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CINQUIÈME SECTION
DÉCISION
Requêtes nos 35884/21 et 35886/21
Nizar SASSI contre la France
et Mourad BENCHELLALI contre la France
La Cour européenne des droits de l’homme (cinquième section), siégeant le 15 octobre 2024 en une chambre composée de :
Lado Chanturia, président,
Mattias Guyomar,
María Elósegui,
Kateřina Šimáčková,
Mykola Gnatovskyy,
Stéphane Pisani,
Úna Ní Raifeartaigh, juges,
et de Victor Soloveytchik, greffier de section,
Vu les requêtes susmentionnées introduites le 12 juillet 2021,
Vu les observations soumises par le gouvernement défendeur et celles présentées en réponse par les requérants,
Après en avoir délibéré, rend la décision suivante :
INTRODUCTION
1. La requête concerne le non-lieu constaté par les juridictions internes dans le cadre d’une information judiciaire ouverte à la suite des plaintes avec constitution de partie civile déposées par les requérants, à l’encontre de ressortissants américains pour détention illégale et torture au camp de Guantanamo entre 2002 et 2004. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, ils considèrent que ce non-lieu a porté atteinte à leur droit d’accès à un tribunal.
EN FAIT
2. Le premier requérant, M. Nizar Sassi, est un ressortissant français né en 1979 et résidant à Saint-Fons. Le second requérant, M. Mourad Benchellali, est un ressortissant français né en 1981 et résidant à Vénissieux. Ils sont représentés devant la Cour par Me W. Bourdon, avocat à Paris.
3. Le gouvernement français (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. D. Colas, directeur des affaires juridiques au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.
Les circonstances de l’espèce
4. Les faits de l’espèce, tels qu’ils ont été exposés par les parties, se présentent de la manière suivante.
5. Le 14 novembre 2002, les requérants déposèrent une plainte avec constitution de partie civile contre X auprès du tribunal judiciaire de Lyon, des chefs d’acte attentatoire à la liberté individuelle consistant en une détention de plus de sept jours, abstention volontaire de mettre fin à une privation illégale de liberté et séquestration de personne.
6. Par une ordonnance du 14 février 2003, le juge d’instruction désigné pour instruire ces plaintes refusa d’informer, aux motifs que les faits dénoncés, à les supposer établis, seraient imputables à un État « dont ni les agents dans leurs actes officiels ni les responsables du pouvoir exécutif dans l’exercice de celui-ci ne peuvent faire l’objet de poursuites devant la juridiction pénale d’un État étranger, hormis certains crimes internationaux sans rapport avec la présente plainte ». Les requérants interjetèrent appel.
7. Le 20 mai 2003, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Lyon confirma l’ordonnance de refus d’informer.
8. Par un arrêt du 4 janvier 2005, statuant sur les pourvois formés par les requérants, la Cour de cassation cassa l’arrêt de la cour d’appel de Lyon et renvoya l’affaire devant la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, en retenant les motifs suivants :
« (...) en décidant ainsi, par le seul examen abstrait de la plainte, sans rechercher, par une information préalable, si l’arrestation et les conditions de détention des plaignants qu’elle devait analyser au regard notamment de la troisième Convention de Genève du 12 août 1949 et du Pacte international relatif aux droits civils et politiques du 19 décembre 1966, n’entraient pas dans les prévisions de l’article 224-1 du code pénal, la chambre de l’instruction n’a pas justifié sa décision (...) »
9. Le 1er juin 2005, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris infirma l’ordonnance du 14 février 2003 et ordonna la poursuite de l’information judiciaire. Plusieurs juges d’instruction furent désignés conjointement.
10. Le 17 mai 2006, les juges d’instruction écrivirent aux ministères des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice afin, notamment, de connaître leurs positions respectives sur le camp américain de Guantanamo et les démarches qu’ils avaient pu entreprendre concernant la situation des Français qui s’y trouvaient internés.
11. Par un courrier du 23 mai 2006, les conseils des requérants sollicitèrent des juges d’instruction que les investigations soient élargies à des faits de torture. Le 25 octobre 2007, ils demandèrent l’audition du ou des responsables des infractions dénoncées, notamment le général G.M., qui avait été désigné par le Secrétaire d’État à la Défense américain comme étant à l’origine de l’introduction et du perfectionnement des méthodes d’interrogatoire utilisées dans le camp de Guantanamo. Le 21 janvier 2008, ils sollicitèrent l’audition d’un autre citoyen américain, A.G., ancien attorney général et conseiller juridique de la Maison Blanche.
12. Le 6 octobre 2009, après une demande en ce sens adressée par les requérants aux juges d’instruction le 19 mars 2009, le ministère public délivra un réquisitoire supplétif des chefs de tortures et actes de barbarie.
