées par le ministère de la Santé. »
94. Aux termes des paragraphes 1 et 7 de l’article 125 de la Constitution,
« Tout acte ou décision de l’administration est susceptible d’un contrôle juridictionnel.
(...)
L’administration est tenue de réparer tout dommage résultant de ses actes et décisions. »
95. Le corollaire de ce principe est défini dans les articles 11 à 13 de la loi no 2577 sur la procédure administrative. En effet, en vertu de ces dispositions, toute victime d’un dommage résultant d’un acte de l’administration peut demander réparation à cette dernière dans un délai d’un an à compter de la date de l’acte allégué. En cas de rejet de tout ou partie de la demande, ou si aucune réponse n’a été obtenue dans un délai de soixante jours, la victime peut engager une procédure devant la juridiction administrative.
GRIEFS
96. Les requérants soutiennent que Özcan Yıldırım n’était pas apte à accomplir son service militaire et que les autorités n’ont pas pris les mesures appropriées pour le protéger contre ses propres agissements, en violation des exigences de l’article 2 de la Convention.
97. Ils allèguent que l’enquête menée pour déterminer les circonstances du décès de leur proche n’a pas satisfait aux exigences procédurales prévues par l’article 2 de la Convention.
EN DROIT
98. Les requérants soutiennent que les circonstances de la cause ont emporté violation de l’article 2 de la Convention.
99. Le Gouvernement conteste la thèse des requérants.
100. Il plaide le non-épuisement des voies de recours internes. Estimant clairement établi que Özcan Yıldırım s’est donné la mort par pendaison et qu’aucun tiers n’a été impliqué dans son suicide, il considère que la seule voie de droit pertinente en l’espèce pour pouvoir engager la responsabilité de l’administration était une action en indemnisation. Dès lors, selon le Gouvernement, avant de saisir la Cour, les requérants auraient dû valablement engager devant les tribunaux administratifs une telle action.
101. En toute hypothèse, le Gouvernement nie toute responsabilité des autorités dans le suicide du proche des requérants. Il considère à cet égard que reprocher aux autorités militaires de ne pas avoir fait davantage pour prévenir le suicide reviendrait à leur imposer un fardeau excessif eu égard aux éléments du dossier et à leurs obligations découlant de l’article 2 de la Convention.
102. Le Gouvernement ajoute qu’une enquête a été ouverte immédiatement après les faits et que toutes les mesures d’investigation susceptibles de faire la lumière sur les circonstances du décès ont été prises et appliquées de manière minutieuse. Il soutient que l’effectivité de l’enquête ne prête le flanc à aucune critique.
103. Les requérants estiment quant à eux avoir pleinement épuisé les voies de recours internes en faisant opposition à l’ordonnance de non-lieu.
104. Ils réitèrent leurs allégations selon lesquelles les circonstances de l’affaire ont emporté violation de l’article 2 de la Convention, tant sur son volet matériel que sur son volet procédural.
- Sur la qualité de victime
105. À titre liminaire, la Cour observe d’abord que des aides financières ont été octroyées aux requérants par l’armée de terre et par la fondation Mehmetçik.
106. Elle note ensuite que ces aides financières avaient pour objectif de fournir un soutien matériel aux requérants à la suite du décès de leur proche, survenu alors qu’il accomplissait son service militaire.
107. Elle relève enfin qu’il ne s’agissait ni d’une indemnisation ni d’une reconnaissance par les autorités d’une quelconque violation des dispositions de la Convention (Güzelaydın c. Turquie, no 26470/10, § 63, 20 septembre 2016, et Al c. Türkiye, no 4904/20, § 60, 4 juillet 2023).
108. Par conséquent, ces aides ne sauraient priver les requérants de leur qualité de victime au sens de l’article 34 de la Convention.