13. Le 14 décembre 2009, les juges d’instruction ordonnèrent une expertise du droit pénal fédéral américain et des décisions des autorités américaines concernant le camp de Guantanamo, qui fut confiée à une universitaire spécialisée en droit pénal comparé. Le 19 février 2010, cette experte déposa son rapport, dont les conclusions étaient les suivantes :
« Si le droit pénal fédéral ne connaît pas aujourd’hui un fait justificatif général qui pourrait être comparé à celui prévu par l’article 122-4 du code pénal français[[1]], deux théories jurisprudentielles pourraient être invoquées : la théorie de la « probable cause », qui permet traditionnellement de justifier les arrestations et les détentions violentes, et surtout la théorie de « l’erreur de droit », qui permet de justifier les faits de celui qui, en toute bonne foi et de façon raisonnable, a cru agir conformément à la loi en se fondant sur une version ou une interprétation officielle fournie par une autorité chargée d’interpréter ou d’appliquer le droit. En tout état de cause, le gouvernement fédéral a d’ores et déjà annoncé que les agents qui ont procédé à des interrogatoires, en se fondant de façon raisonnable sur les instructions reçues sous l’ancien gouvernement, ne seraient pas poursuivis par les autorités fédérales. »
14. Le 2 janvier 2012, les juges d’instruction délivrèrent une commission rogatoire internationale aux autorités judiciaires américaines pour que soit autorisé leur transport sur le territoire américain, afin d’assister à toutes les investigations nécessaires dans le cadre des faits dénoncés par les requérants. Malgré plusieurs relances du magistrat de liaison français aux États-Unis, cette demande resta sans suite.
15. Au cours de l’information judiciaire, les juges accomplirent d’autres actes, notamment en sollicitant du Comité international de la Croix Rouge à Genève la transmission des dossiers constitués pour les requérants et tous documents s’y relatant, en versant au dossier de la procédure la transcription de plusieurs auditions de témoins réalisées dans le cadre de la procédure pénale diligentée contre les requérants, ainsi que des documents produits par les requérants eux-mêmes, et en procédant à des auditions de témoins.
16. Le 26 février 2014, les requérants demandèrent à nouveau l’audition du général G.M. Par une ordonnance du 1er avril 2014, cette mesure d’instruction complémentaire fut refusée. Le 9 avril 2014, les requérants interjetèrent appel de cette ordonnance.
17. Le 10 avril 2014, le nouveau juge d’instruction désigné pour instruire ces affaires notifia un avis de fin d’information aux parties civiles.
18. Par un arrêt du 2 avril 2015, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris infirma l’ordonnance du 1er avril 2014 et fit droit à la demande d’audition du général G.M.
19. Le 8 septembre 2016, le juge d’instruction adressa une commission rogatoire internationale portant convocation de plusieurs représentants de l’État américain, notamment du général G.M., en qualité de témoin assisté ou de témoin.
20. Par une note du 14 février 2017, la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice adressa au juge d’instruction la réponse des autorités américaines, en date du 16 décembre 2016, indiquant leur refus d’exécuter la demande d’entraide pénale aux fins de convocation de témoins, au motif qu’elle risquait de porter atteinte à la souveraineté, à la sécurité, à l’ordre public ou à d’autres intérêts essentiels des États-Unis d’Amérique, au sens de l’article 6 (1) b du Traité d’entraide judiciaire en matière pénale entre la France et les États-Unis d’Amérique.
21. Le 13 avril 2017, le juge d’instruction notifia un nouvel avis de fin d’information aux parties civiles.
22. Le 18 septembre 2017, il rendit une ordonnance de non-lieu en vertu de l’immunité de juridiction des États étrangers. Après avoir rappelé le cadre juridique, notamment international, dans lequel s’inscrivaient les faits, il releva que le gouvernement fédéral américain avait annoncé que les agents ayant procédé à des interrogatoires dans le camp de Guantanamo en suivant les instructions de l’ancien gouvernement ne seraient pas poursuivis, pour en déduire que ces personnels étaient effectivement des représentants de l’État agissant à ce titre.
23. Par un arrêt du 19 décembre 2019, la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris confirma l’ordonnance de non-lieu. Après avoir rappelé le contenu des réquisitions écrites du ministère public et des éléments versés au dossier par les conseils des requérants, elle confirma l’ordonnance de non‑lieu en retenant les motifs suivants :
« (...) Au vu de l’ensemble de ces éléments, il apparaît que les personnes désignées par les conseils des parties civiles au cours de l’instruction sont effectivement susceptibles d’avoir participé, comme auteur ou complice, aux faits objet de l’information.
Cependant, ils bénéficient d’une immunité de juridiction qui empêche que l’information soit utilement poursuivie.
Sur l’immunité de juridiction
La coutume internationale qui s’oppose à la poursuite des États devant les juridictions pénales d’un État étranger s’étend aux organes et entités qui constituent l’émanation de l’État ainsi qu’à leurs agents en raison d’actes qui relèvent de la souveraineté de l’État concerné.
À l’égard des chefs d’État en exercice et des personnes assimilées (chef de gouvernement et ministre des Affaires étrangères), cette immunité est absolue, attachée à leur personne et couvre l’ensemble de leurs agissements sans distinguer selon qu’ils se rattachent ou non à leurs fonctions publiques.
À l’égard des autres agents de l’État, il ne s’agit pas d’une immunité personnelle, mais d’une immunité ratione materiae qui ne concerne que des actes qui, par leur nature ou leur finalité, relèvent de l’exercice de la souveraineté de l’État concerné.
En raison de cette immunité, un mandat d’arrêt ne peut être délivré au stade de l’ordonnance de règlement contre un agent d’un État étranger en raison d’actes relevant de la souveraineté de l’État concerné.
En l’espèce, ainsi qu’il a été exposé plus haut, les faits dénoncés par [les requérants] ont été commis à l’étranger, en Afghanistan et dans le cadre du centre de détention militaire de haute sécurité situé sur la base navale de Guantanamo appartenant à l’armée des États-Unis, et les personnes susceptibles d’y avoir participé comme auteur ou complices sont le personnel militaire des États-Unis ayant procédé à l’arrestation, la séquestration et la détention arbitraire des parties civiles, ainsi que les autorités politiques de ce pays ayant décidé la mise en place d’un tel système.