- Sur l’épuisement des voies de recours internes
109. En ce qui concerne les griefs portant sur le volet matériel de l’article 2 de la Convention, la Cour tient tout d’abord à rappeler que la première phrase de l’article 2, qui se place parmi les articles primordiaux de la Convention en ce qu’il consacre l’une des valeurs fondamentales des sociétés démocratiques qui forment le Conseil de l’Europe, impose à l’État l’obligation non seulement de s’abstenir de donner la mort « intentionnellement », mais aussi de prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (Fernandes de Oliveira c. Portugal [GC], no 78103/14, § 104, 31 janvier 2019, Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 134, 25 juin 2019, et Haugen c. Norvège, no 59476/21, § 132, 15 octobre 2024).
110. Elle rappelle également que l’article 2 de la Convention peut, dans certaines circonstances bien définies, mettre à la charge des autorités l’obligation positive de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu contre autrui ou, dans certaines circonstances particulières, contre lui-même (Renolde c. France, no 5608/05, § 80, CEDH 2008 (extraits), Tanrıbilir c. Turquie, no 21422/93, § 70, 16 novembre 2000, et Keenan c. Royaume-Uni, no 27229/95, §§ 89‑93, CEDH 2001‑III).
111. Cette obligation, qui vaut sans conteste dans le domaine du service militaire obligatoire (Álvarez Ramón c. Espagne (déc.), no 51192/99, 3 juillet 2001), implique pour les États le devoir de mettre en place un cadre législatif et administratif visant à l’obtention d’une prévention efficace contre les atteintes à la vie (Abdullah Yılmaz c. Turquie, no 21899/02, §§ 55-58, 17 juin 2008).
112. En outre, dans le domaine spécifique du service militaire obligatoire, le cadre législatif et administratif doit être renforcé et doit réserver une place singulière à une réglementation adaptée au niveau du risque qui pourrait en résulter non seulement du fait de la nature de certaines activités et missions militaires mais également en raison de l’élément humain qui entre en jeu lorsqu’un État décide d’appeler sous les drapeaux de simples citoyens (Lütfi Demirci et autres c. Turquie, no 28809/05, § 31, 2 mars 2010).
113. Pareille réglementation doit aussi exiger l’adoption de mesures d’ordre pratique visant la protection effective des appelés susceptibles de se voir exposer aux dangers inhérents à la vie militaire et prévoir des procédures adéquates permettant de déterminer les défaillances ainsi que les fautes qui pourraient être commises en la matière par les responsables à différents échelons.
114. Dans ce contexte s’inscrit aussi la mise en place par les établissements sanitaires concernés de mesures réglementaires propres à assurer la protection des appelés (Álvarez Ramón, décision précitée), étant entendu que les actes et omissions du corps médical militaire dans le cadre des politiques de santé les concernant, peuvent, dans certaines circonstances, engager leur responsabilité sous l’angle de l’article 2 de la Convention (Kılınç et autres c. Turquie, no 40145/98, §§ 40-43, 7 juin 2005, et Powell c. Royaume-Uni (déc.), no 45305/99, CEDH 2000‑V).
115. Dans tous les cas, les autorités doivent vérifier si un risque suicidaire est détectable chez les appelés. À cet égard, la Cour souligne l’importance de l’examen médical d’aptitude au service militaire et de l’application effective du cadre réglementaire concernant le suivi, par le corps médical militaire, de l’aptitude physique et psychique des appelés.
116. La Cour ne peut toutefois se prononcer sur la question de savoir si toutes les exigences ont été respectées par l’État défendeur en l’espèce. Elle ne peut non plus trancher la question de savoir si les autorités militaires savaient ou auraient dû savoir qu’il y avait un risque que le proche des requérants se donnât la mort et, dans l’affirmative, si elles ont fait tout ce que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles pour prévenir ce risque. En effet, dans les circonstances de l’espèce, la Cour ne relève aucun élément décisif susceptible de l’amener à dispenser les requérants de la nécessité d’exercer la voie de droit indiquée par le Gouvernement.
117. Comme le souligne le Gouvernement, les requérants auraient donc dû valablement engager, conformément aux règles de procédure applicables, une action en indemnisation devant les tribunaux administratifs. Toutefois, à l’instar de la Cour constitutionnelle (paragraphe 76 ci-dessus), la Cour relève également qu’ils ont omis de se conformer à cette exigence procédurale.
118. Elle observe aussi que les intéressés n’ont pas réagi aux observations du Gouvernement sur ce point et n’ont ainsi présenté aucun argument justifiant leur manquement à saisir la justice administrative conformément aux règles en vigueur.
119. Or une telle saisine aurait permis, d’une part, d’examiner si une faute de service imputable à l’administration militaire avait été commise en ce qui concerne la protection du droit à la vie de leur proche, et si l’application du cadre règlementaire existant s’était avéré défaillante notamment quant à l’établissement et au suivi, par le corps médical militaire, de l’aptitude psychique d’Özcan Yıldırım avant et après son intégration dans l’armée, et, d’autre part, d’obtenir, le cas échéant, réparation du préjudice subi.
120. La Cour considère que, dans des circonstances similaires à celles de la présente affaire, et concernant les griefs fondés sur le volet matériel de la Convention, la voie à emprunter par les requérants relève, en principe, du contentieux administratif, au regard des caractéristiques du système juridique turc.
121. Cette voie de recours satisfait, en principe, à l’obligation incombant à l’État, en vertu de l’article 2 de la Convention, de garantir un système judiciaire effectif. Par conséquent, les requérants étaient tenus de l’exercer devant les juridictions administratives compétentes.
122. Partant, la Cour accueille l’exception préliminaire du Gouvernement en ce qu’elle porte sur le recours de contentieux administratif et, par conséquent, déclare cette partie de la requête irrecevable pour non-épuisement des voies de recours internes, au sens de l’article 35 §§ 1 et 4 de la Convention.
123. Il en va toutefois différemment en l’espèce pour ce qui concerne les griefs relatifs au volet procédural de l’article 2 de la Convention.
124. En effet, dans le domaine du service militaire obligatoire, les événements incriminés surviennent souvent dans une zone placée sous le contrôle exclusif des autorités, où les protagonistes sont réputés être les seuls susceptibles, d’une part, de connaître le déroulement exact des faits et, d’autre part, d’avoir accès aux informations propres à confirmer ou à réfuter les allégations formulées à leur endroit par les victimes ; aussi la jurisprudence de la Cour en la matière commande-t-elle, dans des situations déterminées, une application rigoureuse de l’obligation de mener une enquête officielle, de nature pénale, répondant aux critères minimums d’effectivité (voir, pour les principes généraux, Mustafa Tunç et Fecire Tunç c. Turquie [GC], no 24014/05, §§ 169-182, 14 avril 2015).
125. Ainsi, lorsqu’il n’est pas établi d’emblée et de manière claire que le décès résulte d’un accident ou d’un autre acte involontaire et que la thèse de l’homicide est, au vu des faits, au moins défendable, la Convention exige qu’une enquête répondant aux critères minimums d’effectivité soit menée pour faire la lumière sur les circonstances du décès (ibidem, § 133). Le fait que l’enquête retienne finalement la thèse du suicide, comme dans le cas d’espèce, n’a aucune incidence sur cette question puisque l’obligation d’enquêter a précisément pour objet d’infirmer ou confirmer les thèses en présence.
126. Le but essentiel de pareille enquête est d’assurer la mise en œuvre effective des dispositions de droit interne qui protègent le droit à la vie et, lorsque le comportement d’agents ou autorités de l’État pourrait être mis en cause, de veiller à ce que ceux-ci répondent des décès survenus sous leur responsabilité (Mastromatteo c. Italie [GC], no 37703/97, § 89, CEDH 2002‑VIII).