Il s’agit d’agents de l’État des États-Unis.
Les agissements dénoncés par [les requérants] ont été commis par ces personnes dans le cadre de la politique de lutte contre le terrorisme à la suite des attentats du 11 septembre 2001 qui, ainsi qu’il a été exposé plus haut, a été décidée au plus haut niveau de l’État par le Président Georges W. BUSH et mise en œuvre par l’armée des États-Unis.
La détermination de cette politique et sa mise en œuvre par l’armée des États-Unis, en faisant usage de la puissance publique et de la force militaire de ce pays, sont des actes qui relèvent de l’exercice de la souveraineté de l’État concerné, et non des actes de gestion.
Par conséquent, les personnes susceptibles d’avoir participé comme auteur ou complices aux faits dénoncés par [les requérants], et notamment les responsables américains visés par les observations des parties civiles au cours de l’information, à savoir :
- Georges W. BUSH, président des États-Unis de 2001 à 2009
- Donald RUMSFELD, secrétaire d’État à la défense des États Unis de janvier 2001 au 8 novembre 2006
- [A.G.] (conseiller juridique à la Maison Blanche de 2001 à 2005),
(...)
- le général [G.M.], commandant du camp de Guantanamo au moment des faits
bénéficient de l’immunité de juridiction qui s’oppose à leur poursuite devant les juridictions pénales françaises, à leur mise en examen ou à la délivrance de mandats d’arrêt à leur encontre à ce stade de la procédure.
La reconnaissance de cette immunité ne revient pas à juger licites les agissements dénoncés par les parties civiles, dont il a déjà été indiqué qu’ils constituaient des crimes prévus et punis par la loi pénale française.
Sur la poursuite de l’information
Il n’est pas utile à la manifestation de la vérité de procéder à l’audition des responsables américains mentionnés ci-dessus, visés par les observations des parties civiles au cours de l’information, qui sont susceptibles d’avoir participé comme auteur ou complices aux faits dénoncés par [les requérants], mais qui ne peuvent être poursuivis ni mis en examen ni faire l’objet de mandats d’arrêt à ce stade de la procédure.
En effet, les éléments constitutifs des infractions dénoncées par les parties civiles sont déjà réunis et résultent du dossier d’information, de même que leur imputabilité à des personnes bénéficiant de l’immunité de juridiction.
Pour les mêmes raisons, de nouvelles auditions de témoins ne sont pas nécessaires, ni la réitération de demandes effectuées par la voie de l’entraide pénale internationale et qui se sont déjà heurtées à l’absence de réponse ou au refus d’exécution des autorités judiciaires des États-Unis, ou tout autre acte d’information.
L’ordonnance de non-lieu entreprise sera donc confirmée. »
24. Les requérants formèrent un pourvoi en cassation, en soulevant notamment un moyen critiquant l’application de l’immunité de juridiction pénale aux faits dénoncés.
25. Dans ses conclusions du 7 septembre 2020, l’avocat général près la Cour de cassation émit l’avis que l’organisation d’un centre de détention militaire de haute sécurité sur la base navale américaine de Guantanamo, destiné à recevoir les individus capturés par l’armée américaine en Afghanistan et dans d’autres pays, dans le cadre d’opérations de lutte contre le terrorisme, constituait par sa nature et son but un acte couvert par le bénéfice de l’immunité souveraine. Quant à l’immunité étatique et la violation de règles impératives (jus cogens), il conclut qu’en l’état du droit international, l’immunité de l’État étranger ne pouvait être écartée par une juridiction nationale.
26. Par un arrêt du 13 janvier 2021, la Cour de cassation rejeta les pourvois des requérants, en relevant notamment les éléments suivants :
« (...) la chambre de l’instruction a justifié sa décision pour les motifs qui suivent.
Les faits incriminés, reprochés à un ancien président des États-Unis et à différents membres du gouvernement, fonctionnaires ou membres de l’armée américaine, ne peuvent être assimilés à de simples actes de gestion mais constituent des actes relevant de l’exercice de la souveraineté de l’État.
La coutume internationale s’oppose à ce que les agents d’un État, en l’absence de dispositions internationales contraires s’imposant aux parties concernées, puissent faire l’objet de poursuites, pour des actes entrant dans cette catégorie, devant les juridictions pénales d’un État étranger.
Il appartient à la communauté internationale de fixer les éventuelles limites de ce principe, lorsqu’il peut être confronté à d’autres valeurs reconnues par cette communauté, et notamment celle de la prohibition de la torture.
En l’état du droit international, les crimes dénoncés, quelle qu’en soit la gravité, ne relèvent pas des exceptions au principe de l’immunité de juridiction.
Par ailleurs, le droit d’accès à un tribunal, tel que garanti par l’article 6 de la Convention européenne des droits de l’homme, n’est pas absolu et ne s’oppose pas à une limitation à ce droit, découlant de l’immunité des États étrangers et de leurs représentants, dès lors que cette limitation est consacrée par le droit international et ne va pas au-delà des règles généralement reconnues en matière d’immunité des États. En l’espèce, l’octroi de l’immunité, conformément au droit international, ne constitue pas une restriction disproportionnée au droit d’un particulier d’avoir accès à un tribunal. (...) »
LE CADRE JURIDIQUE ET LA PRATIQUE PERTINENTS
27. Le droit et la pratique internes et internationaux ont notamment été rappelés par la Cour dans la décision M.M. c. France (no 13303/21, §§ 14-33, 16 avril 2024).