127. En l’espèce, les circonstances du décès d’Özcan Yıldırım n’étaient pas établies d’emblée de manière suffisamment claire. Différentes thèses étaient envisageables et aucune d’entre elles n’était manifestement dénuée de crédibilité au stade initial. La Cour estime donc que, dans la présente affaire, l’État avait l’obligation de mener une enquête indépendante propre à déterminer les circonstances ayant entouré l’incident ainsi qu’à en établir les éventuelles responsabilités.
128. Par conséquent, le simple fait que le droit interne ait prévu une action en indemnisation devant les juridictions administratives ne pouvait dispenser les autorités judiciaires de leur obligation de mener une enquête pénale.
129. Au demeurant, même si les autorités avaient versé une indemnité aux requérants à l’issue de l’action en indemnisation, cette seule circonstance ne pouvait, en tout état de cause, les dispenser de leur obligation procédurale (Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, § 133, et Erkan c. Turquie (déc.), no 41792/10, §§ 54-62, 28 janvier 2014).
130. Aussi, en l’espèce, en ce qui concerne les griefs portant sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention, les requérants qui avaient fait opposition à l’ordonnance de non-lieu rendue par le procureur de la République, n’étaient plus tenus de saisir les juridictions administratives d’une action en indemnisation pour satisfaire à la règle de l’épuisement des voies de recours internes au sens de l’article 35 § 1 de la Convention. Dès lors, la Cour rejette l’exception préliminaire soulevée par le Gouvernement à cet égard.
- Sur le bien-fondé
131. Les requérants soutiennent que l’enquête pénale menée au sujet du décès de leur proche n’a pas été effective et qu’elle n’a pas permis d’en élucider les circonstances précises et d’identifier les éventuelles responsabilités. Ils contestent l’issue de l’enquête menée par les autorités, lesquelles ont conclu que Özcan Yıldırım s’était volontairement donné la mort et que personne n’était pénalement responsable de son décès.
132. Le Gouvernement estime que rien ne permet de remettre en cause la thèse retenue par les autorités à l’issue de l’instruction pénale. À cet égard, il indique qu’une enquête a été ouverte immédiatement après les faits et que tous les actes d’enquête susceptibles de faire la lumière sur les circonstances du décès d’Özcan Yıldırım ont été accomplis de manière approfondie. Ainsi, les conditions du décès auraient été déterminées avec exactitude, et l’enquête aurait permis de conclure à l’absence de toute faute, négligence, provocation ou connivence imputable à des tiers dans le suicide du proche des requérants. Le Gouvernement fait enfin valoir que les requérants ont eu la possibilité de participer à l’enquête par l’intermédiaire de leur avocat.
133. Pour les principes généraux en matière d’effectivité de l’enquête au sens de l’article 2 de la Convention, la Cour renvoie à sa jurisprudence pertinente en la matière (voir, notamment, Mustafa Tunç et Fecire Tunç, précité, §§ 169-182).
134. Les investigations doivent être approfondies, impartiales et attentives (McCann et autres c. Royaume-Uni, 27 septembre 1995, §§ 161‑163, série A no 324).
135. Une exigence de célérité et de diligence raisonnable est implicite dans ce contexte (Hanan c. Allemagne [GC], no 4871/16, § 207, 16 février 2021).
136. En outre, l’enquête doit être accessible à la famille de la victime dans la mesure nécessaire à la sauvegarde de ses intérêts légitimes (Armani Da Silva c. Royaume-Uni [GC], no 5878/08, § 235, 30 mars 2016, et Al-Skeini et autres c. Royaume-Uni [GC], no 55721/07, § 167, CEDH 2011).
137. En l’espèce, la Cour observe d’abord que le corps sans vie du proche des requérants a été découvert le 2 novembre 2017, que les premières mesures d’enquête ont été prises le jour même, et que le procureur de la République a clôturé les investigations en rendant une ordonnance de non-lieu le 17 juin 2020. Une copie de cette décision a été communiquée aux requérants qui ont formé opposition devant le juge de paix par l’intermédiaire de leur avocat. Le 23 juillet 2020, le juge de paix a rejeté l’opposition des requérants, estimant qu’aucun manquement n’avait été décelé dans le cadre de l’enquête.