28. Par ailleurs, la Commission du droit international (CDI) a rédigé un rapport, présenté lors de sa 73e session (18 avril-3 juin et 4 juillet-5 août 2022 – Rapport A/77/10), qui contient notamment plusieurs projets de textes sur l’immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État, dont les passages pertinents sont les suivants :
« Article 3 Bénéficiaires de l’immunité ratione personae
Les chefs d’État, les chefs de gouvernement et les ministres des affaires étrangères bénéficient de l’immunité ratione personae à l’égard de l’exercice de la juridiction pénale étrangère.
Article 4 Portée de l’immunité ratione personae
1. Les chefs d’État, les chefs de gouvernement et les ministres des affaires étrangères bénéficient de l’immunité ratione personae uniquement durant leur mandat.
2. Cette immunité ratione personae s’étend à tous les actes qui sont accomplis, tant à titre privé qu’à titre officiel, par les chefs d’État, les chefs de gouvernement et les ministres des affaires étrangères au cours de leur mandat ou antérieurement à celui-ci.
3. L’extinction de l’immunité ratione personae est sans préjudice de l’application des règles du droit international relatives à l’immunité ratione materiae.
Article 5 Bénéficiaires de l’immunité ratione materiae
Les représentants de l’État agissant à ce titre bénéficient de l’immunité ratione materiae à l’égard de l’exercice de la juridiction pénale étrangère.
Article 6 Portée de l’immunité ratione materiae
1. Les représentants de l’État bénéficient de l’immunité ratione materiae uniquement en ce qui concerne les actes accomplis à titre officiel.
2. L’immunité ratione materiae en ce qui concerne les actes accomplis à titre officiel subsiste après que les individus concernés ont cessé d’être des représentants de l’État.
3. Les individus ayant bénéficié de l’immunité ratione personae conformément au projet d’article 4, dont le mandat a pris fin, continuent de bénéficier de l’immunité en ce qui concerne les actes accomplis à titre officiel au cours dudit mandat.
Article 7 Crimes de droit international à l’égard desquels l’immunité ratione materiae ne s’applique pas :
1. L’immunité ratione materiae à l’égard de l’exercice de la juridiction pénale étrangère ne s’applique pas en ce qui concerne les crimes de droit international suivants :
a) Crime de génocide ;
b) Crimes contre l’humanité ;
c) Crimes de guerre ;
d) Crime d’apartheid ;
e) Torture ;
f) Disparitions forcées.
2. Aux fins du présent projet d’article, les crimes de droit international visés ci-dessus doivent s’entendre conformément à la définition qu’en donnent les traités énumérés à l’annexe du présent projet d’articles. »
29. Dans un rapport de la CDI présenté lors de sa 75ème session (29 avril‑31 mai et 1er juillet-2 août 2024 – rapport A/CN.4/L.1001), le texte de l’article 5 (anciennement article 6 dans le rapport A/77/10) est rédigé comme suit :
« Projet d’article 5 [6] Portée de l’immunité ratione materiae
1. Les représentants de l’État bénéficient de l’immunité ratione materiae à l’égard de l’exercice de la juridiction pénale étrangère en ce qui concerne les actes accomplis à titre officiel.
2. L’immunité ratione materiae en ce qui concerne les actes accomplis à titre officiel subsiste après que les individus concernés ont cessé d’être des représentants de l’État.
3. Les individus ayant bénéficié de l’immunité ratione personae conformément au projet d’article 4, dont le mandat a pris fin, continuent de bénéficier de l’immunité en ce qui concerne les actes accomplis à titre officiel au cours dudit mandat. » »
30. La CDI a décidé, conformément aux articles 16 à 21 de son Statut, de transmettre ces projets d’articles aux États, par l’entremise du Secrétaire général des Nations unies.
GRIEFS
31. Invoquant l’article 6 § 1 de la Convention, les requérants soutiennent que l’octroi d’une immunité de juridiction à des personnes soupçonnées d’avoir violé une norme de jus cogens, en l’espèce l’interdiction de la torture, constitue une restriction disproportionnée à leur droit d’accès à un tribunal.
EN DROIT
- Sur la jonction des requêtes
32. Compte tenu de la similitude des requêtes, la Cour estime approprié de les examiner conjointement en une seule décision.
- Sur la violation alléguée de l’article 6 § 1 de la Convention
33. Les requérants invoquent une violation de l’article 6 § 1 de la Convention, aux termes duquel :
« Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement (...) par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil (...) »
- Thèses des parties
a) Le Gouvernement
34. À titre préliminaire, le Gouvernement considère que la plainte avec constitution de partie civile des requérants portait sur des droits et obligations de caractère civil, au sens de l’article 6 § 1 de la Convention, mais que leur contestation n’était ni réelle ni sérieuse. Il soutient à ce titre que les requérants ne pouvaient ignorer qu’une plainte à l’encontre d’officiels américains, pour des faits commis aux Etats-Unis, se heurterait à l’immunité juridictionnelle.
35. Sur le fond, le Gouvernement rappelle que le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu. Invoquant notamment la jurisprudence de la Cour dans l’affaire Al-Adsani c. Royaume-Uni ([GC], no 35763/97, CEDH 2001─XI), il fait valoir que l’intervention des juridictions internes peut se heurter à l’immunité de juridiction de la personne poursuivie.
36. Par ailleurs, il constate qu’une information judiciaire a bien été ouverte, mais que la plupart des actes d’instruction sont restés vains, malgré les efforts des magistrats, en raison du refus des autorités américaines de donner suite à la demande d’entraide judiciaire pénale. Il souligne en outre le fait que l’immunité de juridiction qui s’étend aux organes et entités qui constituent l’émanation de l’État ne vaut pour les actes jure imperii et non pour les actes jure gestionis, ainsi que l’a rappelé la cour d’appel dans son arrêt du 19 décembre 2019, dont l’analyse a été reprise par l’avocat général de la Cour de cassation dans son avis.