138. La Cour considère que s’il est vrai que ce délai peut paraître à première vue relativement long, cela n’implique toutefois pas que les investigations en cause n’ont pas été menées avec la diligence requise. D’ailleurs, les requérants ne se plaignent pas d’une quelconque lenteur dans l’enquête pénale.
139. Elle note ensuite que les autorités ont pris les mesures adéquates pour recueillir et préserver les éléments de preuve relatifs aux faits en question.
140. Elle relève ainsi que plusieurs témoins ont été entendus et que l’audition des camarades d’Özcan Yıldırım a permis au procureur de recueillir des informations relatives à l’état psychologique de l’intéressé à l’époque des faits et aux circonstances entourant l’événement en cause.
141. En outre, rien ne permet d’affirmer que les autorités ont omis d’interroger des témoins clés ou qu’elles ont conduit les auditions de manière inappropriée. La Cour n’aperçoit pas non plus de contradictions entre les dépositions et constate que celles-ci sont concordantes.
142. Elle observe que la déposition de la famille d’Özcan Yıldırım a également été recueillie.
143. Elle constate qu’à la suite du décès de l’appelé, une autopsie classique a été pratiquée à l’institut médicolégal sous la supervision du procureur de la République. L’autopsie a conduit à l’établissement d’un compte rendu des blessures ainsi que d’une analyse objective des constatations cliniques concernant la cause du décès.
144. De plus, la Cour estime que les requérants ont bénéficié d’un accès aux informations produites par l’enquête à un degré suffisant pour pouvoir participer de manière effective à la procédure. En effet, Hakkı Yıldırım a pu se rendre à la caserne où l’incident s’était produit et s’est enquis des circonstances du décès de son frère ; les requérants se sont vu également communiquer le dossier d’enquête et ont pu solliciter l’accomplissement d’un certain nombre d’actes d’instruction ; enfin ils ont obtenu une copie intégrale de l’ordonnance de non-lieu. C’est donc après avoir pris connaissance des éléments du dossier que les requérants, assistés par leur avocat, ont formé opposition contre l’ordonnance de non‑lieu. Ils ont pu ainsi exercer effectivement leurs droits.
145. Sur ce point, la Cour rappelle que l’article 2 de la Convention n’impose pas aux autorités l’obligation de satisfaire à toute demande de mesure d’investigation pouvant être formulée par un proche de la victime au cours de l’enquête (Ramsahai et autres c. Pays-Bas [GC], no 52391/99, § 348, CEDH 2007-II, et Velcea et Mazăre c. Roumanie, no 64301/01, § 113, 1er décembre 2009).
146. Elle rappelle aussi que la question de savoir si l’enquête a été suffisamment effective s’apprécie à la lumière de l’ensemble des faits pertinents et au regard des réalités pratiques du travail d’enquête (Dobriyeva et autres c. Russie, no 18407/10, § 72, 19 décembre 2013, Centre de ressources juridiques au nom de Valentin Câmpeanu c. Roumanie [GC], no 47848/08, § 147, CEDH 2014).
147. Elle rappelle enfin que la nature et le degré de l’examen répondant au critère minimum d’effectivité dépendent des circonstances de l’espèce. Il n’est pas possible de réduire la variété des situations pouvant se produire à une simple liste d’actes d’enquête ou à d’autres critères simplifiés (Tanrıkulu c. Turquie [GC], no 23763/94, §§ 101-110, CEDH 1999-IV, et Velikova c. Bulgarie, no 41488/98, § 80, CEDH 2000-VI).