37. Ainsi, le Gouvernement considère qu’en l’état actuel du droit international, la règle coutumière d’une immunité ratione materiae des agents de l’État est toujours d’actualité. Il soutient qu’une telle limitation au droit d’accès à un tribunal est conforme aux exigences de l’article 6 de la Convention.
b) Les requérants
38. Les requérants soutiennent tout d’abord que l’article 6 § 1 de la Convention était applicable en l’espèce, dès lors que leur action portait sur une contestation réelle et sérieuse, relative à une norme de jus cogens et alors qu’en l’état actuel du droit international, une tendance se dégage en faveur de l’inapplicabilité de l’immunité juridictionnelle des États dans une telle hypothèse.
39. Sur le fond, ils font valoir une évolution du droit international depuis l’arrêt Al-Adsani (précité), dont il résulterait que l’octroi de l’immunité ratione materiae aux agents américains ne reflèterait pas l’état actuel du droit international en matière d’immunité. Ils se réfèrent sur ce point au rapport de la Commission du droit international (CDI) adopté au cours de sa 73e session, qui consacre son chapitre VI à l’« immunité de juridiction pénale étrangère des représentants de l’État », et plus spécialement à son article 7 qui prévoit que l’immunité ratione materiae à l’égard de l’exercice de la juridiction pénale étrangère ne s’applique pas pour les crimes de droit international comme la torture (voir paragraphes 28 et 30 ci-dessus). Ils déduisent des travaux de la CDI que l’exception tirée du jus cogens se cristallise et que l’octroi de l’immunité ratione materiae aux agents de l’État américain ne reflète pas l’état actuel du droit international.
40. Par ailleurs, ils estiment que le droit d’accès à un tribunal ne s’est pas uniquement heurté au refus de coopérer des autorités judiciaires américaines, mais également au refus des juridictions françaises d’informer et font valoir que les investigations menées pendant l’instruction étaient insuffisantes.
- Appréciation de la Cour
a) Sur l’applicabilité de l’article 6 § 1 à la procédure litigieuse
- Principes généraux
41. Dans Naït-Liman c. Suisse ([GC], no 51357/07, § 106), 15 mars 2018), la Cour a rappelé que l’applicabilité de l’article 6 § 1 en matière civile est d’abord subordonnée à l’existence d’une contestation (en anglais « dispute »). Il doit s’agir d’une contestation réelle et sérieuse, qui peut concerner aussi bien l’existence même d’un droit que son étendue ou ses modalités d’exercice. De plus, l’issue de la procédure doit être directement déterminante pour le droit en question, un lien ténu ou des répercussions lointaines ne suffisant pas à faire entrer en jeu l’article 6 § 1 (voir, parmi beaucoup d’autres, Károly Nagy c. Hongrie [GC], no 56665/09, § 60, 14 septembre 2017, et Grzęda c. Pologne [GC], no 43572/18, § 257, 15 mars 2022). Ensuite, la contestation doit se rapporter à des « droits et obligations » que l’on peut dire, au moins de manière défendable, reconnus en droit interne. Enfin, ces « droits et obligations » doivent revêtir un « caractère civil » au sens de la Convention, bien que l’article 6 ne leur assure par lui-même aucun contenu matériel déterminé dans l’ordre juridique des États contractants (voir, par exemple, Paroisse Gréco-Catholique Lupeni et autres c. Roumanie [GC], no 76943/11, § 88, CEDH 2016 (extraits)).
42. À cet égard, la Cour rappelle qu’elle considère que l’article 6 § 1 sous son volet civil est applicable à̀ une plainte avec constitution de partie civile (Perez c. France [GC], no 47287/99, § 66, CEDH 2004‑I, et Nicolae Virgiliu Tănase c. Roumanie [GC], no 41720/13, § 188, 25 juin 2019), sauf dans le cas d’une action civile engagée uniquement à des fins punitives (Perez, précité, § 70, Gorou c. Grèce (no 2) [GC], no 12686/03, § 25, 20 mars 2009, et Nicolae Virgiliu Tănase, précité, § 207).
43. La Cour a précisé dans l’arrêt Perez (précité, §§ 65 et 66) qu’il n’est pas contestable qu’en droit français la procédure dans laquelle une personne se prétend victime d’une infraction est déterminante pour ses « droits de caractère civil » dès l’acte de constitution de partie civile. De fait, l’article 6 est applicable aux procédures relatives aux plaintes avec constitution de partie civile, et ce y compris durant la phase de l’instruction prise isolément (voir, notamment, Zuili c. France (déc.), no 46820/99, 21 mai 2002). La Cour rappelle qu’en acquérant la seule qualité de partie civile, la victime manifeste l’intérêt qu’elle attache non seulement à la condamnation pénale de l’auteur de l’infraction, mais aussi à la réparation pécuniaire du dommage subi, peu importe qu’elle ait présenté une demande formelle de réparation (Moreira de Azevedo c. Portugal, 23 octobre 1990, § 67, série A no 189, et Couso Permuy c. Espagne, no 2327/20, § 108, 25 juillet 2024, non définitif).
44. Par ailleurs, la Cour rappelle qu’il convient de distinguer entre ce qui est d’ordre procédural et ce qui est d’ordre matériel : aussi subtile qu’elle puisse être dans une réglementation nationale donnée, il n’en reste pas moins que cette distinction détermine l’applicabilité et, le cas échéant, la portée des garanties de l’article 6 de la Convention, lequel, en principe, ne peut s’appliquer aux limitations matérielles d’un droit consacré par la législation interne (Paroisse gréco-catholique Lupeni et autres, précité, § 100, Károly Nagy, précité, § 61).
45. Or, la Cour a déjà jugé applicable l’article 6 § 1 dans des affaires concernant l’immunité de poursuite accordée aux États, considérant l’octroi de l’immunité non pas comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit (McElhinney c. Irlande [GC], no 31253/96, § 25, CEDH 2001-XI (extraits), Al‑Adsani, précité, § 48, Jones et autres c. Royaume-Uni, nos 34356/06 et 40528/06, § 164, CEDH 2014, J.C. et autres c. Belgique, no 11625/17, § 59, 12 octobre 2021, et M.M., précitée, § 79).
- Application en l’espèce
46. En premier lieu, la Cour rappelle que les requérants peuvent se prétendre titulaires d’un droit qui est reconnu en droit français. En effet, d’une part, la Convention contre la torture, ratifiée par la France le 18 février 1986, garantit en son article 14 le droit des victimes d’actes de torture d’obtenir réparation et d’être indemnisées équitablement et de manière adéquate (Naït‑Liman, précité, §§ 45 à 58). D’autre part, le code de procédure pénale prévoit, outre la possibilité de porter plainte avec constitution de partie civile (article 85), la faculté pour les juridictions françaises, prévue par l’article 689‑2, de poursuivre et de juger dans les conditions prévues à l’article 689-1 toute personne coupable de tortures au sens de l’article 1 de la Convention contre la torture. La Cour en déduit qu’il existe ainsi, dans l’ordre interne, un droit pour la victime de se constituer partie civile afin d’obtenir une indemnisation en réparation du préjudice subi du fait d’actes de tortures, y compris en cas d’actes commis à l’étranger, sur le fondement de l’exercice de la compétence universelle en matière pénale dont les juridictions françaises sont dotées (M.M., précitée, § 69).
47. En second lieu, contrairement à ce que soutient le Gouvernement, la Cour considère que l’on est en présence d’une contestation « réelle et sérieuse », telle qu’exigée par la jurisprudence de la Cour. En effet, d’une part, les plaintes avec constitution de partie civile introduites par les requérants ont été jugées recevables. D’autre part, l’issue de la procédure introduite par les requérants était directement déterminante pour le droit de nature civile dont ils se prévalaient (paragraphe 43 ci-dessus). Le fait que l’État défendeur ne conteste pas véritablement l’existence d’un droit des victimes de torture à obtenir réparation, mais plutôt son application extraterritoriale, importe peu, étant donné que la contestation peut porter aussi bien sur l’existence même d’un droit que sur son étendue ou ses modalités d’exercice (Benthem c. Pays-Bas, 23 octobre 1985, § 32, série A no 97, et Naït-Liman, précité, § 107).
48. Enfin, la Cour renvoie au paragraphe 41 ci-dessus, pour considérer que le droit en question était bien de nature civile.
49. Compte tenu de ce qui précède, la Cour considère que l’article 6 § 1 de la Convention est applicable aux faits de la cause.
b) Sur l’observation de l’article 6 § 1
- Principes généraux
50. La Cour rappelle que le droit à un procès équitable, garanti par l’article 6 § 1 de la Convention, doit s’interpréter à la lumière du principe de la prééminence du droit, qui exige l’existence d’une voie judiciaire effective permettant de revendiquer les droits civils (voir, parmi d’autres, Al-Dulimi et Montana Management Inc. c. Suisse [GC], no 5809/08, § 126, CEDH 2016). Chaque justiciable a droit à ce qu’un tribunal connaisse de toute contestation relative à ses droits et obligations de caractère civil. C’est ainsi que l’article 6 § 1 de la Convention consacre le droit à un tribunal, dont le droit d’accès, à savoir le droit de saisir un tribunal en matière civile, constitue un aspect particulier (voir, parmi d’autres, Golder c. Royaume-Uni, 21 février 1975, § 36, série A no 18 et Naït-Liman, précité, § 113).
51. Toutefois, le droit d’accès à un tribunal n’est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle de par sa nature même une réglementation par l’État, lequel jouit à cet égard d’une certaine marge d’appréciation (Baka c. Hongrie [GC], no 20261/12, § 120, CEDH 2016, Al‑Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 129). Cela étant, ces limitations ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable de manière ou à un point tels que son droit à un tribunal s’en trouve atteint dans sa substance même (Baka, précité, § 120 ; Al-Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 129).
52. En outre, les limitations appliquées ne se concilient avec l’article 6 § 1 de la Convention que si elles poursuivent un but légitime et s’il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Baka, précité, § 120, et Al-Dulimi et Montana Management Inc., précité, § 129). À ce titre, la Cour rappelle qu’elle a jugé que l’immunité des États souverains est un concept de droit international, issu du principe par in parem non habet imperium, en vertu duquel un État ne peut être soumis à la juridiction d’un autre État. Il s’ensuit que l’octroi de l’immunité à un État dans une procédure civile poursuit le but légitime de respecter le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États grâce au respect de la souveraineté d’un autre État (McElhinney, précité, § 35).