148. La Cour constate que l’ensemble des éléments recueillis durant l’instruction ont démontré que Özcan Yıldırım s’est suicidé par pendaison en raison de ses problèmes psychologiques et que les allégations des requérants concernant le harcèlement, les pressions ou même les mauvais traitements qu’aurait subis leur proche durant son service militaire étaient dénuées de tout fondement.
149. Ainsi, au regard des éléments du dossier, la Cour estime que rien ne permet de mettre en doute la volonté des instances d’enquête d’élucider les faits. Elle considère que l’on ne peut sérieusement reprocher au parquet de ne pas avoir exploré la piste suggérée par les requérants sur le fondement des révélations qui auraient été faites à ces derniers.
150. En outre, la Cour estime que le comportement concret des autorités ne dénote aucun manque d’indépendance et d’impartialité dans la conduite de l’instruction.
151. En effet, rien n’indique que ces dernières étaient enclines à ne pas faire la lumière sur les circonstances du décès ou à empêcher l’ouverture de poursuites contre les personnes susceptibles d’être mises en cause.
152. De plus, la Cour considère que les mesures d’enquête qui s’avéraient nécessaires à la manifestation de la vérité ont été prises et qu’il ne ressort pas du dossier qu’il y ait eu une déficience de l’enquête menée par les autorités affaiblissant sa capacité à établir la cause du décès et les éventuelles responsabilités.
153. Il apparaît que les demandes de mesures d’instruction formulées par les requérants, qui n’ont pas été satisfaites, ne sont pas de nature à remettre en cause l’effectivité de l’enquête menée par les instances judiciaires internes.
154. La Cour n’est pas convaincue, en particulier, que l’absence de mise en œuvre d’une reconstitution des faits ait sérieusement empêché en l’espèce les autorités nationales d’établir les principaux faits de l’affaire. Elle n’est pas non plus convaincue qu’il existait des éléments suffisants à charge à l’encontre du sergent M.T. pour remettre en cause sa responsabilité.
155. Elle ne relève aucun manquement de nature à compromettre l’efficacité et la crédibilité de l’enquête pénale menée dans les circonstances de la cause.
156. Ainsi, en l’absence de tout élément susceptible de remettre en cause la thèse retenue par les autorités, la Cour n’aperçoit aucun motif convaincant et suffisant à même de l’amener à s’écarter des conclusions auxquelles les autorités nationales ont abouti.
157. Aussi, à la lumière de ce qui précède, la Cour considère-t-elle au vu des éléments dont elle dispose que l’enquête menée au sujet du décès du proche des requérants a été adéquate et que ces derniers y ont été associés, notamment par l’intermédiaire de leur avocat, à un degré suffisant pour la sauvegarde de leurs intérêts et l’exercice de leurs droits.
158. En d’autres termes, à l’instar de la Cour constitutionnelle (paragraphe 76 ci-dessus), elle ne relève aucun motif de nature à mettre en doute l’effectivité de l’enquête au sens de l’article 2 de la Convention.
159. Il s’ensuit que les griefs des requérants fondés sur le volet procédural de l’article 2 de la Convention sont manifestement mal fondés et qu’ils doivent être rejetés, en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à la majorité,
Déclare la requête irrecevable.
Fait en français puis communiqué par écrit le 27 mai 2025.
Hasan Bakırcı Arnfinn Bårdsen
Greffier Président
ANNEXE
Liste des requérants
No | Prénom NOM | Année de naissance | Nationalité | Lieu de résidence |
1. | Bilal YILDIRIM (frère du défunt) | 1980 | turc | Istanbul |
2. | Hakkı YILDIRIM (frère du défunt) | 1989 | turc | Istanbul |
3. | Kahraman YILDIRIM (frère du défunt) | 1982 | turc | Istanbul |
4. | Şeyhmus YILDIRIM (père du défunt) | 1960 | turc | Istanbul |
5. | Hamdiye YILDIRIM (mère du défunt) | 1964 | turque | Istanbul |