53. Il est vrai que la Cour a jugé dans l’arrêt Markovic et autres c. Italie ([GC], no 1398/03, § 97, CEDH 2006-XIV), que le fait qu’un État puisse sans réserve ou sans contrôle des organes de la Convention soustraire à la compétence des tribunaux toute une série d’actions civiles ou exonérer de toute responsabilité civile de larges groupes ou catégories de personnes ne se concilierait pas avec la prééminence du droit dans une société démocratique ni avec le principe fondamental qui sous-tend l’article 6 § 1, à savoir que les revendications civiles doivent pouvoir être portées devant un juge. Pour autant, elle a considéré dans les arrêts Al-Adsani, (précité, §§ 57 à 66), Jones et autres (précité, §§ 196 à 198), et plus récemment J.C. et autres (précité, § 64), s’agissant de l’immunité de juridiction des États, qu’en l’état du droit international, il n’était pas permis de dire que les États ne jouissaient plus de l’immunité juridictionnelle dans des affaires se rapportant à des violations graves du droit des droits de l’homme ou du droit international humanitaire, ou à des violations d’une règle de jus cogens. En particulier dans Jones et autres, la Cour s’est référée à l’arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ), en date du 3 février 2012, rendu dans l’affaire relative aux Immunités juridictionnelles de l’État (Allemagne c. Italie ; Grèce (intervenant), Recueil CIJ 2012, § 91), qui avait « clairement » établi qu’au mois de février 2012 « aucune exception tirée du jus cogens à l’immunité de l’État ne s’était encore cristallisée » (précité, §§ 196 à 198). Alors que la Cour n’a pas exclu un développement du droit international coutumier ou conventionnel dans le futur, elle a jugé en 2021, dans l’arrêt J.C. et autres, précité, que les requérants n’avaient pas apporté d’éléments permettant de conclure que l’état du droit international s’était développé depuis 2012 à un point tel que les constats de la Cour dans les affaires précitées ne seraient plus valables (voir, dans le même sens, M.M., précitée).
- Application en l’espèce
α) Existence d’une limitation du droit d’accès du requérant à un tribunal
54. La Cour note que les requérants ont fait l’objet d’une limitation dans leur accès à un tribunal en raison de l’ordonnance de non-lieu prononcée par le juge d’instruction, confirmée par la chambre de l’instruction de la cour d’appel, au motif que l’immunité de juridiction des États étrangers s’opposait à la poursuite devant les juridictions pénales françaises du Président Georges W. Bush, de membres du gouvernement américain, de fonctionnaires ou de membres de l’armée américaine (paragraphes 22 et 23 ci-dessus). L’action civile introduite par les requérants n’a donc pas prospéré en raison de l’obstacle procédural que constitue une telle immunité.
55. La Cour rappelle en effet que le bénéfice de l’immunité ne doit pas être considéré comme un tempérament à un droit matériel, mais comme un obstacle procédural à la compétence des cours et tribunaux nationaux pour statuer sur ce droit (paragraphe 45 ci-dessus). Dans le cas où, comme en l’espèce, l’application du principe de l’immunité affecte l’exercice du droit d’accès à un tribunal, la Cour doit rechercher si les circonstances de l’espèce justifiaient cette entrave.
β) But légitime de la limitation
56. La Cour rappelle avoir déjà admis que l’octroi de l’immunité d’État dans une procédure civile poursuivait le but légitime de respecter le droit international afin de favoriser la courtoisie et les bonnes relations entre États grâce au respect de la souveraineté d’un autre État (voir, notamment, McElhinney, précité, § 35, Al-Adsani, précité, § 54, Jones et autres, précité, § 188, et M.M., précitée, § 80). Tel est bien le cas en l’espèce.
γ) Proportionnalité de la limitation
57. La Cour doit ensuite rechercher si l’ingérence dans le droit des requérants protégé par l’article 6 était proportionnée par rapport au but poursuivi. À cet égard, elle relève les éléments suivants.
58. La Cour rappelle que l’État jouit d’une certaine marge d’appréciation dans la réglementation du droit d’accès à un tribunal, ce dernier n’étant pas absolu (voir paragraphe 51 ci-dessus).
59. En l’espèce, la restriction au droit des requérants d’accès à un tribunal est uniquement liée à l’obstacle procédural qu’a constitué l’immunité des personnes visées dans leurs plaintes, les juridictions internes ayant fondé la décision de non-lieu sur l’immunité de juridiction des États étrangers et de leurs représentants (paragraphes 22, 23 et 26 ci-dessus).
60. La Cour note que la Cour de cassation a considéré que la limitation au droit d’accès à un tribunal, concernant des actes relevant de l’exercice de la souveraineté de l’État, par le jeu de l’immunité des États étrangers et de leurs représentants, était consacrée par le droit international et n’allait pas au-delà des règles généralement reconnues en matière d’immunité des États (paragraphe 26 ci-dessus).
61. De plus, la Cour rappelle avoir confirmé, depuis l’arrêt Al-Adsani (précité, § 61), s’agissant de l’immunité de juridiction des États ratione materiae, que nonobstant le caractère particulier que le droit international reconnaît à la prohibition de la torture, elle n’aperçoit dans les instruments internationaux, les décisions judiciaires ou les autres documents en sa possession aucun élément solide lui permettant de conclure qu’en droit international un État ne jouit plus de l’immunité d’une action civile devant les cours et tribunaux d’un autre État devant lesquels sont formulées des allégations de torture (paragraphe 53 ci-dessus). Dans ces affaires, la Cour a considéré que l’octroi de l’immunité à l’État ou aux agents de l’État ne s’analysait pas en une restriction injustifiée à l’accès de ces derniers à un tribunal. Or, si la Cour ne peut exclure, dans ce domaine, un développement futur du droit international coutumier ou conventionnel (paragraphe 53 ci‑dessus), elle relève qu’en l’espèce, les requérants n’ont pas apporté des éléments permettant de conclure, notamment à la lumière des travaux de la CDI (paragraphes 28, 30 et 39 ci-dessus), que l’état du droit international ait connu un tel développement depuis 2012 que les constats effectués dans les affaires précitées ne seraient plus valables.
62. En outre, s’agissant de la question de l’immunité ratione personae, la Cour renvoie à son constat dans la décision M.M. (mutatis mutandis, précitée, § 87), selon lequel, par analogie avec ce qu’elle a déjà admis s’agissant de l’immunité ratione materiae, en vertu des règles de droit international coutumier, les ministres des affaires étrangères et les chefs d’État en exercice bénéficient à l’étranger d’une immunité de juridiction pénale absolue.
63. Par ailleurs, la Cour constate que les requérants n’ont pas été empêchés de porter leurs griefs devant les tribunaux internes (Markovic et autres, précité, § 105, et M.M., précitée, § 53), jusque devant la Cour de cassation, qui est d’ailleurs revenue, par un arrêt du 4 janvier 2005, sur la conclusion de la chambre de l’instruction de la cour d’appel, qui avait initialement confirmé l’ordonnance de refus d’informer rendue par le premier juge d’instruction au motif de l’immunité d’un État étranger (paragraphes 6‑8 ci-dessus). L’accès à la juridiction n’a donc pas été fermé du seul fait de l’existence d’une telle immunité.
64. La Cour considère en outre que les requérants ne sauraient soutenir que les investigations étaient insuffisantes durant l’information judiciaire. Il apparaît au contraire que les juges internes ne se sont pas contentés de conclure ab initio à l’existence d’un obstacle procédural et que, à tout le moins après l’arrêt de la Cour de cassation du 4 janvier 2005, ils ont effectivement démontré leur volonté d’instruire sur les faits dénoncés par les requérants en leur qualité de partie civile et d’examiner l’ensemble des éléments pertinents quant à l’existence, en présence d’allégations de torture, d’une éventuelle exception au principe de l’immunité de juridiction pénale de l’État américain, de ses représentants et de ses agents. Ainsi, ils ont tout d’abord écrit aux ministères des Affaires étrangères, de la Défense, de l’Intérieur et de la Justice pour connaître leurs positions respectives sur le camp américain de Guantanamo et les démarches qu’ils avaient pu entreprendre concernant la situation des Français qui s’y trouvaient internés (paragraphe 10 ci-dessus). Ils ont ensuite ordonné une expertise du droit pénal fédéral américain et des décisions des autorités américaines concernant le camp de Guantanamo (paragraphe 13 ci-dessus). Les juges d’instruction ont également délivré une commission rogatoire internationale aux autorités judiciaires américaines pour que soit autorisé leur transport sur le territoire américain, afin d’assister à toutes les investigations nécessaires dans le cadre des faits dénoncés par les requérants, le magistrat de liaison français aux États-Unis ayant quant à lui vainement relancé à plusieurs reprises les autorités américaines (paragraphe 14 ci-dessus). D’autres actes furent accomplis (paragraphe 15 ci-dessus) et, finalement, après l’intervention de la chambre de l’instruction de la cour d’appel (paragraphe 18 ci-dessus), le dernier juge d’instruction saisi de l’affaire adressa, sans succès, une commission rogatoire internationale portant convocation de plusieurs représentants de l’État américain, notamment du général G.M., en qualité de témoin assisté ou de témoin (paragraphes 19-20 ci-dessus).
65. Enfin, la Cour note que la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, tout en relevant que les personnes désignées par les requérants au cours de l’instruction étaient effectivement susceptibles d’avoir participé, comme auteur ou complice, aux faits dénoncés, a conclu qu’ils bénéficiaient d’une immunité de juridiction empêchant que l’information judiciaire soit utilement poursuivie, et ce malgré le fait que les agissements dénoncés par les requérants constituaient des crimes prévus et punis par la loi française. Les juges d’appel ont en outre expressément constaté, dans un arrêt motivé, que d’autres actes n’étaient pas nécessaires, dès lors que les éléments constitutifs des infractions étaient déjà réunis et résultaient du dossier d’information, de même que leur imputabilité à des personnes bénéficiant de l’immunité de juridiction (paragraphe 23 ci-dessus). La Cour de cassation a confirmé cette analyse, relevant qu’en l’état du droit international, les crimes dénoncés, quelle qu’en soit la gravité, ne relevaient pas des exceptions au principe de l’immunité de juridiction (paragraphe 26 ci-dessus). Dans les circonstances de l’espèce, la Cour ne voit donc aucune raison de s’écarter du raisonnement des juridictions internes.
66. Compte tenu de l’ensemble des considérations qui précèdent, la Cour ne discerne aucun élément manifestement déraisonnable ou arbitraire dans l’analyse des juridictions internes, et considère que la limitation au droit d’accès des requérants à un tribunal n’était pas disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi. En conséquence, les requêtes sont manifestement mal fondées et doivent être rejetées en application de l’article 35 §§ 3 a) et 4 de la Convention.
Par ces motifs, la Cour, à l’unanimité,
Décide de joindre les requêtes ;
Déclare les requêtes irrecevables.
Fait en français puis communiqué par écrit le 7 novembre 2024.
Victor Soloveytchik Lado Chanturia
Greffier Président
[1] Article 122-4 : « N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires.
N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal. »